The Green Book
<span style="font-size: 14px;"><em>Wikipedia / History - 6 févr. 2017 / www.nbcnews.com - Danielle Moodie-Mills - 11 oct. 2016</em></span>
. Malgré la ratification par le Congrès américain des trois amendements à la Constitution qui ont aboli l’esclavage (13e amdt – 06 déc. 1865), défini la citoyenneté (14e amdt – 09 jul. 1868) et accordé le droit de vote à chacun (15e amdt – 03 fév. 1870), les États vaincus du Sud sont presqu’immédiatement entrés en résistance, promulguant des lois distinguant les citoyens en fonction de leur appartenance raciale. Ainsi de 1876 jusqu’aux années 60, le Sud des États-Unis fonctionna comme un État dans l'État, avec ses règles et ses dangers. Les Lois Jim Crow permettaient une discrimination ouverte contre les personnes de couleur, d’autant plus difficile que ces « lois » variaient d'un comté et d'un État à l'autre.
. Bien que cette discrimination et la pauvreté des populations noires limitaient leur accès à l'automobile, la classe moyenne noire émergente commençait à acheter des voitures. La question du voyage se posait beaucoup, en particulier à la suite des migrations du Sud vers le Nord. Nombreux étaient les Noirs-Américains qui avaient migré vers le Nord, mais en gardant un ancrage familial dans le Sud. Plus tard, les représentants, artistes et sportifs afro-américains utiliseront également souvent l'automobile dans le cadre de leur travail. Pour beaucoup de Noirs, conduire permettait d'éviter la ségrégation dans les transports publics. Ces voyageurs avaient à affronter un certain nombre de dangers et difficultés lorsqu'ils prenaient la route. La ségrégation limitait le nombre d'établissements ouverts aux automobilistes afro-américains. Certaines entreprises appartenant à des Blancs refusaient de les servir, de réparer leur véhicule, de les loger. Ils couraient aussi le risque de se faire expulser ou agresser physiquement, sans parler des règles officieuses comme celles des « sundown » towns, ces villes excluant officiellement les Noirs après la tombée de la nuit.
. La discrimination était si lourde que l’automobiliste noir devait emporter sa propre nourriture et aussi une réserve d’essence suffisante. On ne savait jamais, étant noir, quand on voyageait, ce qui pouvait arriver et la présence éventuelle des enfants ne pouvait qu’ajouter à l'anxiété.
Separate but equal" in practice; a separate "Negro Area" at Lewis Mountain in Shenandoah National Park
. Cependant, certains entrepreneurs, noirs ou blancs, commencent à se rendre compte que les besoins des usagers de la route de couleur constituent un marché prometteur. Ainsi apparaissent des établissements (restaurants, hôtels et commerces, …) ouverts à cette clientèle noire, mais la difficulté pour les consommateurs afro-américains restait de trouver ces lieux, véritables oasis au milieu d'un océan de discrimination. Pour résoudre ce problème, des guides recensant les hôtels, terrains de campings, relais d'étape et restaurants, services et commerces acceptant la clientèle noire apparaissent.
. Victor Hugo Green avait un emploi de facteur à l’USPS le plus important employeur d’Afro-américains, un travail courant et sûr qui a permis à de nombreux Afro-Américains d'entrer dans la classe moyenne. Mais Afro-américain de Harlem, lassé de la discrimination à laquelle les Noirs étaient confrontés lorsqu'ils s'aventuraient en dehors de leur quartier, s'inspirant d'ouvrages publiés antérieurement à l'intention du public juif, il écrit et publie The Negro Motorist Green-Book, annuellement entre 1936 et 1966, un guide de voyage pour les automobilistes afro-américains.
Victor Hugo Green.
. L’ouvrage s'est très rapidement imposé comme un outil indispensable aux Afro-Américains se déplaçant en voiture et est ainsi devenu « la bible du voyageur noir durant les lois Jim Crow » permettant aux personnes de couleur de mieux assurer leurs déplacements. Même rudimentaire, du moins à ses débuts, ce fut une bouée de survie pour les Noirs durant l’apogée de la ségrégation aux États-Unis, de 1936 à 1966, leur permettant d’affronter les dangers et les humiliations constantes de la ségrégation raciale.
