Les déserts médiatiques se multiplient aux États-Unis

Le Figaro – Chloé Woitier - 06 nov 2018 / 14 déc 2019

Des territoires n’ont plus de journaux locaux. Ailleurs, la qualité éditoriale est en chute libre.

Un distributeur automatique de journaux à Seattle. Touchée de plein fouet par la crise de 2008, la presse locale américaine subit la fuite de ses revenus publicitaires, partis sur les plateformes Internet. Soeren Stache/picture-alliance/dpa/AP Images

.            Les lecteurs du Reno Gazette-Journal, Arizona Republic ou Indianapolis Star vont avoir une drôle de surprise en ouvrant leur journal mercredi matin. Ces quotidiens, tout comme la centaine d’autres journaux locaux détenus aux États-Unis par le puissant groupe de presse Gannett, ne rendront pas compte des résultats des très disputées élections de mi-mandat qui se seront déroulées la veille. « Le dernier article pourra être envoyé au maximum 45 minutes après la clôture du scrutin », a annoncé le groupe Gannett à l’ensemble de ses rédactions, comme le révèle le site Nieman Lab. Bien trop tôt pour avoir les résultats des bureaux de vote du secteur et connaître le nom du nouveau député local.

.           Officiellement, Gannett veut pousser ses lecteurs, souvent âgés, à consulter les résultats du scrutin, qui verra l’élection de 435 députés et de 35 sénateurs, sur le site Internet de leur journal local qui sera rendu gratuit pour l’occasion. Mais cette décision est surtout économique. Couvrir des élections signifie boucler à minuit passé et faire gonfler la pagination. Cela engendre un surcoût que de moins en moins de journaux locaux peuvent assumer, alors que leurs ventes sont en chute libre. Les principaux titres de Gannett ont vu leur diffusion payée dégringoler de 25 à 35 % en deux  ans. Et ce ne sont pas les abonnements numériques qui permettent de compenser ces pertes. Le Reno Gazette-Journal (48 000 ventes en semaine) a perdu 18 000 acheteurs papier depuis 2016 pour n’en gagner que 1 500 sur le Web…

La décision de Gannett illustre la situation délicate dans laquelle se trouve la presse locale américaine. Touchée de plein fouet par la grande crise de 2008, elle subit désormais la fuite de ses revenus publicitaires, partis sur les plateformes Internet. La situation s’est tellement dégradée que des territoires, de plus en plus nombreux, ne disposent désormais plus de médias locaux. « Sur les 3 143 comtés des États-Unis, près de 200 n’ont pas de journal local, quelle que soit sa périodicité. 1 500 comtés n’ont qu’un seul titre, bien souvent un hebdomadaire. Et plus de 2000 n’ont aucun quotidien local », affirme une étude de l’université de Caroline du Nord parue fin octobre. « Ces déserts médiatiques touchent les citoyens les plus vulnérables. Ils sont souvent plus pauvres, plus âgés et moins éduqués que l’Américain moyen. » Sont ainsi concernées les lointaines banlieues (1 300 fermetures de journaux depuis 2004) mais aussi les zones rurales (500 fermetures).

« Journaux fantômes » 

.           L’étude dévoile aussi le phénomène des « journaux fantômes », ces publications locales qui, au fil des années, sont devenues des carcasses vidées de leur substance journalistique. Ces médias, qui ont dû licencier en masse ces quinze dernières années, ont été transformés en d’inoffensives publications lifestyle ou en de simples supports publicitaires.

Une autre étude, publiée par l’université Duke, souligne l’inquiétante chute de la richesse éditoriale des médias locaux américains. En étudiant une centaine de quotidiens, les chercheurs se sont rendus compte que seuls 17 % de leurs articles concernent réellement l’actualité de leur zone de diffusion. Plus de la moitié des informations proviennent d’autres médias. Et à peine 50 % des articles sont « d’intérêt public », c’est-à-dire relevant de la vie politique, économique et citoyenne locale.

Une partie importante de l’Amérique des périphéries est donc appelée aux urnes sans avoir été correctement informée sur ses candidats, leurs programmes, et les enjeux pour ses territoires. « Ces citoyens en sont réduits à se forger une opinion en fonction de ce qu’ils lisent dans leur boîte e-mail ou sur leur fil Facebook », s’alarme sur CNN Penny Abernathy, auteur de l’étude sur les déserts médiatiques. Un terreau propice aux manipulations, et dont les conséquences ­politiques sont encore mal mesurées.

Un phénomène qui se généralise

.           Le phénomène menace d’autres pays. Selon l’institut Media Reform Coalition, 58 % de la population britannique vit dans un des 273 districts du pays qui n’a pas son propre quotidien. Entre 2005 et 2018, le Royaume-Uni a subi une perte nette de 245 titres de presse locale. La presse locale australienne a, elle, perdu 3 000 postes entre 2011 et 2017. Le groupe ACM (Australia Community Media), fort de 130 titres et publications agricoles, a été vendu cet été pour 130 millions de dollars. ACM valait 3 milliards de dollars en 2007.

Aux lourdes conséquences

.           Les conséquences politiques de la disparition de la presse de proximité ont donné lieu à plusieurs études. Leurs conclusions sont similaires : chute du taux de participation aux élections locales ; nombre plus réduit de candidats à ces scrutins ; et même augmentation du taux d’endettement des municipalités, dont les décisions ne sont plus soumises à l’œil des journalistes.

.           Autre effet : un sentiment de déclassement. Les zones perdant leur journal local sont souvent rattachées à un média à la zone de diffusion plus large, dont le siège se situe dans une grande ville. Ces titres n’ont ni les moyens, ni l’intérêt éditorial de se pencher sur ces périphéries. « La concentration dans les médias locaux prive les communautés rurales de leur voix. L’information qu’ils reçoivent leur est imposée depuis les centres urbains, qui n’ont pas les mêmes préoccupations », écrit dans un rapport le Media, Entertainement and Arts Alliance (MEAA) australien. Même son de cloche au Royaume-Uni. « Les journaux locaux donnaient la parole à la classe ouvrière. Leur disparition a pu contribuer au vote pour le Brexit », écrit la journaliste Libby Purves dans la revue Index.