Les lois Jim Crow (1876 – 1964) et le Ku Klux Klan : la face obscure de l’Amérique.

RFI – Christophe Carmarans – 20 jan 2014  / Herodote.net – André Larané – 18 fev 2018 / https://fr.calameo.com –  jan 2019

  

Winston-Salem, Caroline du Nord 1957 : une inscription raciste sur le campus d’un lycée, destinée à la seule étudiante noire de l’établissement – AFP

.           Date cruciale de l’Histoire des Etats-Unis, l’abolition de l’esclavage en 1865 a paradoxalement marqué pour la communauté noire le vrai début du combat pour l’égalité. Instaurés par un Sud revanchard, les codes noirs matérialisés par les lois Jim Crow ont débouché sur la ségrégation et instauré un climat de terreur entretenu par le Ku Klux Klan.

Si elle a été l’occasion de célébrer le 50e anniversaire de la marche vers Washington et du fameux discours de Martin Luther King prononcé le 28 août 1963, l’année 2013 marque également le 150e anniversaire de la bataille de Gettysburg (1-3 juillet 1863), considérée comme le tournant de la guerre de Sécession, cette guerre civile qui vit s’affronter l’Union des États du Nord abolitionnistes et la Confédération des États du Sud esclavagistes.

Entre ces deux dates, les États-Unis ont institutionnalisé la ségrégation raciale, une période de près de cent ans durant lesquels les Noirs ont été traités comme des citoyens de deuxième classe dans la majeure partie du pays. Malgré la ratification par le Congrès des 13e, 14e et 15e amendements à la Constitution qui ont aboli l’esclavage, défini la citoyenneté et accordé le droit de vote à chacun entre 1865 et 1869, les États vaincus du Sud sont presqu’immédiatement entrés en résistance, promulguant des lois distinguant les citoyens en fonction de leur appartenance raciale.

On ignore communément que le principe de séparation des races est né avec les États-Unis eux-mêmes : le Naturalization Act du 26 mars 1790 offrit généreusement la citoyenneté aux free white person (« personnes libres blanches »), autrement dit aux immigrants européens de bonnes mœurs, sous réserve qu’ils aient deux ans de résidence dans le pays. Il exclut sans le dire les autres immigrants et surtout les esclaves et affranchis africains et les Indiens eux-mêmes. Ces derniers demeurèrent des non-sujets jusqu’à la fin du XIXe siècle, même après que les noirs furent libérés et dotés de droits civiques.

Les Jim Crow Laws, ferment de la ségrégation

.           La plupart de ces lois sont connues sous le nom de « Jim Crow Laws », en référence au personnage fictionnel d’une chanson – ‘Jump Jim Crow’ – datant de 1828 et mettant en musique les tribulations de Jim Crow, un Noir du Sud profond. Cette rengaine fut tellement populaire que Jim Crow devint rapidement un terme générique pour désigner, de façon péjorative, les Afro-américains. Profitant du régime fédéral qui confère à chaque État américain une très grande liberté dans la façon de régir le statut de ses habitants, à partir de 1876 les onze ex-États sécessionnistes purent contourner la loi pour édicter des « codes noirs ».

La ségrégation raciale devint légale, tolérée et normalisée dans le Sud des États Unis, et plus particulièrement dans ce qu’on appelle le Deep South, ou Sud Profond, cet espace géographique qui correspond à la ceinture cotonnière, un vaste croissant qui va de la Géorgie et de l’Alabama jusqu’au Missouri et la Caroline du Sud.

Irwington, Géorgie 1949 : le shériff George Hatcher (g) a laissé entrer les meurtriers dans la cellule de Calib Hill (d) – AFP

Les lois Jim Crow ont instauré un véritable apartheid, qui séparait les Noirs des Blancs. Dans ce contexte la vie des Noirs américains était une vie de menace, de violence et de terreur. Ils étaient obligés de vivre littéralement à l’écart. Tout ce qui était perçu par les Blancs comme une transgression de cette frontière, physique et sociale, pouvait susciter une menace physique. Se retrouver au mauvais endroit, prendre le mauvais bus pouvait provoquer la mort.

Un Afro-Américain à une fontaine réservée aux gens de couleur, à Oklahoma City, 1939.

Salle d’attente réservée aux gens de couleur.

Ces lois interdisaient par exemple les mariages interraciaux et imposaient une séparation entre Noirs et Blancs dans les transports, les lieux publics, le logement, l’emploi, les établissements scolaires mais aussi chez les barbiers et lors des matchs de base-ball amateur (Géorgie), dans les spectacles de cirque (Louisiane), aux entrées des hôpitaux (Mississippi), dans les bibliothèques (Caroline du Nord) ou encore dans les cabines téléphoniques (Oklahoma), etc.

Elles se signalaient aussi par une définition très extensive de l’appartenance à la race noire, selon la règle « Une goutte suffit » (the one-drop rule).