. La première édition de son livre, sous la forme d'un catalogue de 15 pages, ne couvrait que les hôtels et les restaurants de la région de New York. Green en a rapidement élargi la portée en recueillant des rapports de terrain auprès de collègues transporteurs postaux, et en offrant des paiements en espèces aux lecteurs qui envoyaient des informations utiles.
Au-delà de New-York, Le Green Book recensa d’abord les lieux d'hébergement accessibles aux voyageurs noirs, tel ce motel de Caroline du Sud proposant des « cabanons pour personnes de couleur ». Puis, il comporta une liste d'hôtels, de maisons d'hôtes, de stations-service, de pharmacies, de tavernes, de salons de coiffure et de restaurants qui étaient identifiés pour être des ports d'escale sûrs pour les voyageurs afro-américains.
The Green Book listed places—like this motel in South Carolina—that provided accommodation for black travelers
. Ainsi, The Negro Motorist Green-Book a progressivement couvert les bastions ségrégationnistes comme l'Alabama et le Mississippi, et également du Connecticut à la Californie. En 1940, le guide avait déjà clairement pris de l'ampleur, avec des informations pour 43 États, ainsi que pour Washington DC répertoriant nombre d’établissements à travers le pays, tous appartenant à des Noirs ou vérifiés comme étant non discriminatoires. En 1949, le guide couvrait tout les États-Unis, de même que les Bermudes, le Mexique et le Canada. Au fil du temps, des renseignements ont été ajoutés à l'échelle internationale, pour l’Amérique du Sud, les Antilles, l’Europe et l’Afrique de l'Ouest, tous endroits où ses lecteurs risquaient d’être confrontés à des préjugés ou des dangers en raison de la couleur de leur peau.
. Le Green Book, grâce à une entente de commandite avec Standard Oil, était vendu, dans les stations-service Esso dans tout le pays et par correspondance, permettant aux voyageurs noirs de planifier leur trajet pour éviter, où à défaut limiter, tout harcèlement, toute arrestation et toute violence.
. Le développement du Green Book se manifeste clairement dans l'augmentation de sa taille, de l'édition de 15 pages en 1936 à l'édition finale de 99 pages, publiée en 1967. Green créa également une agence de voyages associée en 1947 pour répondre au désir croissant de voyager des Afro-américains
The "Colored only" Hotel Clark in Memphis, Tennessee, c. 1939
. Dans l’épilogue de son premier Green Book Victor Green demande aux voyageurs noirs d'être respectables et d'agir comme ambassadeurs de la communauté noire. À l'époque, l’apparence comptait. Il évitait généralement de discuter du racisme en termes explicites - un article notait simplement que " les inconvénients des voyageurs noirs sont nombreux " - mais au fil des ans, il a commencé à se faire le champion des revendications du mouvement pour les droits civils. Dans l'une de ses dernières éditions, en 1963-1964, l’ouvrage comprenait un article intitulé "Vos droits, en bref", qui énumérait les lois des États en matière de discrimination dans l'hébergement des voyageurs. "Le Nègre n'exige que ce que tout le monde veut, souligne l'article, seulement ce qui est garanti à tous les citoyens par la Constitution des États-Unis."
1963-64 Edition
. The Negro Motorist Green-Book ne fut pas le seul manuel à l’usage des voyageurs noirs, en particulier une autre publication " Travelguide " a été commercialisée avec le slogan « Holidays and leisure activities without humiliation », mais il était de loin le plus populaire. Bien que largement inconnu des Blancs, il s'est finalement vendu à plus de 15 000 exemplaires par an, a été jusqu’à faire près de 100 pages, et a été largement utilisé par les voyageurs d'affaires et les vacanciers noirs. Au fur et à mesure que sa popularité grandissait, le Green Book est passé du statut de compagnon des automobilistes à celui de guide de voyage international.
. Victor Hugo Green est décédé en 1960 et n'a donc pas connu la fin de la ségrégation. Sa veuve, Alma, a continué à publier l'ouvrage jusqu'en 1966. Suite à la ratification du Civil Rights Act par le Président Lyndon B. Johnson en 1964, les lois Jim Crow furent abolies. The Negro Motorist Green-Book n'avait donc plus lieu d'être et il est progressivement tombé dans l'oubli.
"Il y aura un jour dans un proche avenir où ce guide n'aura pas à être publié. C'est à ce moment-là que nous aurons, en tant que race, des chances et des privilèges égaux aux États-Unis. Ce sera un grand jour pour nous de suspendre cette publication, car nous pourrons alors aller où bon nous semble, et sans gêne."
