L'Amérique a été française ...

D’après : Gilles Havar : Ouest France - Nicolas Montard - 20 oct 2020 / HuffPost - Pierre Tremblay - 21 fév 2021

.            Au XVIIIe siècle, la France revendiquait près d’un tiers du territoire actuel des États-Unis. Sauf que Napoléon Bonaparte a préféré vendre la Louisiane en 1803.

La Nouvelle Orléans

.            L’histoire et les figures de l’Amérique du Nord française sont souvent absentes de l’histoire. Cela tient du fait que cette portion de l’empire français a disparu lors de la Guerre de Sept ans, en 1763, et donc avant la Révolution française, événement fondateur de notre histoire et identité nationale. Tout cela apparaît donc très lointain. C’est aussi l’histoire d’un échec. Les Français ont été battus par les Britanniques et, même si c’est un peu simpliste, l’amour propre national a pu freiner l’intérêt pour cette période. Et puis c’est une histoire éclipsée par celle des États-Unis, où l’idéologie de la “Destinée manifeste” postule que l’histoire du continent commence avec l’arrivée des anglo-américains. Ce qui a précédé est considéré comme inférieur d’un point de vue civilisationnel. Le passé français et celui des autochtones sont donc perçus comme un prologue anecdotique.

.            La Nouvelle-France était peu peuplée (3.000 colons en 1663, autour de 80.000 en 1760). Elle a donc pu exister grâce aux liens noués avec les Amérindiens. Ces derniers trouvaient aussi un intérêt dans ces alliances, pour mieux faire la guerre aux autres peuples autochtones ou résister à l’expansion des Britanniques, plus avides de leurs terres.

L’empire qui s’est construit reposait sur des formes d’adaptation aux Autochtones, plus que d’imposition des normes coloniales. Le projet consistait à franciser et évangéliser les Amérindiens, même si parfois c’est le contraire qui s’est produit. Les autochtones n’ont donc pas été immédiatement des victimes de l’histoire coloniale. Ce serait leur enlever leur marge de manœuvre, leur capacité à être des acteurs historiques. En revanche, à la longue, surtout au 19e siècle (époque britannique puis canadienne ou américaine), les Autochtones ont bien été soumis et refoulés dans des territoires exigus, devenant en quelque sorte des étrangers sur leurs terres.

.            Dès avant la première expédition de Jacques Cartier le 20 avril 1534, les morutiers normands, bretons et basques sont venus pêcher la morue dans le golfe du Saint-Laurent aux abords du Labrador et de l’île de Terre-Neuve. Jacques Cartier, arrivé à terre-Neuve en suivant leur route, explora l’estuaire du Saint Laurent, ce qu’aucun européen n’avait fait auparavant, sauf peut-être les Vikings de Leif Ericsson. Dès sa première exploration, le Christophe Colomb de la France entra en contact avec des Amérindiens, les Micmacs, une rencontre qui marqua le début d’un respect mutuel durable entre Français et Amérindiens, qui dura jusqu’en 1763, quand l’Amérique fut cédée aux Anglais par le traité de Paris.

.            Bien vite, c’est un autre produit que la morue qui intéressa les Français : la peau de castor, qui servait à fabriquer des chapeaux en Europe. La monarchie française va alors accorder des monopoles de traite à des entrepreneurs en échange de l’obligation de s’établir sur place et d’installer des colons. Au début, la monarchie bien qu’elle ne s’intéressât que de façon épisodique au Nouveau Monde, notamment pour trouver un passage vers l’Asie, cherchait avant tout à concurrencer l’empire espagnol. Dans les années 1560, l'amiral de Coligny avait orchestré des tentatives d’implantation coloniale en Floride, mais les Français – surtout des huguenots – furent finalement délogés brutalement par les Espagnols.

La colonisation a plus de succès à partir du début du XVIIe siècle avec la fondation par Samuel de Champlain de Québec en 1608, de Montréal en 1642. L’idée est d’exploiter les ressources du Nouveau Monde, de concurrencer les Anglais, et on garde aussi l’espoir de trouver une voie vers la Chine, sans oublier les ambitions missionnaires.

.            L’amitié des Autochtones est indispensable aux Français s’ils veulent circuler et s’implanter en Amérique du Nord. Leur alliance avec ces peuples sera fondée sur le commerce des fourrures qu’ils échangent contre des textiles et des objets en fer (ils ne maîtrisaient pas encore le fer), et sur la guerre contre un ennemi commun.