De façon plus subtile et insidieuse, ces codes intervenaient également sur le terrain des droits civiques et en particulier sur celui du droit de vote, entravé par de multiples tracasseries réservées aux seuls Noirs comme des taxes au bureau de vote, des tests d‘alphabétisation ou d’hérédité, des découpages électoraux tarabiscotés ; autant d’obstacles érigés dans le seul but de les décourager de voter et d’accéder aux postes de décision.

« Séparés mais égaux »

.           Ce système fut d’une redoutable efficacité. Exemples : seulement 9.000 des 147.000 Noirs en âge de voter en 1890 dans le Mississippi étaient inscrits dans les registres électoraux ; et sur les 130.000 Noirs inscrits en 1896 dans les registres de Louisiane, il n’en restait plus que 1.342 en 1904. Cent fois moins ! Pire encore, les Noirs étaient scandaleusement désavantagés sur le plan pénal en étant écartés des jurys, la porte ouverte à des verdicts biaisés et à des dizaines de milliers d’erreurs judiciaires en leur défaveur, en particulier dans les Etats du Sud.

Aux yeux de l’Amérique blanche raciste, peu importait le statut et la classe sociale ; on demeurait lié à sa race, sa couleur de peau. Même les Noirs américains avec le plus de prestige et de respect étaient réduits à leur couleur de peau. La ségrégation et le racisme étaient la norme, la « tradition ». Quand tout le monde respecte une norme, nul ne ressent le besoin de la justifier. On accepte à la rigueur les Noirs dès lors qu’ils restent à la place qu’on leur a assignée.

En Caroline du Sud, les Noirs n’ont pas eu le droit de voter entre 1870 et 1948 – AFP / INP

Désireux de ne pas ranimer les braises de la guerre de Sécession, l’Etat fédéral ferma les yeux sur ces pratiques, encouragé – s’il l’on peut dire – par un arrêt de la Cour suprême qui, en 1883, avait déclaré anticonstitutionnelle, à 8 voix contre 1, la partie du 14e amendement interdisant aux Etats de pratiquer la discrimination raciale dans les hôtels, les trains et les lieux publics.

Washington finira même par légaliser de facto la ségrégation le 18 mai 1896 à travers l’arrêt Plessy contre Ferguson, par lequel la Cour Suprême des États-Unis considéra que l’État de Louisiane était en droit de classer le sieur Plessy parmi les « personnes de couleur » du fait d’un huitième de sang noir et que le juge Ferguson pouvait en conséquence lui interdire l’accès aux wagons réservés aux blancs ! Ce recul démocratique, en autorisant les États qui le souhaitent à imposer par la loi des mesures de ségrégation raciale, pourvu que les conditions offertes aux divers groupes « raciaux » par cette ségrégation soient égales, instaura, à l’échelon national, le principe hypocrite de « separate but equal », autrement dit « séparés mais égaux » dans les lieux publics, par l’exclusion de toute relation entre le XIIIe amendement qui abolissait l’esclavage et les lois ségrégationnistes.

Dès lors, la ségrégation raciale prenait un tour officiel, faisant des Noirs des citoyens de deuxième classe, un apartheid avant l’heure en contradiction totale avec l’esprit initial de la Constitution. Loin de l’émancipation qui devait découler de la victoire du Nord et de l’abolition de l’esclavage, le XXe siècle allait produire des décennies d’injustices, combattues à partir de 1954 par le Mouvement pour les droits civiques dirigé par Martin Luther King. Il faudra attendre le milieu des années 1960 pour que soit mis un terme à la discrimination dans les lieux publics grâce au Civil Rights Act (1964), suivi par le Voting Rights Act (1965) supprimant les examens et autres impôts pour devenir électeur aux États-Unis.

Séparés et inégaux

.            Le principe de séparation des races est né avec les États-Unis eux-mêmes : le Naturalization Act du 26 mars 1790 offrit généreusement la citoyenneté aux free white persons (« personnes libres blanches »), autrement dit aux immigrants européens de bonnes mœurs, sous réserve qu’ils aient deux ans de résidence dans le pays.

Il exclut sans le dire les autres immigrants et surtout les esclaves et affranchis africains et les Indiens eux-mêmes. Ces derniers demeurèrent des non-sujets jusqu’à la fin du XIXe siècle, même après que les esclaves noirs furent libérés et dotés de droits civiques. C’est la cause profonde du mal-être des uns et des autres et du racisme latent de ce pays, lequel n’a rien de commun avec ce que l’on peut observer dans d’autres pays occidentaux, où le mal-être de certaines catégories d’immigrants vient avant tout de leur difficulté à adopter les codes sociaux et culturels de leur terre d’accueil.