C'est ainsi que les auteurs terminaient l'introduction de leur édition de 1948.
La famille du noir, Don Shirley, héros de The Green Book broie le film et ses “mensonges”.
<span style="font-size: 14px; color: #0000ff;"><em>Black Enterprise - Samara Lynn - November 29, 2018</em></span>
Mahershala Ali et Viggo Mortensen dans le film Green Book.
Les membres de la famille de Don Shirley, le pianiste jamaïcain-américain représenté dans le film The Green Book, ont fermement condamné ce film qui s'inspire des événements de la vie de Shirley. En particulier, le frère de Don Shirley a appelé au boycott du film, soulignant que celui-ci, écrit par le fils de Tony Lip, Nick Vallelonga, représente le point de vue des Blancs et présente des différences significatives avec l'histoire réelle.
. . .
. The Green Book raconte l'histoire de Shirley et de son chauffeur blanc, Frank Anthony "Tony Lip" Vallelonga, alors qu'ils voyagent dans le sud des États-Unis pour une tournée de concerts de huit semaines que Shirley doit jouer. Vallelonga, qui vient de New York, reçoit un exemplaire du 'Green Book', un guide qui a réellement existé et qui indique aux voyageurs afro-américains où trouver refuge dans le Sud des années 60, une région où sévit une très forte ségrégation. Il est basé sur une histoire et des personnages réels.
Le film, qui a été présenté en première au Festival international du film de Toronto en septembre 2018, a reçu à la fois des éloges et des critiques. Il a remporté le People's Choice Award et a été nommé 'Best Picture' par le National Board of Review.
. Le milieu cinématographique a parlé de Viggo Mortensen, la star du film, comme candidat à un Oscar pour son portrait de Vallelonga. Cependant, Mortensen a récemment essuyé des critiques pour avoir utilisé « Nigger », le « n-word » extrêmement tabou aux Etats-Unis, lors d'un événement faisant la promotion du film. L'acteur s'est depuis excusé en expliquant qu'il « tentait de faire comprendre que la laideur extrême et déshumanisante qu'évoque ce mot, l'attitude haineuse qui le sous-tend, n'ont pas disparu du simple fait que les Blancs ne l'utilisent généralement plus comme une insulte raciste. »
. Shadow and Act, un site web dédié au cinéma, à la télévision et au contenu web de l'Afrique et de sa diaspora mondiale, a qualifié le film, « a poorly titled white savior film » , « un film mal titré, d’un sauveur blanc ».
Ecrivant pour The Root, Monique Judge a aussi écorché le film :
« C'est certainement problématique parce qu'il semble faire abstraction des véritables horreurs du Jim Crow South et de la gravité de la situation pour les Noirs qui ont voyagé et vécu là-bas. Nous n'avons jamais l'occasion de voir Mahershala Ali, qui fait un tour splendide et majestueux dans le rôle du Dr Shirley, montrer cette peur saisissante que les Noirs ressentent encore aujourd'hui lorsqu'ils parcourent ces sombres routes de campagne la nuit, et encore moins en 1962 quand se déroule l’action du film.
Les dangers potentiels auxquels ils étaient confrontés ne sont jamais abordés dans le film. Au lieu de cela, Shirley d'Ali s'assoit confortablement à l'arrière, s'installe à la campagne et dort même innocemment et confortablement pendant que son garde du corps blanc - joué par l'immense talent de Viggo Mortensen - le conduit dans des villes, où des corps noirs pendus ont probablement balancé aux arbres et où la seule lumière venait probablement parfois de croix et de capuches blanches incendiées. »
Maxine C. Leftwich, membre de la famille Shirley :
« Notre famille boycotte le film en raison des affronts implicites et explicites que nous avons subis, tandis que les critiques ont salué son génie artistique et sa juxtaposition opportune à la montée des crimes haineux, du nationalisme blanc et du néonazisme aux États-Unis contemporains. »
. . .
Quant aux écarts, mis en avant par la famille, avec l'histoire réelle du héros :
Mon frère n'a jamais considéré Tony comme son ami ; c'était un employé, son chauffeur,
Mon frère n'a jamais eu de Cadillac bleue, c'était toujours une limousine noire,
Le film affirme qu'il a dit qu'il avait un frère, Maurice, mais qu'il "... ne savait pas où il était...". En réalité, nous n’avons jamais perdu le contact. On se voyait souvent et on se parlait, régulièrement par téléphone. J'ai ses cendres - ses restes - dans ma maison, selon ses (et mes) souhaits.
