‘Supreme Court’, une institution qui affecte la vie de tous les citoyens américains
D’après Le Figaro - Philippe Gélie - 12 jul 2018 / Claudia Cohen, Ran Halévi, François-Henri Briard - sep 2020 / Contrepoints – Frédérique Mas – 08 oct 2020 / The Conversation - Robin D. Presthus & Blandine Chelini-Pont -18 nov 2020.
. « Parmi les trois pouvoirs, le président peut faillir sans que l'État souffre, parce que le président n'a qu'un pouvoir borné. Le Congrès peut errer sans que l'Union périsse. Mais si la Cour suprême venait à être composée d'hommes imprudents ou corrompus, la Confédération aurait à craindre l'anarchie ou la guerre civile », résumait ainsi Alexis de Tocqueville en 1848, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique.
. La Cour suprême est la plus haute instance judiciaire des États-Unis. Elle tranche en dernier recours une décision prise soit par l’État fédéral, soit par l’un des cinquante États américains. Elle peut ainsi examiner des décisions, des textes de loi et des décrets présidentiels pour s’assurer de leur conformité à la Constitution des États-Unis de 1787. Elle tient un rôle essentiel dans l’établissement de la jurisprudence.
La haute cour tient une session annuelle du premier lundi d'octobre aux derniers jours de juin. Elle travaille une centaine de dossiers choisis par les sages eux-mêmes parmi les milliers de requêtes déposées chaque année.
Il est impossible de faire appel de ses arrêts. La Cour suprême est la juridiction la plus puissante sans doute jamais constituée dans l’histoire humaine, une juridiction gardienne de la loi fondamentale américaine et véritable pouvoir judiciaire.
La Cour suprême est composée de neuf magistrats : un président (chief justice of the United States of America), et huit conseillers (associate justices). Ils sont tous nommés par le président des États-Unis, après validation du Sénat. La Constitution américaine n’impose pas de qualification particulière, de formation ou d’âge minimum. Les juges suprêmes sont nommés à vie.
. Dans la culture politique américaine, un rôle suréminent est dévolu au droit et aux juges, impliquant un respect scrupuleux de la loi. Aucun autre pays n’accorde une telle place au contrôle de la conformité des lois à la Constitution. L’esprit légaliste constitue depuis le temps lointain des Pères pèlerins la source de toute légitimité. C’est le droit, plus encore que la souveraineté, qu’invoque la Déclaration d’indépendance. La Constitution du 17 septembre 1787 reconnaîtra aux juristes une place qu’ils n’occupent nulle part ailleurs. C’est à la Cour suprême, non au législateur, qu’il revient d’interpréter l’esprit des lois sur les matières qui lui sont déférées. Tocqueville, en interrogeant les caractères originaux de la jeune démocratie américaine, fait cette observation qui n’a pas pris une ride : « Il n’est presque pas de question politique qui ne se résolve tôt ou tard en question judiciaire. »
. «Equal Justice under Law» («Justice égale selon la loi»), telle est la devise de la Cour suprême des États-Unis. Depuis 1790, plus haute juridiction du pays, cette institution-clé de la politique américaine statue sur la conformité des textes de loi, décrets présidentiels ou décisions, avec la Constitution américaine. Gardienne de la Constitution, la loi suprême, la Cour contrôle en dernier ressort les actes du président et du Congrès.
C'est un élément fondamental de l'équilibre des pouvoirs dans le pays, qui statue pour ou contre sur les décisions prises par les États du pays ou leurs différends et par l'État fédéral. Elle en vient ainsi à modeler à long terme le fonctionnement institutionnel des États-Unis, en se prononçant sur les pouvoirs du président, le financement des campagnes électorales, sur le droit de vote, etc…
. Ses juges bénéficient d'une inamovibilité de fait et, gage de leur indépendance, de la même rémunération garantie à vie. Siégeant dans un édifice aux colonnes de marbre faisant face au Capitole, la haute cour tient une session annuelle du premier lundi d'octobre aux derniers jours de juin. Elle est composée de 9 juges souverains qui décident quelles affaires ils examinent.