Cérémonie de la signature du traité de la Grande Paix de Montréal en 1701, entre une quarantaine de nations autochtones et les Français. François Girard (Vidéanthrop)

En 1701, cette politique d’alliance atteint son paroxysme avec la Grande Paix de Montréal, un traité hors normes entre les Français et une quarantaine de nations amérindiennes, dont les Iroquois. Ce sont de fait des rapports diplomatiques tels qu’ils pouvaient exister au même moment entre États européens. Mais les Français s’adaptent aux Autochtones : les discours de leurs chefs sont traduits par des interprètes français, on brandit des colliers de wampum – faits de perles de coquillages – pour appuyer sa parole, on fume le calumet… Les ambassadeurs autochtones s’adaptent eux aussi aux Français, qui leur demandent d’inscrire leur marque sur le traité de paix. Ils y dessinent alors des animaux totémiques.

Extrait du traité de 1701 avec les pictogrammes des nations signataires. Inconnu.

.            Les Français fondent des colonies essentiellement à partir du XVIIe siècle, et ce du golfe du Saint-Laurent à la vallée du Mississippi. À l’apogée de la présence française, au milieu du XVIIIe siècle, le roi de France revendique presque un tiers des États-Unis actuels (en plus du Canada).

Mais les zones réellement colonisées se limitent à quelques espaces, comme la région de La Nouvelle-Orléans, le Pays des Illinois (au confluent du Missouri et du Mississippi) ou le poste de Détroit. Dans la majeure partie du territoire, les Français se contentent d’établir des forts militaires (on en comptera plus de 150) ou des comptoirs ou ne font que circuler parmi les Indiens, avec qui ils s’allient.

Alors que les revenus du commerce des fourrures avec les Amérindiens (du fait de la vogue en France des chapeaux de feutre de castor) ont très tôt soutenu économiquement la colonie canadienne, un autre front colonial s’ouvre dans le bas du Mississippi à partir du début du XVIIIe siècle. Il conduira à la déportation en Louisiane d’esclaves africains et à la création de plantations de tabac et d’indigo.

La Nouvelle-France vers 1754-1755

.            La ville de Détroit a été fondée en 1701 par Lamothe Cadillac au « détroit » des lacs Erié et Sainte-Claire ; La Nouvelle-Orléans, a été fondée par Le Moyne de Bienville en 1718 sur le Mississippi, et Saint-Louis, érigé en 1764 un peu au sud du confluent du Mississippi et du Missouri par le Béarnais Pierre Laclède et des colons canadiens. D’autres localités ont été fondées par les Français plus tardivement, comme Gallipolis, la « ville des Gaulois », dans l’Ohio en 1790.

Mais la France subit des revers militaires lors de la guerre de Sept Ans (1756-1763) face à la Grande-Bretagne. Dès le 03 nov 1762 par le traité (secret) de Fontainebleau, la France cède la Louisiane à l'Espagne … pour ne pas avoir à la céder à la Grande-Bretagne.

.            Le 10 fév, le traité de Paris permet certes à la France de préserver la Guadeloupe et la Martinique (perdues lors de la guerre), mais elle perd sa souveraineté sur toute l’Amérique du Nord, excepté le petit archipel de Saint-Pierre et Miquelon.

Les Espagnols récupèrent (officiellement) la Nouvelle-Orléans et les postes situés sur la rive droite du Mississippi ; les Britanniques héritent du Canada et des postes situés sur la rive gauche du Mississippi, territoire qui rentrera ensuite dans l’escarcelle des Américains.

.            Mais pour Bonaparte, la Louisiane était susceptible de servir de colonie d’appoint au véritable centre de l’empire colonial français, Saint-Domingue, la « perle des Antilles », dont l’essor reposait sur la commercialisation de denrées exotiques comme le sucre, le café et le coton, en plus de l’esclavage des Noirs. Aussi le 01 oct 1800, par un nouvel accord secret avec l’Espagne (traité de San Ildefonso), la France récupère la Louisiane, qui comprend la Nouvelle-Orléans, Saint-Louis et s’étend théoriquement jusqu’aux Montagnes Rocheuses.

Puis Saint-Domingue étant passée sous le contrôle d’un gouverneur noir, Toussaint Louverture, Bonaparte entreprend d’envoyer des troupes, depuis la Louisiane, pour la reconquérir. Mais le désastre de l’expédition française à Saint-Domingue en 1802 le conduit à faire marche arrière : sa priorité désormais ne fut plus la Louisiane, mais le financement de la guerre qui pointe contre l’Angleterre.