Mon frère a été rejeté, insulté, discriminé, irrespecté en tant qu'homme et artiste, mais n'a jamais été battu,
Mon frère n’a jamais eu à apprendre de quiconque comment manger des « fried chickens ».
« Green Book » et la question du racisme.
<span style="font-size: 14px; color: #993300;"><em>The Conversation -</em> <em>Erick Cakpo - 4 mars 2019</em></span>
Un film qui n’est ni tout noir ni tout blanc
. Il n’y a pas de film oscarisé sans sa polémique. Celle qui défraie la chronique au sujet de Green Book : sur les routes du Sud – qui vient de remporter trois Oscars dont celui du meilleur film – concerne la manière dont l’histoire du racisme aux États-Unis y est abordée.
Le scénario relate l’histoire de l’amitié improbable entre deux hommes, l’un Noir – Don Shirley (Mahershala Ali), pianiste de renom – et l’autre Blanc d’origine italienne habitant le Bronx – Tony Vallelonga dit Tony Lip (Viggo Mortensen) –, embauché par le premier comme chauffeur et garde du corps pour un périple qui les mène sur les routes des États du Sud dans l’Amérique ségrégationniste des années 1960. Le film est inspiré de l’histoire vraie de Don Shirley pianiste et compositeur américain d'origine jamaïcaine né d’un prêtre épiscopal (1927 / 2013), internationalement connu pour ses compositions de musique classique.
C’est surtout dans les communautés noires des États-Unis qu’on dénombre les critiques les plus virulentes à son égard, à commencer par la famille du légendaire Don Shirley qui dénonce un traitement biaisé de l’histoire et surtout le point de vue essentiellement « blanc » par lequel l’histoire est rendue à l’image. Mais l’une des réactions les plus significatives nous vient du réalisateur, producteur et scénariste américain Roger Ross Williams, oscarisé en 2010 pour un court-métrage documentaire Music by prudence : « Nos histoires et notre Histoire nous ont toujours été volées et racontées à travers une optique blanche, et ce film en est le dernier exemple. »
Cette polémique de l’« appropriation culturelle » (voir infra), , à travers l’exemple du film Green Book, rend compte de la complexité du problème du racisme s’invitant même dans les œuvres d’art ou culturelles censées dénoncer cette idéologie.
Pour que la polémique n’atténue pas la teneur de l’œuvre, il semble utile de revenir sur les phénomènes de racialisation que le film met en lumière. Parmi les procédés de racialisation particulièrement prégnants dans l’histoire du racisme aux États-Unis, on peut relever les phénomènes de centration sur la différence et ceux d’essentialisation.
La centration sur la différence
. Ce qui frappe les esprits quand on parle de l’histoire du racisme aux États-Unis est le système de ségrégation institué voire institutionnalisé entre 1865 et 1963, système fondé sur la distinction des citoyens dans l’espace selon leur appartenance raciale. Le film, bien entendu, s’en fait l’écho à travers plusieurs scènes de ségrégation, celles classiques des toilettes, de la loge et du restaurant contre lesquelles s’insurge Don Shirley et celles plus violentes de la cabine d’essayage et du bar que l’artiste n’a pas eu d’autre choix que de subir. Ce phénomène de ségrégation trouve sa racine dans le principe de catégorisation qui caractérise les procédés racialistes.
Les études en psychologie sociale mettent en lumière le rôle de la catégorisation dans les phénomènes de racialisation. Le principe d’autopréférence du groupe qui en découle constitue une des sources et origines du racisme dans la mesure où l’ethnocentrisme, ce phénomène anthropologique universel, pousse chaque peuple à vouloir intensifier et protéger ce qu’il considère comme ses traits particuliers. Cette centration sur la différence du groupe s’avère une survalorisation des qualités qui lui sont attribuées de manière exclusive.
L’autopréférence du groupe fait entrer dans un processus inéluctable de création de catégories dont le résultat est la construction de la différence, l’érection des barrières entre le « Nous » et les « non-Nous ». Cette catégorisation dont on peut trouver maints exemples dans l’histoire de l’humanité revient à poser dans la construction sociale de l’ethnicité une distinction fondamentale entre des « natures » supposées opposées et d’inégale valeur : « Nous, les civilisés » opposés à « Eux, les sauvages » ; « Nous, les Blancs » par opposition à « Eux, les Noirs ».
