New York : Le « champ du potier ». Déterrer les secrets des mystérieuses fosses communes de Hart Island.

https://www.nytimes.com/interactive/2016/05/15/nyregion/new-york-mass-graves-hart-island.html
The New York Times - Nina Bernstein, Victor J. Blue, Alon Sicherman & Micah Dickbauer- 15 mai 2016
Ouest-France -Peter HUTCHISON – 09 déc 2019 / 20 Minutes – 06 déc 2019

.            Hart Island est une île située dans la partie ouest du Long Island Sound, à l’est de l’arrondissement du Bronx dont elle dépend. D’une longueur de 1,6 km pour une largeur de 400 mètres, avec une superficie de 53,10 hectares, elle n’est accessible que par bateau. Servant de gigantesque tombe depuis 1869, elle abrite le plus grand cimetière de la ville de New York. La plus méconnue des îles de New York, surnommée « le champ du potier », pour ses fosses communes où reposent près d’un million de New-Yorkais, devrait bientôt ouvrir au public après avoir été quasi inaccessible pendant des années.

Depuis 1869, cette île de 50 hectares, à l’est du Bronx, peuplée de biches et d’oies en liberté, où viennent nicher les balbuzards ou se prélasser les phoques, sert de tombe aux pauvres et aux indigents.

.            Les cercueils sont généralement anonymes, désignés uniquement par des numéros. Il n’y a aucune pierre tombale.

Des centaines de milliers d’enfants s’y trouvent aussi et de nombreux malades du sida morts au début de l’épidémie dans les années 1980, à une époque où ils étaient souvent rejetés par leurs proches ou refusés par d’autres cimetières. Quelque 1.200 personnes, de toutes nationalités, y compris des Chinois, des Nigérians ou des Népalais, sont encore enterrées à Hart Island chaque année, la plupart du temps par des prisonniers amenés depuis la prison de Rikers Island toute proche, moyennant une rémunération limitée à un dollar de l’heure.

Le 04 déc 2019, le maire de New York, Bill de Blasio, a entériné la décision de transfèrer la gestion de Hart Island à la direction des parcs new-yorkais, prévoyant l’ouverture de l’île au public, ainsi que des ferries réguliers pour la desservir, dans des conditions qui restent toutefois à préciser d’ici 2021. L’île était jusqu’ici gérée par la direction des prisons new-yorkaises, qui n’autorisaient les visites qu’au compte-gouttes, et seulement depuis 2007. C’est à compter de cette date que les proches des personnes inhumées sur l’île ont pu s’y rendre, même si elles ne pouvaient observer les tombes que de loin. Le public, lui, était banni. Seuls les journalistes pouvaient participer à des visites organisées sous étroite surveillance, deux fois par an. Dans quelques mois, ils y trouveront de petits marqueurs blancs, indicateurs de fosses communes renfermant chacune les dépouilles soit de 150 adultes, aux cercueils empilés trois par trois, soit de 1.000 enfants, empilés cinq par cinq.

Après une plainte au civil, leurs droits à des visites plus régulières avaient été reconnus en 2015. Mais elles restaient dépendantes d’un calendrier fixé arbitrairement par la direction des prisons, limité à deux jours de visite par mois.

Elaine Joseph, infirmière retraitée de 65 ans, fait partie de ceux qui se battaient pour pouvoir se rendre librement sur cette île où est enterrée sa fille, morte en janvier 1978 à l’hôpital, quelques jours seulement après sa naissance prématurée.

Son bébé est décédé en pleine tempête de neige : coincée chez elle faute de transports, Elaine Joseph n’a su qu’une semaine après que l’hôpital l’avait fait enterrer sur Hart Island, dont elle ignorait alors l’existence.