Pour saisir la Cour suprême, un plaignant doit déposer une requête mettant en cause la constitutionnalité d'une décision émanant d'une juridiction inférieure. Sur des milliers de requêtes déposées chaque année, la Cour se saisit seulement d'environ 80 dossiers. Il faut 4 voix pour qu’elle se saisisse d’une affaire, Lorsqu'une affaire a été retenue, les parties sont invitées à transmettre leurs arguments et pièces écrites, puis sont convoquées pour une audience d'une heure au cours de laquelle les magistrats les pressent de questions. Tranchés à la majorité de 5 voix, sans qu’il soit possible d'y faire appel, les arrêts de la Cour font apparaître la répartition des votes et donc la position de chacun des juges. Généralement, l'un des juges dans la majorité se charge de rédiger l'arrêt, tandis qu'un ou plusieurs autres peuvent choisir d'exprimer par écrit une "opinion dissidente".
. La Cour suprême joue un rôle essentiel dans l'élaboration de la jurisprudence. Ses arrêts établissent la norme juridique, notamment sur des questions sensibles: avortement, mariage homosexuel, discriminations raciales, peine de mort, litiges électoraux, port d'arme, etc. Elle joue ainsi un rôle crucial en tranchant les importants débats de société aux Etats-Unis
. En application de l’article II de la Constitution fédérale, la nomination des juges par le président et confirmée par le Sénat, revêt pourtant naturellement une teinture politique. Les juges suprêmes de toute évidence sont le reflet du pouvoir en place, quand bien même leurs compétences juridiques et leur itinéraire professionnel font l’essentiel du choix. Dans les faits, les hommes et les femmes qui composent cette juridiction sont des juristes de haut niveau, dotés d’un véritable esprit critique et d’une vaste culture ; tous ont eu une activité d’avocat ou une pratique académique leur conférant une bonne connaissance de la vie économique et sociale et ont été juges fédéraux.
C’est pourquoi on connaît de nombreux exemples qui montrent que des membres de la Cour, au cours de l’histoire de cette juridiction, ont surpris par leurs prises de position, alors que leur désignation initiale aurait pu laisser penser qu’ils adopteraient un point de vue inverse : Earl Warren et William Brennan, nommés par le président Eisenhower, Sandra Day O’Connor et Anthony Kennedy, désignés par le président Reagan, Harry Blackmun nommé par le président Nixon et rapporteur de la célèbre affaire Roe v. Wade (Note 1), John G. Roberts, nommé par le président Bush, ont étonné plus d’un observateur par leurs votes dans des dossiers parfois majeurs où chacun leur prêtait une position contraire, guidée par les préjugés habituels.
Cependant, même s’ils peuvent s’en affranchir, leur orientation politique transparaît malgré tout dans nombre de décisions. En 1974, dans US vs Nixon, elle a établi que le président n’est pas au-dessus des lois. En 2000, la Cour a arbitré la présidentielle en entérinant l’élection de George W. Bush face à Al Gore. En 2010 dans le très controversé arrêt Citizens United vs FEC, elle a autorisé le financement illimité des campagnes électorales par les entreprises et groupes d’intérêts. Elle a aussi évité jusqu’ici d’encadrer le « gerrymandering », le découpage partisan des circonscriptions électorales. On attendra donc la décision de la Cour Suprême, saisie en novembre 2021 du cas Merrill vs Melligan qui affirme qu’une nouvelle division des districts électoraux en Alabama est une violation de la Loi des droits civils de 1965 parce qu’elle dilue le pouvoir électoral des Noirs en les agglomérant dans un seul district, diminuant ainsi leur représentativité. Ou encore, en 2018, elle s’est prononcée en faveur d’un décret présidentiel interdisant l’entrée du territoire aux ressortissants de cinq pays majoritairement musulmans et de la Corée du Nord.
. Le visage des juges n’est souvent pas connu du commun du public, bien que derrière leurs robes noires, les neuf magistrats fédéraux (les «Justice») sont les personnages les plus puissants d’Amérique. Les juges de la Cour suprême cumulent en effet des pouvoirs exceptionnels, répartis entre ce que sont en France le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la Cour de cassation.