Le modèle de la séparation des races ou de ce qu’on appelle « la ligne des couleurs » qui apparaît dans plusieurs passages du film est l’un des systèmes de racialisation les plus farouches mis en place aux États-Unis dès les années 1870 à la suite des lois dites Jim Crow.
Il sera exporté en Afrique du Sud où il sera érigé entre 1948 et 1990 en politique de « développement séparé » connue sous le nom d’apartheid.
Préjugés essentialisés
. L’essentialisation est la manière de concevoir l’identité d’une personne comme une « essence », comme une disposition naturelle réduite aux attributs de sa catégorie. Elle consiste à tenir pour figés, héréditaires et insurmontables les traits ainsi que les attributs d’un individu définitivement rattaché à un groupe avec qui il partagerait les mêmes caractéristiques indélébiles.
Les préjugés, lorsqu’ils sont très ancrés, entretiennent des liens étroits avec l’essentialisation dont ils constituent la forme la plus raccourcie. Ce qu’on peut appeler les « préjugés essentialisés » apparaissent à plusieurs moments du film au point d’en faire son épine dorsale. La scène où les hôtes, lors d’un banquet très raffiné, annoncent avec suspense à Don Shirley le menu essentiellement composé de poulet qu’ils lui ont concocté pour l’honorer est l’une des plus surprenantes autant pour le pianiste que pour le spectateur. Ce préjugé essentialisé fait écho à une formule encore reçue de nos jours : « les Africains aiment le poulet ». Cette idée contraste avec la scène qui se passe quelques minutes plus tôt dans laquelle Tony Lip fait découvrir à Don Shirley, qui n’en a jamais goûté, les chicken wings en l’obligeant à en manger avec les mains.
L’essentialisation, un des principes les plus caractéristiques des phénomènes de racialisation, est la catégorie qui permet de différencier le racisme de la xénophobie. Les exemples rendant compte de l’essentialisation ne sont pas qu’un simple rejet de l’autre – auquel cas on parlerait de xénophobie –, mais la remise en cause de ce que cet autre est dans son « essence » jugée à l’aune d’un trait ou de son origine.
C’est ainsi qu’aux États-Unis, avec la règle de la goutte de sang, tout individu est catégorisé « noir » dès qu’il a une goutte de sang d’un ascendant africain, quel que soit le degré d’ascendance. Cette règle, adoptée et codifiée principalement dans les États du Sud, a connu sa plus grande influence de 1910 à 1930. Même si elle a disparu des lois, parfois tardivement dans certains États, elle a eu de grandes répercussions sur l’identité.
« Nous sommes tous les mêmes »
. Pour calmer les esprits face aux polémiques qui faisaient déjà jour avant la cérémonie des Oscars, le réalisateur Peter Farrelly, lors de son discours de remise de prix, s’est empressé de donner la teneur du film en prononçant le slogan suivant : « Nous sommes tous les mêmes ».
Cette formule souvent prononcée comme un mantra dans des situations de racisme suffit-elle à éveiller les consciences antiracistes ?
La complexité des phénomènes de racialisation montre que la lutte contre le racisme est un travail de très longue haleine. Le racisme génère parfois des mécanismes paradoxaux dans ses manifestations au point où ceux qui l’ont subi peuvent avoir tendance à y avoir recours, fût-ce sous d’autres formes. De Marcus Garvey à Malcolm X, du mouvement Black Power à la politique identitaire prônée par Louis Farrakkan, la lutte des Noirs américains contre le racisme blanc a pris la forme d’un nationalisme ethnique et séparatiste.
Les réflexes d’essentialisation qui sont au cœur des phénomènes de racialisation doivent se garder de rejoindre la création d’œuvres au point de prétendre qu’il faut être issu d’une certaine catégorie, d’un certain groupe, pour prendre la parole sur tel ou tel sujet.