.            Plus d’un million de personnes sont enterrées dans le « potter’s field »(le « champ du potier ») dans l’île de Hart Island. L’expression «champ du potier» est biblique, se référant à un lopin de terre argileuse, près de Jérusalem, acheté par les grand-prêtres avec les 30 pièces d'argent que Judas, pris de remords leur avait rendues. Sans valeur agricole, cette parcelle était destinée à y enterrer des étrangers.

Les «étrangers» à New York après la guerre civile étaient de pauvres immigrants, des Afro-Américains et des victimes des bidonvilles surpeuplés, foyers de criminalité.

Une terre de triste histoire.

.            Environ deux fois par semaine, chargé de corps emballés dans des caisses en pin, un camion blanc de la morgue de New York passe par une haute porte grillagée et monte sur un ferry sans un passager payant. Sa destination est Hart Island, une bande de terre inhabitée au large de la côte du Bronx dans le détroit de Long Island, où des ruines du XIXe siècle envahies par la végétation font place à des fosses communes creusées au bulldozer. Les porteurs sont exclusivement des condamnés détenus, payés 50 cents l'heure.

Un bus du service correctionnel de la ville de New York emmenant des détenus au ferry de Hart Island en mars. Les détenus sont payés 50 cents de l’heure pour enterrer les morts non réclamés de la ville, dans des tranchées profondes. Victor J. Blue pour le New York Times

.            La ville de New York a acheté Hart Island en 1868. Elle avait été le site d'un camp de prisonniers pour les confédérés pendant la guerre de Sécession (3.413 hommes y furent internés). Elle a également abrité un hospice, un asile pour femmes, ainsi qu’une base de missiles antiaériens durant la guerre froide. Et pendant plus d'un siècle, les morts ont partagé l'île avec des détenus vivant chichement, des gens qui probablement finiraient dans les mêmes fosses communes.

Les adultes sont enterrés dans des fosses communes de 21 mètres de long uniquement signalées par une simple borne blanche, parfois en plastique, contenant environ 150 corps. Les quelque 1 000 enfants sont inhumés dans des fosses séparées, dans de petits cercueils de pin marqués d’un simple numéro. On estime à un million le nombre de personnes enterrées sur l’île depuis 1869.

L’île est désormais hantée par les restes en ruine d’institutions disparues, parmi lesquelles un asile psychiatrique, un sanatorium pour tuberculeux, une maison de correction pour adolescents, et même une base de missiles pendant la Guerre froide. Entre ces ruines, dans les landes terrassées au bulldozer, des détenus équipés, à la manière de prisonniers enchaînés, habillés de rayures rouges et de casquettes orange fluo empilent dans des tranchées les morts sur plusieurs hauteurs.

Un ignoble trafic.

.            Les propriétaires d'esclaves du Sud ont «donné» ou vendu des corps d'esclaves morts dans le Nord du pays, où les écoles de médecine, concurrentes, importaient ces corps, camouflés … parfois dans des fûts de whisky. En dépit de ce « commerce », la pénurie a fait que les fosses communes, les cimetières des hospices et les cimetières afro-américains étaient régulièrement de plus en plus saccagés tandis que les professeurs de médecine payaient les cadavres, sans poser de questions. D'autres corps ont été détournés des morgues, des services de bienfaisance et des hôpitaux urbains.

La société a généralement fermé les yeux tant que les voleurs de corps se sont contentés de prendre des Noirs, des pauvres ou des faibles, soulignent les historiens. Mais dès lors que même les corps de Blancs «respectables» sont devenus vulnérables, l'indignation s’est fait jour. Il y eut des émeutes contre les écoles de médecine de Philadelphie, New Haven et New York, où en 1788 un hôpital fut mis à sac et les étudiants en médecine du Columbia College quasiment lynchés. La fureur a culminé à l'échelon national dans un scandale de 1879, lorsque le corps nu et volé d'un membre du Congrès américain a été découvert dans un laboratoire d'anatomie de l'Ohio.