. Ils sont nommés à vie ; les juges de la Cour occupent leur fonction aussi longtemps qu'ils le souhaitent. Malades ou âgés, les membres de la Cour suprême peuvent cependant partir à la retraite à partir de 70 ans, mais ils le font rarement. Anthony Kennedy, est l’un des rares juges de la Cour suprême à avoir démissionné pour raison personnelle, en 2018. Néanmoins, comme tous les fonctionnaires civils des États-Unis, y compris le Président, ils peuvent être concernés par une procédure de destitution (impeachment) par le Congrès, mais seulement pour trahison, corruption ou autres hauts crimes et délits. Aucun juge n'a été évincé par une telle procédure à ce jour. Ainsi leur longévité « sur le banc » est en moyenne de 18 ans, le record (36 ans) appartenant à William Douglas entre 1939 et 1975. Parce qu’ils sont, en pratique, inamovibles, ils n’ont été que 113 en 229 ans à siéger dans cette institution créée en 1789. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, il pourrait n’y avoir que 25 nominations au cours des 100 prochaines années, contre 47 durant les 100 dernières.
Un contrepoids constitutionnel
. L’exemple le plus emblématique en est certainement la gestion par le gouvernement de la grève des aciéristes en 1952. En avril, les négociations collectives entre l'industrie sidérurgique et le syndicat des métallurgistes, les United Steelworkers of America, sont dans l'impasse. Le syndicat exigeait des salaires plus élevés mais les aciéries contraintes de ne pas augmenter les prix par la Defense Production Act de 1950, refusait. Le 4 avril, les 650.000 membres du syndicat se mettent en grève.
Les États-Unis sont alors engagés dans la guerre de Corée et une grève de l'acier nuirait à l'effort de guerre. Après avoir échoué à négocier un compromis entre l'industrie et le syndicat, Truman décide de réagir de manière agressive. Le 8 avril, l'acier étant un "élément indispensable" pour l'armée, Truman, émet un décret ordonnant aux autorités fédérales de saisir les aciéries de la nation et de les obliger à rester en production.
Immédiatement après la saisie de l'industrie sidérurgique américaine, les avocats de l'industrie sidérurgique ont demandé une injonction fédérale d'urgence pour l'arrêter et un juge fédéral a accepté leur requête. Puis l'affaire est rapidement portée devant la Cour suprême. Le 2 juin, le juge Hugo Black a rendu l'avis de la Cour, l'une des décisions les plus importantes de l'histoire de la Cour suprême sur les limites du pouvoir présidentiel et une illustration parfaite des freins et contrepoids constitutionnels. "Dans le cadre de notre Constitution, le pouvoir du président de veiller à la bonne exécution des lois réfute l'idée qu'il soit un législateur... Le pouvoir du président d'émettre un ordre, s'il existe, doit découler soit d'une loi du Congrès, soit de la Constitution elle-même. Il n'y a pas de loi qui autorise expressément le président à prendre possession d'un bien comme il l'a fait ici. Il n'y a pas non plus d'acte du Congrès dont on puisse déduire un tel pouvoir." Au grand désarroi du président Truman, son ordre exécutif est déclaré inconstitutionnel.
Quelques minutes après la décision, Truman ordonne que les usines soient rendues à leurs propriétaires et les travailleurs se remettent en grève. La grève se poursuivra pendant encore 50 jours avant d'être finalement résolue.
Un rôle primordial dans les débats de société
. Ce tribunal de dernier ressort a le pouvoir de statuer dans la définition des droits des libertés. C’est lui, et non le Congrès, qui se prononce sur de nombreux sujets et sa jurisprudence exerce ainsi une influence déterminante sur la société américaine, certains arrêts étant des marqueurs historiques.
C’est ainsi que la Cour suprême a statué l’abolition de l’esclavage. Plus tard, dans Brown vs Board of Education, en 1954, elle a décidé de la déségrégation des écoles, suscitant une grande colère dans la population blanche du Sud profond. Les familles blanches avaient des autocollants sur leurs voitures qui disaient « Résistez ». Et la Cour n’a rien fait pour la mise en œuvre de sa décision. Du coup, rien ne s’est passé ! Il a fallu encore dix ans pour que la Cour réexamine d’autres cas et se mette à ordonner l’intégration des écoles, et même le « busing » (l’utilisation de bus pour permettre à des élèves noirs de fréquenter des écoles blanches). Il lui aura donc fallu du temps pour mettre fin à la ségrégation raciale (qu’elle avait d’ailleurs validée en 1875 !).