Tandis que tous les autres citoyens des États-Unis sont issus d’immigrants qui ont librement choisi de s’y établir, les noirs y ont été conduits par la contrainte et les Amérindiens en font partie par le droit de conquête.

.            Les lois ségrégationnistes furent progressivement abrogées dans les années 1950 et 1960, avec en premier lieu l’arrêt Brown v. Board of Education du 17 mai 1954.

.            Les quotas d’immigration hérités du Naturalization Act furent abrogés le 3 octobre 1965.

.            Quant aux dernières lois contre le croisement des races, elles furent abrogées le 12 juin 1967 par l’arrêt Loving v. Virginia de la Cour Suprême fédérale qui valida le mariage entre un blanc, Richard Loving (le bien-nommé) et une noire, Mildred Jeter.

Le Ku Klux Klan, raciste et suprématiste

.           Tout au long de ces cent années de ségrégation, un groupe va incarner dans sa façon la plus extrême la violence du système : le Ku Klux Klan, société secrète fondée dans le Tennessee le 24 décembre 1865, au lendemain de la guerre de Sécession, par six officiers sudistes. L’appellation, volontairement ésotérique, provient de la contraction et de l’association des mots kuklos (‘cercle’ en grec ancien), lux (‘lumière’ en latin) et clan, qui veut dire ‘famille’ en dialecte écossais.

Le Ku Klux Klan a semé la terreur jusque dans les années 1960.

Refusant l’abolition de l’esclavage et récusant le « dogme de l’égalité raciale », le Klan base son action sur la violence envers les Noirs, usant d’un accoutrement spectral (cagoule blanche pointue, tunique blanche) et de grades chimériques (Grand Sorcier, Grand Dragon etc.) destinés à terroriser leurs victimes et à garder l’anonymat. De société secrète, le Ku Klux Klan va rapidement se transformer en organisation terroriste hyper hiérarchisée et accueillir dans ses rangs d’anciens soldats, des criminels mais aussi des juges, des maires et des sheriffs. Incendies, viols, meurtres, lynchages, pendaisons, tous les moyens sont bons, y compris les plus sordides, pour intimider la population noire.

Face à ce déchaînement, plusieurs États réagissent comme le Tennessee, le Texas, l’Arkansas et les deux Carolines où les forces de police ou bien l’armée sont mobilisées pour procéder à des arrestations suivies de condamnations. Il faut noter que ce sont les républicains qui font alors la chasse au Klan, celui-ci étant soutenu à cette époque par les démocrates du Sud les plus irréductibles. Le gouvernement fédéral va aussi se décider à agir. Sous l’impulsion du président Ulysses Grant, le Congrès adopte plusieurs lois qui vont déboucher sur la dissolution du Ku Klux Klan en 1872.

Dissous mais bien vivace, le KKK va ressurgir au milieu des années 1910, étendant cette fois sa haine initiale envers les Noirs aux immigrés, aux juifs et même aux catholiques. Mais ce sont bien les Noirs qui vont encore le plus souffrir de ses exactions. Prônant désormais la suprématie blanche, ce Klan régénéré se propage jusqu’aux États de l’Ouest et du Midwest pour revendiquer jusqu’à 5 millions d’adhérents en 1925, avant de décliner à nouveau après son interdiction en 1928 et le krach boursier de 1929.

Le combat continue

.            Cependant, l’émergence du Mouvement pour les droits civiques au milieu des années 1950 redonne au KKK de la vigueur en même temps qu’une nouvelle cause à combattre. La violence et les crimes redoublent alors contre les Noirs et les adversaires de la ségrégation avec deux points culminants aux yeux de l’opinion publique : l’explosion d’une bombe dans une église de Birmingham dans l’Alabama qui coûte la vie à quatre fillettes en 1963 puis le meurtre de trois militants anti-ségrégation, deux juifs et un Noir, dans le Mississippi en 1964. Ces deux événements, ajoutés à la fin de la ségrégation et au changement progressif des mentalités, rejettent à nouveau le Ku Klux Klan dans l’ombre (seulement 2 000 adhérents en 1970).

Aujourd’hui, le Klan ne pèse plus grand chose mais les « white supremacists » et autres groupes extrémistes continuent, certes à la marge, de théoriser sur la notion de race. Depuis 2009, c’est un président noir, Barack Obama, qui loge à la Maison Blanche. Les discriminations raciales ont-elles pour autant disparu ? Ce n’est pas le sentiment qui prévaut au sein de la communauté noire. L’exemple récent de l’acquittement du vigile George Zimmerman, auteur en Floride du meurtre de Trayvon Martin, un adolescent afro-américain, a ranimé le débat de l’inégalité des Noirs face à la justice. Et il suffit d’écouter un Noir américain raconter en détail son quotidien pour se persuader que le chemin est encore long sur la voie de la « post-racialisation » ainsi que l’a dénommée l’historien français François Durpaire.