La force du film de Peter Farrelly réside dans un jeu d’équilibre entre la convocation de certains stéréotypes racistes aussitôt déconstruits par le traitement savamment proportionné des scènes induites par le renversement des rôles, l’humour, le rapprochement progressif des deux hommes et leur personnalité respective. Si le rôle du cinéma est de capter la réalité afin de nous la renvoyer dans son miroir réfléchissant, ce film doit nous rappeler la permanence du racisme que les situations de crise comme celle que nous vivons actuellement tendent à réactiver.
L’« appropriation culturelle », un délit ?
. 2018, sur fond de problématique raciste, au Québec, le spectacle SLÀV du metteur en scène canadien Robert Lepage a soulevé une polémique similaire à celle créée autour de Green Book. Cette odyssée théâtrale à travers les chants d’esclaves mettant en scène la vie de ceux-ci dans les champs de coton dans les années 30 a été qualifiée de raciste. Il est reproché principalement au metteur en scène d’avoir « whitewash[é] », c’est-à-dire d’avoir blanchi un pan de l’histoire douloureuse des Noirs par sa distribution majoritairement blanche. On l'a accusé d'«appropriation culturelle» et la pièce a dû être déprogrammée du festival Jazz à Montréal.
. 2018, Robert Lepage prépare une pièce de théâtre évoquant le sort des Autochtones au Canada (Amérindiens en France). Il devait présenter à Paris en décembre le spectacle Kanata avec la troupe du Théâtre du Soleil d'Ariane Mnouchkine. D'autres représentations étaient déjà prévues en 2019 au Canada. Les décors et costumes étaient prêts. Kanata se présente comme une relecture de l'histoire du Canada à travers le prisme des rapports entre Blancs et Autochtones (au Canada, trois peuples autochtones sont reconnus par la Constitution : les Indiens d'Amérique du Nord, les Métis et les Inuits). La pièce aborde notamment les crimes des Blancs envers cette population, avec les pensionnats où l'on séparait les jeunes Indiens de leur famille et les meurtres de femmes. Le sujet reste sensible dans le pays.
Cerné par les polémiques sur l'absence de comédiens amérindiens, le dramaturge a été contraint d’annuler les représentations de Kanata. Au-delà de l'absence d'Amérindiens dans la distribution de la pièce, c'est là encore celui de « l'appropriation culturelle » de leur histoire par les Blancs et/ou des Européens qui ne passe pas. Robert Lepage a finalement rendu les armes après que ses producteurs l'aient lâché pour la tournée de Kanata à Paris.
. 25 mars 2019, la représentation à la Sorbonne des Suppliantes d’Eschyle, premier volet des Danaïdes, du réalisateur Philippe Brunet est empêchée par la force. Cette pièce antique et humaniste met en scène des Grecs d’Argos, supposés blancs, et les Danaïdes, venues d’Égypte, à la peau noire. L’usage de masques et de maquillages noirs, annoncé par la troupe d’acteurs blancs, s’apparente pour les étudiants à du racisme, plus spécifiquement au blackface, un procédé qui consistait, dès le XVIIIe siècle, à exhiber des Noirs, en les moquant, pour amuser les Blancs. Puis, plus tard, pour des acteurs blancs, à se grimer en noir. Les protestataires, une poignée d'associations militantes fanatiques, y voient là une appropriation culturelle, descendant directement de la colonisation.
. Pour des associations, qui ont relayé l’initiative des étudiants et qui se félicitent de cette annulation, le « grimage » d’un Blanc en Noir est une « dérive du blackface ». Il fait forcément référence à une forme d’humiliation des Noirs par les Blancs. Et bien que « il n’y a certes pas de moquerie à l’égard des Noirs dans cette pièce » il s’agit cependant d’un « blackface non intentionnel mais bien réel » !
. Le « blackface » est un sujet traumatique aux Etat-Unis, dont la pratique est ancienne qui a commencé pendant la période de l’esclavage. Se grimer le visage vient d’une tradition sordide du théâtre populaire américain, le minstrel show où l’on moquait les minorités pour faire rire le spectateur. Ce procédé fut courant jusque dans les années 1930. Un comédien anglais, Lewis Hallam Jr, est considéré comme l’importateur du black-face aux Etats-Unis. Dans « The Padlock », il joue un serviteur venu des Caraïbes, constamment ivre, et il remplit les salles de New-York en 1769. Un succès tel, qu’il sera imité. (L’Opéra de Chicago reprenant The Padlock en 2007, remplaça le serviteur noir alcoolique par … un serviteur irlandais alcoolique). Le black-face reste associé à l’acteur « Daddy Jim Crow » qui donnera ainsi son surnom aux lois ayant restauré la ségrégation.