Les législateurs de nombreux États ont conclu que la seule façon de protéger les « respectables » était d’offir aux facultés de médecine plus que ce qu'elles se procuraient déjà illégalement : les corps de personnes privées de leurs droits. L’une des premières lois dans ce sens a été celle de l’État de New York, adoptée en 1854 malgré l’opposition véhémente des représentants des immigrants pauvres de la ville de New York. Au cours des 50 années suivantes, de nombreux États lui ont emboîté le pas, exigeant, par la loi, que les responsables des hospices, prisons, hôpitaux et établissements publics fournissent des cadavres aux facultés de médecine.

A New York, la loi « modèle ».

.            Une disposition de cette loi permet d’exempter les corps des personnes qui ont indiqué qu’elles refusaient la dissection ou l’embaumement. Mais en fait peu la connaissent, et il est donc facile pour certaines institutions de l’ignorer. Elle n’est donc, de fait, pas appliquée.

Ainsi, dans les années 1990, cet article de loi était, dit-on, inconnu dans la pension où une femme afro-américaine, nommée Gwendolyn Burke, aveugle à l’issue d’une vie de petits boulots subalternes, n'avait aucune chance d'éviter la fosse commune. Effectivement, lorsqu'elle est décédée à 89 ans, Mme Burke a été envoyée à Hart Island. Mais auparavant, le Collège de médecine Albert Einstein a réclamé son cadavre et a utilisé son corps à des fins de dissection pendant 13 mois avant qu'elle ne soit enterrée en 2000.

.            New York faisait partie des nombreux États qui avaient ajouté la dissection aux condamnations à mort pour meurtre, incendie criminel et même cambriolage au début du 19e siècle, alors qu'elle était illégale dans les autres cas. Mais la demande de cadavres pour l'enseignement médical dépassait l'offre légale de criminels exécutés, et un marché illicite de cadavres s'est donc développé.

.            New York est unique parmi les villes américaines dans la façon dont elle dispose des morts qu'elle considère comme non réclamés : selon la loi, ces corps deviennent propriété de la ville, et sont mis à disposition pour la dissection ou la pratique de l'embaumement si une école de médecine ou une classe mortuaire le demande, avant l’inhumation dans l’île des morts. Ce statut de tutelle de New York était considéré comme un modèle du genre lors de son adoption en 1993. Mais il n’a pas été honnêtement appliqué.

.            Telles sont les origines du statut actuel de New York. Aujourd'hui, la montée de la crémation et des dons de corps ou d’organes a modifié les pratiques funéraires pour beaucoup, mais dans les communautés pauvres -notamment parmi la génération d'Afro-Américains qui ont migré du sud vers le nord avec les lois Jim Crow, et leurs descendants- l'horreur de l’ultime humiliation de la tombe du pauvre et du spectre du démembrement perdure.

.            Tout au long de l'histoire humaine, selon les archéologues, le traitement des cadavres a été un indicateur clé des différences de statut dans une société; les pauvres «indignes» deviennent … les morts « indignes ». En tant que lieu de sépulture, un terrain banalisé partagé avec de nombreux étrangers se trouve au bas de la hiérarchie. Sortir leur histoire de l’oubli, c'est affronter les malheurs, invisibles, de vies pénibles et ratées inhérentes aux grandes métropoles. Enfances malheureuses, mauvais choix ou tout simplement malchance, les calamités chroniques de la condition humaine figurent dans bon nombre de ces récits.

Turpitudes et infamie.

.            Si Hart Island cache nombre de tragédies individuelles, elle masque surtout les défaillances et les travers systémiques, qui s’accumulent à l’encontre de gens trop pauvres, trop vieux, trop amoindris et diminués ou trop isolés pour se défendre. Ce cimetière occulte les actes répréhensibles de certaines des personnes et des institutions chargées de protéger les New Yorkais, tout comme les tuteurs nommés par les tribunaux et les maisons de soins ou de retraite. Des enquêtes menées par le gouvernement et les médias ont révélé à plusieurs reprises que le système était truffé d'avocats, inter-connectés, qui siphonnaient les frais sur les actifs, et étouffaient leurs vols flagrants sous couvert d’exigences administratives.

