The Godmother of rock’n roll

D’après Bertrand BOUARD – MUSIQ

.            Venant du gospel mais terriblement tiraillée par le blues, Sister Rosetta Tharpe ne s’épargna pas les querelles de clocher : blasphématoires selon l’église, ses incursions vers la musique profane lui coûtèrent cher. Mais les sectarismes de son époque ont été compensés par l’histoire : la sœur endiablée figure aujourd’hui sur les timbres américains …

.            Rosetta Rubin voit le jour le 20 mars 1915 à Cotton Plant, dans l’Arkansas. Sa mère, Katie Bell Nubin, « Mother Bell », est une chanteuse à la Church of God in Christ (COGIC), une église itinérante qui favorise l'expression musicale, la danse et le prêche des femmes. La petite Rosetta la suit sur la route, chante à ses côtés et apprend la guitare à l’âge de six ans. Elles s’installent à Chicago en 1920. Rosetta y grandit, affûte son jeu de guitare et son style vocal, caractérisé notamment par un redoutable vibrato.

.            Adulte, elle épouse un certain Peter Thorpe, dont elle divorce très vite. Son nom de scène vient d’une erreur dans la prononciation de son nom d’épouse. Elle met alors le cap sur New York et obtient en 1938 un contrat d’enregistrement avec Decca Records, mais interdite d’hôtels et de restaurants dans l’Amérique ségrégationniste, elle enchaina les tournées en bus avec les Jordanaires, un quartet vocal blanc de country. Dès ses débuts, elle érige un pont entre gospel (son répertoire), blues et swing (l’interprétation) ; son jeu de guitare, très dynamique et imprégné du blues et du jazz, présente des correspondances avec ceux de T Bone Walker et Lonnie Johnson. Ses premiers enregistrements, Rock Me et This Train, sont des hits.

.            Elle obtient rapidement un succès phénoménal et se produit aux côtés de vedettes comme Cab Calloway (au Cotton Club de Harlem) ou Benny Goodman, et apparaît sur la même affiche que le déjà prestigieux ensemble vocal de gospel et de negro spiritual Golden Gate Quartet, dans « From Spirituals to Swing », une série de concerts organisés au Carnegie Hall par John Hammond. Avec ces derniers, elle est la seule artiste gospel à graver des chansons pour les soldats lors de la deuxième Guerre Mondiale. Elle enregistre d’autres succès avec l’orchestre de Lucky Millinder entre 1941 et 1943 et, toujours avec ce dernier, se met en scène lors de trois séquences filmées qui sont la préhistoire du clip vidéo – notamment Shout, Sister, Shout, emblématique de son dépoussiérage de l’imagerie gospel traditionnelle.

.            Le magazine Life lui consacre un portrait, elle est au faîte de sa gloire. Son troisième mariage a lieu devant 25.000 spectateurs ayant payé leur place et la cérémonie où elle se produit, enregistrée par Decca, sort en album ! Bien que sérieusement enjolivé, son répertoire reste gospel et cet ancrage permet à Sister Rosetta Tharpe de concilier les publics noir et blanc. Mais jusqu’à un certain point : lorsqu’elle se produit à l’Appolo Theatre dans les années 40, l’Eglise gronde une première fois. Et lorsqu’elle enregistre au début des années 50 avec la chanteuse Marie Knight (qui sera sa partenaire à la scène comme à la ville), une série de blues purs et durs, elle frôle l’excommunication. La voici accusée de servir en même temps « Dieu et le diable » … Ses fans sont choqués, les ventes de disques chutent, les promoteurs répugnent à la faire tourner. Elle laisse passer l’orage en effectuant pendant un an une tournée des clubs en Europe. A son retour aux Etats-Unis, elle choisit de tourner dans des clubs et des petites salles, délaissant délibérément les églises. Si la gloire est derrière elle, sa popularité reste stable.

.            Sa mère, qu’elle a fini par accompagner à la guitare lors de sessions pour Verve et Decca, meurt en 1969. Elle-même subit une attaque cardiaque en 1970 lors d’une tournée en Europe, qui affecte son élocution. L’année suivante, des complications liées au diabète l’obligent à se faire amputer d’une jambe. Le 8 octobre 1973, alors qu’elle doit se rendre en studio pour une ultime session, une deuxième attaque la foudroie. Elle meurt le lendemain, âgée de 58 ans, à l’hôpital de Philadelphie.

.            Sister Rosetta Tharpe, selon la légende qui l’entoure désormais, désaccordait sa guitare avant ses concerts afin d’avoir au plus près le son si particulier et si émouvant de celui des instruments à cordes africains. Mais l’aura de cette grande Dame du gospel n’est pas seulement liée à cette anecdote précise, elle est constituée de toute cette énergie, cette foi indestructible en la vie et en ses côtés positifs qui caractérisaient Sister Rosetta Tharpe. Une énergie débordante qu’elle renforçait par son jeu à la guitare électrique, un swing destructeur et une voix claire et généreuse. Sister Rosetta exprime avec génie ce mélange de spiritualité et de cette chaleur de cette Afrique qui vibre en elle. C’est d’ailleurs elle que l’on aperçoit dans le film Amélie Poulain, signe que sa voix traverse les époques, les générations, les genres, aussi.

.            Sister Rosetta Tharpe fut la figure de proue d’une vague de musiciens qui amena le gospel des églises jusque dans les salles de spectacle. Dans les années 50, le crossover continuera sous d’autres formes. Ray Charles détournera en 1954 avec I Got A Woman les conventions musicales du gospel au profit du rhythm’n’blues, déclenchant à son tour les polémiques. Sam Cooke chantera avec le groupe de gospel les Soul Stirrers avant de devenir l’une des grandes voix de la soul. Marvin Gaye, Solomon Burke, The Staple Singers, la liste est longue …Bien avant de devenir Little Richard, le jeune Richard Penniman vendait du Coca à un concert de Sister Rosetta Tharpe, lorsque celle-ci l’invita sur scène à ses côtés. « Les applaudissements furent le plus beau souvenir de ma vie », disait-il.

.            Sister Rosetta Tharpe, femme d'Église, est d'abord une chanteuse de gospel qui s’accompagne en jouant énergiquement de sa guitare électrique, tricotant des riffs acérés sur sa Gibson Les Paul, démarche presque inconcevable pour une jeune femme afro-américaine à cette époque. Son jeu de guitare swinguant et plein de notes bleues, très ancré dans la tradition du blues urbain, aura une influence certaine sur bon nombre de précurseurs du rock tels que Chuck Berry, Carl Perkins, mais aussi pour des figures emblématiques du genre tels que Elvis Presley, Jerry Lee Lewis, Johnny Cash ou Keith Richards.

.            Enfant prodige du negro-spiritual et de la six-cordes électrique, échappée des champs de coton de l’Arkansas où trimait son père et de l’église évangélique où priait sa mère pour se frotter au blues urbain de Chicago et s’encanailler sur la scène des clubs new-yorkais, elle fut une vedette de la scène noire adulée aussi par le public blanc. Sister Rosetta Tharpe devra attendre octobre 2018 pour être introduite au Rock And Roll Hall Of Fame à titre posthume.