. Cette pratique fut bien plus courante aux États-Unis qu’en France, même si, ici, les associations antiracistes font référence à des spectacles français racistes du début du XXe siècle, comme la figure du bon roi nègre anthropophage qui s’est imposée dans les années vingt avec, par exemple, le succès retentissant de Malikoko au théâtre du Châtelet. Un membre du CRAN (Conseil représentatif des associations noires de France) ne voit-il pas dans ces situations « une forme de xénophobie déja présente chez les Grecs de l’Antiquité, à commencer par Ptolémée », dont les arguments auraient ensuite « été repris par les Arabo-musulmans pour justifier l’esclavage ».
. Le 4 avril 2019, la réalisatrice Mame-Fatou Niang et le romancier Julien Suaudeau ont lancé une pétition en ligne pour faire retirer une fresque commémorant l'abolition de l'esclavage, exposée dans les couloirs de l'Assemblée nationale depuis 1991. Les deux auteurs de la pétition reprochent à l'artiste, Hervé Di Rosa, d'avoir représenté deux personnages noirs avec des lèvres surdimensionnées, reproduisant selon eux un stéréotype raciste. Il se trouve que tous les personnages d'Hervé Di Rosa, engagé de longue date contre le racisme, sont particulièrement lippus, quelle que soit la couleur de leur peau.
. Le 12 avril 2019, des ligues de défense noire, dites associations « antiracistes », ont demandé l’interdiction de l’exposition « Toutânkhamon » à la Grande Halle de La Villette à Paris. Le motif : Toutânkhamon, ainsi que toutes les dynasties égyptiennes, auraient en réalité été noirs de peau, et l’égyptologie s’est évertuée depuis des siècles, par son racisme atavique, à en dissimuler toutes les preuves. (En réalité, Toutankhamon était très probablement roux et de peau blanche, d’un style que certains qualifient de plutôt berbère. Il a été démontré qu’il a existé un seul règne pharaonique noir venu du Soudan, la XXVe dynastie dite Kouchite).
. Verushka Lieutenant-Duval est une professeure à l’université d’Ottawa qui dirige des cours sur l’art et le genre. Pendant un cours sur la théorie queer, elle a eu le malheur d’utiliser le mot nigger. Une étudiante est choquée par l’usage de ce mot ; la professeure présente ses excuses et propose un débat qui n’aura jamais lieu : une Blanche, lui fait-on savoir, ne peut pas conduire un débat sur une discrimination concernant les gens de couleur. Courageusement, la direction de l’université suspend … la professeure. Après mille excuses réitérées, l’universitaire repentie a pu reprendre ses cours. Elle a promis de ne plus utiliser, en plus du mot « n…. » (nigger ou nègre), le mot « i….. » (indien) : « Mon objectif, ce n’est pas de blesser les étudiants. »
. En Caroline du Sud, le professeur Greg Patton a utilisé un mot chinois, « ne-ga », pour illustrer son cours. Certains étudiants ont jugé ce mot trop proche du mot « nigger », ont crié au racisme, ont été affectés au point de préférer « ne pas continuer ce cours plutôt qu’avoir à endurer l’épuisement émotionnel d’avoir un enseignant qui ignore la diversité et les sensibilités culturelles. » Le Pr Patton s’est excusé et a promis de remplacer le mot chinois par un mot… portugais.
. Jeannine Cummings, une romancière américaine, a écrit un livre dépeignant l’aventure d’une mère mexicaine et de son fils pour entrer aux États-Unis (American Dirt). Mme Cummings n’étant pas mexicaine, 140 de ses confrères ont dénoncé une « réappropriation culturelle ». Le téméraire éditeur a immédiatement annulé la tournée de promotion de l’ouvrage.
. Kate Elizabeth Russel, également romancière américaine, a écrit un livre racontant l’histoire d’une élève de 15 ans sexuellement abusée par son professeur (My dark Vanessa). Certaines de ses consœurs dénoncent une romancière qui, n’ayant apparemment pas subi elle-même de violences sexuelles, s’approprie « la souffrance des vraies victimes. » Du coup, Dame Russel a dû rédiger un communiqué pour dire qu’elle s’était inspirée de ses « propres expériences d’adolescentes avec des hommes plus âgés », et que, donc, elle savait de quoi elle parlait.