.            Et à une époque où beaucoup redoutent toujours le « champ du potier » comme l'indignité ultime, le secret qui entoure les morts de Hart Island voile également le traitement aléatoire de leurs restes par la ville. En vertu d'une loi de l'État de New York des années 1850 et dont la dernière révision date de 2007, la proche famille peut ne disposer que de 48 heures après un décès pour réclamer un corps pour l'enterrement, voire 24 heures après la notification, «si la personne décédée est connue pour avoir un parent dont le lieu de résidence est connu ou peut être déterminé après une enquête raisonnable et diligente. »

À l’issue de ces délais, un corps est légalement disponible pour être utilisé comme cadavre, puis être enterré dans la fosse commune. Les écoles de médecine ont le droit du premier refus ; les corps qu’ils rejettent sont alors envoyés aux « classes mortuaires » pour une formation à l’embaumement, cursus requis pour obtenir la qualification de « directeur de funérailles ».

Les opinions divergent quant à savoir si l’usage des cadavres dans l'enseignement des médecins, ou même par les entreprises de pompes funèbres, doit prévaloir sur les consentements des proches, les interdictions religieuses ou le traitement particulier des pauvres. Certains anatomistes soutiennent désormais que le pouvoir des autorités de s'approprier les corps des marginalisés devrait être considéré inacceptable aujourd'hui. Mais la plupart des gens ignorent tout simplement cette pratique.

.            Avec l'augmentation des dons de corps ou d’organes par les particuliers, la plupart des facultés de médecine ne réclament plus de cadavres à la morgue de la ville. Pourtant, la ville a offert au moins 4.000 corps à des programmes médicaux ou mortuaires au cours de la dernière décennie ; selon les dossiers, parmi ceux-ci, plus de 1.877 ont été retenus pour être utilisés, avant d’ête enterrés plus tard sur Hart Island. La ville a temporairement interrompu le transfert de cadavres en 2014 après que le bureau du médecin légiste ait été compromis dans une série de manquements conduisant à la confusion ou à la perte de corps. Mais la pratique a repris au printemps lorsque la justice a donné gain de cause à une école mortuaire.

.            La ville refuse de communiquer l’identité des cadavres, revendiquant cette confidentialité comme une exception nécessaire aux lois relatives aux documents publics. Invoquant la sécurité, le service pénitentiaire de la ville a également rejeté à plusieurs reprises les demandes du Times de consulter les registres des enterrements de Hart Island. Finalement, en mars, The Times a utilisé un drone pour survoler le littoral de l'île et enregistrer les enterrements. Aucune pierre tombale ne mentionne les morts dans ce « champ du potier ».

.            Peu des personnes sous tutelle étaient riches. Mais elles n'étaient pas non plus démunies, du moins pas avant d'être entrées dans le vortex des soins de fin de vie. Dans certains cas de tuteurs négligents, même le dernier filet de sécurité - un fonds funéraire, un terrain privé, un testament - n'a pas assuré leur protection. «C'est l'une des choses les plus horribles et prédatrices que j'aie jamais vues», a déclaré Felice Wechsler, avocat principal au service juridique de l'hygiène mentale de l'État et vétéran des procédures de tutelle, informé que les dossiers montraient que de nombreuses personnes ayant des tuteurs avaient fini sur Hart Island.

Cercueils chargés dans une fosse sur l'Hart Island vers 1890. Jacob A. Riis / Musée de la ville de New York

Indifférence et trahisons

.            Enterrés en masse dans des fosses larges et profondes, les morts de Hart Island disparaîssent, tout comme disparaît la façon dont ont été mis là plus d'un million d'hommes, de femmes et d'enfants depuis 1869. Face à l’industrie de la fin de vie qui peut drainer les ressources même des plus prudents, ces personnes sont particulièrement vulnérables.