Elle a invalidé en 1967 une loi de l’État de Virginie interdisant les mariages entre personnes noires et blanches.
Le 22 janvier 1973, dans Roe vs Wade, la Cour suprême décide (à sept voix contre deux) de juger inconstitutionnelle la loi de l’Etat du Texas qui interdisait l’interruption volontaire de grossesse (sauf lorsqu’elle est nécessaire pour sauver la vie de la mère). Elle consacre la liberté de choix des femmes ayant recours à un avortement au nom du droit à la vie privée. Les grandes lignes de cette décision de la majorité des juges sont très claires. Le droit à la vie privée, bien qu’il ne soit pas explicitement mentionné dans la Constitution, est protégé par la clause de procédure légale régulière (« due process ») du quatorzième amendement.
Depuis 1978, elle a légitimé à six reprises la discrimination positive, dernièrement en 2016 (Fisher vs University of Texas). En 2005, elle a banni la peine de mort pour les mineurs - une décision parmi 46 sur la peine capitale depuis 1879. En 2013, elle a interdit les discriminations sexuelles (US vs Windsor) et, en 2015, a légalisé le mariage gay (Obergefell vs Hodges).
. L’activisme judiciaire impulsé par des juges, en particulier libéraux, a amené la Cour, toujours au nom de la Constitution, à créer des droits et à prononcer de plus en plus des arrêts qui réglaient la vie publique et les conduites individuelles sans l’aveu du législateur ; une dérive légaliste contestée par les conservateurs. Son impact s’est dès lors étendu à de multiples aspects de la vie quotidienne, où elle précise le droit par petites touches. En 1962, dans Engel vs Vitale, la Cour a interdit la prière obligatoire à l’école publique, en vertu de la séparation de l’Église et de l’État. En 1989 (Texas vs Johnson), elle a estimé que brûler le drapeau américain était un droit protégé par le 1er Amendement sur la liberté d’expression, de conscience et de religion. En matière judiciaire, elle a décrété en 1961 (Mapp vs Ohio) que des preuves obtenues illégalement ne pouvaient être utilisées dans un procès. En 1963 (Gideon vs Wainwright), elle a postulé que tout accusé a droit à un avocat. En 1966, dans Miranda vs Arizona, elle a obligé la police à informer un suspect de ses droits avant une arrestation.
. Le 24 juin 2022, volte-face historique. Répondant à une loi du Mississippi interdisant l’avortement au-delà de 15 semaines de grossesse, et dans une approche «originaliste» (interprétation littérale de la Constitution américaine où ce qui ne serait pas explicitement mentionné ne relèverait pas d’un droit inaliénable), la très conservatrice Cour suprême juge que la constitution de 1787 ne contient pas, ni explicitement ni implicitement, un quelconque droit à l'avortement ; et qu'il n'appartient qu'au peuple et à ses représentants de se prononcer sur cette question. Mettant ainsi fin à une jurisprudence de près de 50 ans, elle enterre l'arrêt « Roe versus Wade » de 1973, qui garantissait le droit des Américaines à avorter. Cette décision ne rend pas les interruptions de grossesse illégales, mais renvoie à la situation en vigueur avant l'arrêt emblématique, quand chaque Etat était libre de les autoriser ou non.
La Cour suprême des États-Unis en 1937 (Erich Salomon).
Originalisme conservateur vs activisme judiciaire des juges progressistes.
. La Cour suprême a une place politique essentielle au sein de l’équilibre institutionnel américain. Par l’arrêt Marbury v. Madison de 1803, la Cour s’est attribuée le pouvoir de contrôler les lois fédérales du pays en interprétant la Constitution votée à la convention de Philadelphie de 1787.