. Anne Hathaway incarne, dans le film adapté d’une œuvre de Roald Dahl The Witches, une sorcière à trois doigts. Misère ! « De nombreuses personnes souffrant d’un handicap sur certains membres » ayant été blessées, l’actrice s’est confondue en excuses plus plates les unes que les autres : « En tant que personne qui déteste vraiment, vraiment la cruauté, je vous dois à tous des excuses pour la douleur causée. » Excuses acceptées par le Lucky Fin Project, organisation américaine qui « existe pour sensibiliser et célébrer les personnes nées avec une différence de membre. » !
. Sia est une chanteuse australienne qui a mis en ligne la bande-annonce de son futur film Music dans lequel la danseuse Maddie Ziegler joue une autiste. Horreur ! Des organisations anglaises et américaines ont reproché à Sia de ne pas avoir recruté « un comédien sur le spectre de l’autisme. » (sic) De plus, elle a utilisé les termes « individus à capacités particulières » pour désigner les autistes et autres handicapés. Les organisations ad hoc y ont vu un signe de mépris envers les personnes handicapées et autistes. L’actrice sourde Marlee Martin demande à la chanteuse de ne « pas être sourd à ce qu’ils ont à dire. »
. Stéphanie Izard, une cuisinière blanche révélée par Top Chef et qui officie au restaurant Girl & The Goat, à Chicago, partage sur son compte Instagram, le 16 décembre 2020, une recette inspirée du « bibimbap », plat typiquement coréen à base de riz. Une recette que la jeune cuisinière avait bien imprudemment décidé de modifier un peu, en y mêlant une recette cette fois-ci japonaise et en y ajoutant des morceaux de bœuf. Bien mal lui en a pris ; intervient alors Won Kim, chef d’origine coréenne qui développe toute la rhétorique habituelle des racialistes américains, qui voient en toute initiative reprenant tout ou partie d’une pratique étrangère – vestimentaire, linguistique, culinaire, etc. – une invisibilisation volontaire des populations concernées par les blancs. Kim affirme donc que « prendre un plat aussi national et le modifier (…) marginalise tout un groupe d'immigrants, et tout ce que nous avons traversé pour faire de notre cuisine une chose reconnue et appréciée ». La polémique est alors lancée, et la jeune chef se retrouve sous le feu des critiques : « vous montrez cette tendance raciste à confondre toutes les cultures asiatiques »…
. Il y a quelques années, dans une des petites universités les plus élitistes du pays, Bowdoin College, dans le Maine, un étudiant d’origine colombienne avait décidé d’organiser une fête d’anniversaire pour un ami, dont l’invitation disait : « Le thème est la tequila… faites-en ce que vous voulez. » Outre le breuvage mexicain, l’hôte avait aussi prévu pour ses invités des mini-sombreros, dont beaucoup se coiffèrent. Certains firent des photos et elles se retrouvèrent aussitôt sur les réseaux sociaux. Et voilà soudain que les forces du politiquement correct s’abattirent sur les intéressés. De nombreux participants furent placés en « quarantaine sociale » par l’université. Les hôtes de la fête durent quitter la résidence étudiante. Bowdoin les accusait de « stéréotype ethnique » et le bureau des élèves – d’après un article du Washington Post – publia une « déclaration de solidarité » à l’égard de toutes les personnes « blessées ou affectées » par cet incident, qu’il considérait comme un acte d’« appropriation culturelle ».
. Très peu connu en France, Bon appétit est l’un des magazines culinaires américain les plus vendus, avec un tirage de plus de 1,5 million d’exemplaires. Pour son édition spéciale Noël (2020), il a publié sur son site internet une recette intitulée « soupe joumou », un plat typiquement haïtien.. Et c’est ici que commence la polémique : la recette avait été changée ! Des ingrédients importants étaient manquants, et d’autres ingrédients typiquement américains, avaient été rajoutés. Mais le « pire » dans cette affaire est que le chef qui a réalisé ce plat, Marcus Samuelsson, s’avère être un chef suédois d’origine éthiopienne, c'est-à-dire sans la moindre goutte de sang haïtien. Le groupe a alors été accusé d’« appropriation culturelle ». La polémique a été si vive que le groupe a dû s’excuser et la recette a été rebaptisée « soupe de potiron aux noix piquantes ».