¤    Ce champ a recueilli Leola Dickerson, qui a travaillé comme femme de ménage pendant 50 ans. Elle a enterré son mari comme il l'avait souhaité, dans un carré en Alabama, son pays. Elle est tombée sur le sol de sa maison à Pleasantville, New Jersey, en février 2006. Mais lorsqu'elle est décédée à 88 ans dans un hôpital de New York en 2008, son corps n'a pas été réclamé à la morgue. L'avis de sa mort a été envoyé à son frère, diabétique qui avait subi une double amputation. L'avis est également allé au tuteur dont elle était la pupille et au bureau de l'administrateur public du comté de Queens, qui a calculé qu'il ne lui restait que 342,24 $. Or il avait une réclamation de 7.771,18 $ des avocats de la maison de soins infirmiers, et une demande de compensation pour les 124 258,85 $ versés à l’établissement par Medicaid.

.            Cette année-là, la ville a référencé 80 corps du Queens non réclamés aux écoles de médecine. Que Mme Dickerson fût parmi eux ne fera pas l’objet de la moindre question, mais son lieu de sépulture est: la tranchée 331, avec 162 autres corps.

Pourtant, le tuteur et les avocats de la maison de retraite se battaient toujours pour leurs derniers droits auprès de la sécurité sociale en 2012, quatre ans après sa mort, le tuteur réclamant 23 793,69 $ en frais juridiques. Il a perdu. Le juge lui a accordé seulement 1.576 $. Ce tuteur, Jay Stuart Dankberg, 70 ans, est un grand homme qui porte de grosses bagues en or et rencontre ses visiteurs dans un bureau minable de Manhattan bourré de cartons éventrés. Il se souvient aisément de l'affaire Dickerson comme d'un échec financier, mais affirme que c’était la première fois qu'il entendait parler des enterrements sur Hart Island. "Cela me choque." a déclaré M. Dankberg. "Je devrais certainement être payé, et elle n’aurait certainement pas dû être enterrée dans le champ du potier." Où pensez-vous qu'elle aurait dû être enterrée? "Je ne me suis pas posé la question".

¤    Plusieurs tranchées plus loin, repose Zarramen Gooden, agé seulement de 17 ans lorsque le guidon de son vieux vélo s'est cassé et lui sectionna une artère à la gorge. Il faisait des acrobaties avec son vélo près du refuge pour sans-abri de la ville, dans le Bronx, où lui et ses quatre frères et sœurs plus jeunes vivaient avec leur mère accro à l'héroïne. Sans aide funéraire des autorités pour la protection de l'enfance, sa sœur aînée a collecté 8 $ pour acheter le costume d'occasion dont on a habillé le corps. Mais la maison funéraire l'a rapidement renvoyé de la morgue quand elle n'a pas pu payer les frais d'inhumation de 6.000 $. À la mort de leur mère, cinq années plus tard, en 2014, les enfants ont reçu 7.000 $ pour son enterrement au cimetière national de Calverton à Long Island, aux côtés de son mari. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'ils ont appris que le terrain funéraire disposait d’une place supplémentaire. Pour Zarramen ? "Ils nous ont dit qu'il était trop tard", a expliqué la sœur aînée.

¤    Certaines situations demeurent mystérieuses. Timothy Daniels, 17 ans, est enterré dans la tranchée 209. Il est décédé en 1990 dans un refuge pour sans-abri, géré par la ville, pour les hommes de plus de 35 ans, un endroit où aucun mineur n'était censé être. Pourtant, il n'y a aucune trace d'une enquête officielle sur la façon dont il est mort là-bas.