À l’époque de Marbury, les juges se contentent de défendre la sphère judiciaire dans l’esprit libéral des checks and balances. Le juge de la Cour suprême ne doit pas se substituer au politique, qui demeure le seul légitime à légiférer. Seulement, la tentation de l’activisme politique est grande au sein de la Cour. Régulièrement, le juge s’imagine pouvoir suppléer ou corriger les erreurs des autres organes élus, pour le meilleur et pour le pire.
. Au cours de la première partie du XXe siècle, la Cour suprême s’est contentée de défendre une interprétation stricte de la Constitution et de son esprit libéral classique. C’est d’ailleurs pour son attitude restrictive (judicial restraint) qu’elle devient dans un premier temps la bête noire de la gauche américaine.
Après-guerre, la situation change du tout au tout avec l’élection, en 1953, du 14e président de la Cour Suprême, le juge Warren. Bien que nommé par un président conservateur Eisenhower, Earl Warren transforme la Cour Suprême pour en faire une pièce militante essentielle dans le combat pour la déségrégation et les droits civiques.
La Cour se pense alors comme protectrice des minorités, et afin de soutenir activement la politique d’égalité raciale, opère une interprétation extensive du rôle du gouvernement fédéral pour l’obtenir. La gauche devient le premier soutien de l’institution, qui doit selon elle utiliser la Constitution comme un outil pour réformer.
Mais au nom de l’activisme judiciaire de la Cour Warren, suivie de la tout aussi progressiste Cour Burger, et au nom des meilleures intentions du monde, les critiques se sont faites de plus en plus nombreuses et acerbes sur des bases tout aussi légitimes que celles défendues par les progressistes. Les atteintes répétées à la Rule of law, la croissance du Léviathan étatique qui broie les libertés locales, et surtout le gouvernement de juges érigés en élites morales non démocratiques ont alimenté et fait grossir au sein de la profession juridique une opposition variée.
. Ce fut l’un des déclencheurs de la guerre culturelle entre conservateurs et progressistes au cours des années 1980. C’est à cette époque que la prétention à revenir à l’intention originelle de la Constitution américaine, intention originelle visant à corriger la sortie de route initiée depuis les années 1960, devient un mot d’ordre conservateur, mais aussi dans une large mesure libéral classique.
La première vague des tenants de « l’originalisme », en fin des années 1980, n’évite cependant pas l’écueil d’un activisme conservateur revanchard et polémique. Le problème des conservateurs consistait à critiquer l’activisme judiciaire ayant permis l’extension d’un État-providence devenu bureaucratie sociale titanesque visant à établir l’égalité raciale sans pour autant défendre le retour à l’État minimal qui s’était accommodé de l’esclavage et de la ségrégation.
. En octobre 2020, Donald Trump fait avaliser par le Sénat, seulement deux semaines avant les élections présidentielles, la nomination de Amy Coney Barrett, 48 ans, fervente catholique aux positions très réactionnaires sur les questions de société. Désormais, avec six juges conservateurs, dont trois de moins de 55 ans qu'il a nommés à ces postes à vie, les décisions qui parviendront à la plus haute instance du pays pourraient revenir sur certains acquis sociétaux. Pour la première fois un président aura nommé 3 des 9 magistrats de la Cour suprême durant un mandat. Cette nomination a été approuvée par le Sénat par 52 voix contre 48 ; c’est la première juge depuis 151 ans à ne pas avoir obtenu une seule voix du parti adverse.
. Le 7 avril 2022, à l’issue d’un vote de confirmation par le Sénat (divisé à égalité entre démocrates-indépendants et républicains) de sa nomination par le président Joe Biden, la juge Ketanji Brown Jackson, 51 ans, est devenue la première femme noire à faire son entrée à la Cour suprême. C’est pour l’Amérique progressiste une victoire indéniable. Cette nomination ne changera pas l’équilibre des pouvoirs à la Cour qui reste dominée par les conservateurs depuis la nomination de trois « Justices » par Donald Trump.