.            Au départ, le Président Jefferson, dont la priorité était de récupérer la Nouvelle-Orléans et de contrôler la navigation sur le Mississippi, avait chargé James Monroe et Robert R. Livingston de négocier l’achat du port de La Nouvelle-Orléans et de la région de la côte septentrionale du golfe du Mexique, connue sous le nom de Floride occidentale, pour la somme de 10 millions de dollars. Mais lorsque Napoléon Bonaparte leur proposa de leur vendre l’ensemble de la colonie française de Louisiane, les négociateurs américains s’empressèrent d’accepter.

Le traité de cession fut signé à Paris le 30 avril 1803, en l’Hôtel Tubeuf, alors ministère du Trésor. Contre 16 millions de dollars, la jeune Amérique voyait l’étendue de son territoire doubler, s’étendant considérablement vers l’Ouest. La population des Etats-Unis s’accroissait, hors Amérindiens, d'environ 60.000 habitants, dont la moitié de Noirs.

Ce territoire de plus de 2 144 476 km2 (529.911.560 acres, 22,3 % de la superficie actuelle des États-Unis) s’est négocié au prix de 3 cents par acre, soit près de 16 millions de dollars (environ 85 millions de francs français), une somme équivalente en dollars de 2020 à 342 650 000 $ de 2020. Sachant qu'un franc or 1803 se négocie environ 2 000 € en 2017, la vente représente alors 170 milliards d'euros.

Le territoire de la Louisiane française, tel qu’il existait en tant que territoire de la Nouvelle-Espagne à partir de 1763, puis retrocédé à Napoléon en 1800, qui l’a vendu dès 1803 aux Américains. (Seule une petite partie de ce vaste territoire deviendra l'État américain de la Louisiane à l'extrême sud).

.            Thomas Jefferson décida alors l’envoi de deux officiers, Lewis et Clark, en mission d’exploration dans l’Ouest américain (1804-1806), lesquels atteindront le Pacifique.

.            Un nouveau destin pour les Etats-Unis : on peut imaginer que, sans cette acquisition, la conquête de l’Ouest aurait été plus tardive, et que les Indiens de l’ouest du Mississippi auraient maintenu plus longtemps leurs modes de vie traditionnels, parce que les Français, peu nombreux, n’auraient pas envahi leurs territoires comme l’ont fait les colons anglo-américains. On peut aussi imaginer, qu’à terme, un conflit territorial entre la France et les Etats-Unis a été évité.

Mais la conquête américaine de l’ouest – un ouest où la langue européenne la plus parlée, du Kansas à l’Oregon, reste longtemps le français – débutera en réalité une quarantaine d’années plus tard.

.            En Louisiane, l’héritage de la culture, voire de la langue française, a été préservé notamment avec les Cajuns, ou Cadiens, descendants d’Acadiens venus sur place après 1763, après avoir été déportés par les Britanniques dans les Treize colonies.

À La Nouvelle-Orléans, on célèbre encore régulièrement les origines françaises de la ville. En février 2006, lors de la célébration du premier Mardi Gras après l’ouragan Katrina, l’une des confréries organisant un défilé brandissait une pancarte où était inscrit « Buy us back, Chirac » ! Elle demandait que le président français revienne sur l’achat de la Louisiane de 1803.

Dans le Midwest et l’Ouest, de nombreux toponymes témoignent aussi du passé « français » du continent : Platte River, Belle Fourche River, Bonne Femme Creek, L’Eau Qui Court, Butte Cachée, Coteau des Prairies, Grand Téton, Boise, Prairie du Chien.

Des tribus indiennes portent aussi des noms français ! Ainsi les Nez Percés, les Cœur d’Alêne, les Pend d’Oreille, ou parmi les Sioux, les Brulés et les Sans-Arc. Des Indiens du Dakota ont aussi des patronymes français : Beauchamp, Morsette, Malnourri, Billadeau, Gilette, etc. ; ces noms témoignent d’une longue histoire d’interaction et de métissage entre des coureurs de bois francophones et les Amérindiens.

Par ailleurs, il resterait encore aujourd’hui quelques individus parlant français (le « français du Missouri ») à La Vieille Mine, au pied des montagnes Ozark.