La légitimité de la Cour suprême américaine à l’épreuve de son conservatisme
. La domination conservatrice sur la Cour suprême n’est plus une impression mais un fait confirmé. Depuis l’émergence de la Federalist Society, qui a démarré en 1982 comme une association d’étudiants conservateurs de Yale sous les bienveillants auspices de la présidence Reagan, des avocats, juristes, universitaires et politiciens conservateurs ont travaillé discrètement et avec diligence à développer un réseau cohérent et omniprésent, capable d’exercer une influence décisive sur le système judiciaire américain. La consolidation de la majorité conservatrice de la Cour est moins un coup d’État à courte portée qu’une maturation de long terme, fruit d’un investissement organisationnel et institutionnel réalisé sur un demi-siècle.
. Dans la branche judiciaire la tradition américaine de « Common Law » (pratiquement, la jurisprudence - Note 2) n’offre aucun rôle structurel formel aux partis politiques. Le « stare decisis »(règle du précédent : les arrêts des juridictions supérieures font jurisprudence) signifie que les juges sont liés par les précédents de la Cour dans leurs décisions. Ainsi, un tribunal conservateur ne signifie pas un tribunal Républicain. Même si l’idéologie joue certainement un rôle dans la façon dont les juges sont examinés lors de leurs audiences de confirmation, puis dans celle dont ils choisissent les affaires à entendre et, en fin de compte, appliquent les précédents pour décider de ces affaires. Mais comme les juges de la Cour sont si fortement liés à la pratique du précédent, la manifestation la plus ostensible de leur idéologie passera par leur rattachement à une philosophie du droit spécifique dans l’élaboration de leur argumentaire.
. La dichotomie « activisme versus retenue judiciaire », n’a pas toujours été une question d’appartenance libérale ou conservatrice. Les libéraux et les conservateurs ont changé de position sur la retenue judiciaire et le rôle des tribunaux fédéraux deux fois au cours du seul XXe siècle, les libéraux étant pour la retenue quand les conservateurs étaient en position dominante, c’est-à-dire le plus souvent. En outre, l’idéologie des juges ne reste pas figée dans le temps, mais tend à évoluer au fur et à mesure que les juges s’affermissent dans leur fonction – la tendance étant en fait d’une évolution vers la gauche (comme l’ont montré les juges Kennedy et maintenant Roberts).
La « règle du précédent » mise à mal
. Le juge Kavanaugh, a indiqué à plusieurs reprises qu’il serait ouvert à l’annulation des « lois établies », L’une des questions au cœur de la bataille juridique est la « règle du précédent » (stare decisis), laquelle veut que les arrêts précédents fassent jurisprudence. Une règle qui permet la stabilité du droit dans les pays de common law.
Certes, la Cour suprême a annulé des dizaines de précédents par le passé, comme l’arrêt Brown v. Board of Education, (1955) qui invalidait la décision Plessy v. Ferguson (1896), pierre angulaire des lois ségrégatives des États du Sud. Mais, renverser un précédent est cependant extrêmement rare : ce fut le cas d’à peine 0,5 % des arrêts de la Cour suprême depuis 1789 et ces renversements ont généralement été motivés par le fait que la loi est « inapplicable ou n’est plus viable, » notamment en raison de « changements des conditions sociales ».
. Parallèlement, un nombre croissant d’Américains considère que la Cour est trop conservatrice, et seuls 40 % des habitants du pays approuvent l’action de la Cour, ce qui représente l’opinion la plus mauvaise mesurée dans les sondages sur la Cour dans les deux dernières décennies. Plus grave encore, une majorité d’Américains de tous bords politiques estime que la Cour est principalement motivée par des questions partisanes.
Si, comme le rappelle le président de la Cour, John Roberts, la Cour ne peut pas baser ses décisions sur les opinions populaires, son autorité repose néanmoins sur une légitimité liée au fait que le public perçoit ses décisions comme émanant du respect des principes du droit et non des prises de position politiques et partisanes qui guident les juges.
La juge Sotomayor s’est inquiétée de savoir si « … cette institution survivra à l’odeur nauséabonde que crée dans la perception publique l’idée que la Constitution et sa lecture ne sont que des actes politiques. […] Si les gens croient vraiment que tout est politique, comment survivrons-nous ? Comment la Cour va-t-elle survivre ? »
. À plus long terme, la question de la légitimité de la Cour va en effet bien au-delà. Par exemple, en 2019, les juges conservateurs ont décidé que les tribunaux fédéraux n’ont pas le pouvoir d’entendre les contestations relatives au redécoupage électoral partisan (gerrymandering). Ou encore, que se passerait il si un candidat à la présidentielle rejetait le verdict des urnes ? Et si un État clé refusait de valider les résultats ? Comment, alors, une Cour suprême délégitimée pourrait-elle régler la crise constitutionnelle qui s’en suivrait ? Mais le respect des décisions de la cour suprême, quel que soit leur contenu, est un élément essentiel de la confiance dans la justice et de la stabilité des institutions.
Les modalités décisionnelles de la Cour
. Les affaires jugées sur le fond (merits docket), font l’objet d’un traitement approfondi avec acceptation du certiorari (Note) réception des conclusions (briefs) des parties, participation de la société civile par l’intermédiaire des « pétitions amies de la cour » (amicus curiae) que des personnes physiques ou morales non parties au contentieux peuvent déposer pour faire valoir leur point de vue, et audience devant les neuf juges,
. Mais la Cour suprême peut statuer par voie d’une ordonnance, opinion per curiam, pratiquement une façon d’agir « sous le radar ». Ces ordonnances sont prises dans le secret, ne sont pas motivées et leur rédaction excède rarement quelques lignes (parfois une seule page). Elles ne sont pas signées et l’on ne sait rien des discussions entre les juges ou de la position de chacun d’entre eux, sauf si les juges minoritaires rédigent une opinion dissidente. Certains parlent à cet égard de shadow docket (« rôle judiciaire fantôme »).
Il y a quelques années, les opinions per curiam étaient rares, généralement prises à l’unanimité et réservées aux affaires ne posant pas problème. Mais, elles se multiplient et représentent beaucoup plus que les quelque 53 opinions de fond rendues au cours de la session judiciaire 2020-2021. Cette dérive, inquiétante en soi, l’est davantage encore quand on constate que la Cour use du deux poids deux mesures et, par ces ordonnances dissimulées et non transparentes favorise certains droits, comme par exemple la liberté religieuse ou le droit de vote.
Note 1 - En 1968, âgée de 21 ans, Norma McCorvey tombe enceinte. C’est la troisième grossesse de cette jeune Texane depuis ses 16 ans et elle a déjà donné naissance à deux enfants qu’elle a fini par donner en adoption. Des amis lui conseillent de prétendre – de façon mensongère – qu’elle a été violée par un groupe de Noirs afin d’obtenir une IVG légale. Ce plan ne marche pas, la police n’étant pas dupe. Après avoir tenté sans succès de faire une IVG illégale, son médecin lui suggère de consulter un avocat spécialisé dans l’adoption à Dallas qui l’oriente à son tour vers Linda Coffee et Sarah Weddington, deux avocates à la recherche de femmes enceintes souhaitant avorter.
Ainsi débute affaire Roe v. Wade (« Jane Roe » était le pseudo de McCorvey et Henry Wade était le procureur du district à Dallas). Il a fallu trois ans de procès avant que l’affaire n’arrive devant la Cour suprême des États-Unis. McCorvey a entretemps accouché et, de nouveau, renoncé à sa maternité. Jusqu’à sa mort (2017), elle est en revanche restée la « mère » de l’une de décisions de justice les plus importantes de l’histoire américaine.
Note 2 - Dans les pays de common law, un certiorari, souvent abrégé cert. aux États-Unis, est un processus de demande de révision judiciaire, ainsi que le nom donné à l'écrit délivré par une juridiction dans lequel elle ordonne à une cour inférieure, un tribunal ou une autre autorité publique, d'envoyer le dossier d'une procédure pour une telle révision.
La common law est un système juridique, issu du droit anglais, dont les règles sont principalement édictées par les tribunaux au fur et à mesure des décisions individuelles. La jurisprudence est ainsi la principale source du droit et la règle du précédent oblige les juges à suivre les décisions prises antérieurement par les tribunaux. Les systèmes de common law laissent toutefois place à de nombreuses lois.