¤    Ciro Ferrer, de Cuba, se trouve dans la tranchée 357, où 48 corps parmi 150 portent des noms hispaniques dans un sac estampillé ‘Ellis Island’. Pendant 25 ans, travaillant dans un marché alimentaire à Elmhurst, Queens, M. Ferrer a subvenu aux besoins de sa femme et de ses trois enfants restés à La Havane. Mais après que les autorités l'aient trouvé ébouriffé et amaigri, errant dans les rues près de l'appartement Elmhurst où il vivait seul, il a été décrit dans les archives comme agé de 70 ans, célibataire et sans enfant.

Après avoir été diagnostiqué de démence en 2007 et avoir été placé au New Surfside Nursing Home à Far Rockaway, dans le Queens, avec un accompagnateur nommé par le tribunal, il a parlé de sa famille cubaine. Son dossier de tutelle mentionne l'adresse à La Havane et le numéro de téléphone de sa femme, Regla, et même un rapport de 2008 de son tuteur pour l’achat d’une carte téléphonique pour appeler sa famille «à l'étranger».

Et pourtant, le tuteur, Nicholas S. Ratush, qui prélevait ses 400 $ d'honoraires chaque mois, sur les 669 $ de la sécurité sociale de M. Ferrer qui payait le solde de la maison de soins infirmiers, dit maintenant qu'il n'avait connaissance d'aucun membre de sa famille qu’il aurait pu contacter quand M. Ferrer est décédé le 29 octobre 2012.

À La Havane, la fille de M. Ferrer, Ilda, 53 ans, a appris le décès de son père trois ans plus tard par The Times. Il était encore vivant, huit ans plus tôt, lorsque sa mère a reçu une lettre l’informant que M. Ferrer n'était pas en mesure de s'occuper de lui-même, et les efforts de sa mère répondre par téléphone et par courrier électronique sont restés vains.

¤    Emmett Pantin, 57 ans, est placé sous assistance respiratoire en 2008 après un AVC grave. Pendant cinq ans, il aurait été considéré à plusieurs reprises comme n'ayant qu'un seul parent vivant, un frère aîné en service militaire actif «quelque part en Irak». Personne n'a demandé à l'armée de retrouver ce frère, le sergent-chef Gerard Pantin. Même lorsque le jeune frère est décédé à 62 ans en juillet 2013 et a été envoyé à Hart Island, son nom ‘Patin’ a été mal orthographié.

En fait, les frères étaient d’une fratrie de neuf frères et sœurs d'une famille de Trinidad. Des parents, là-bas et aux États-Unis, essayaient de retrouver Emmett Pantin depuis près d'un an lorsqu'ils ont appris sur un site Web qu'il était décédé. Selon les dossiers, immobilisé, sans voix, souffrant d'escarres et de dépression, il avait été transféré dans au moins quatre établissements médicaux sous la supervision d'un tuteur désigné par le tribunal au cours de sa dernière année.

Souhaits et plans ignorés

¤    Dans une autre tranchée, se trouve Doris McCrea, une veuve qui a pris sa retraite en tant que responsable de la conservation des documents pour Continental Grain, une grande société privée. Elle a survécu à sa famille, et avait soigneusement pris des dispositions pour reposer près de son mari dans un cimetière à Turners Falls, Mass. À sa mort à 100 ans le 10 juillet 2012, elle avait un plan de sépulture prépayé et plus de 5.400 $ sur son compte personnel à la maison de retraite où elle vivait depuis 15 ans. Pourtant, trois jours plus tard, la ville a délivré un permis pour la placer dans la fosse commune. En moins de quatre mois, elle était dans une tranchée avec 148 autres personnes.

Comme dans de nombreux cas, les informations personnelles de Mme McCrea avaient été perdues ou ignorées lors des mouvements, trimballée de la maison de retraite à l'hôpital, de l'hôpital à l'hospice, etc….

¤    Milton Weinstein, un père qui appréhendait de mourir seul, était typographe et avait travaillé dans la publicité. Il avait perdu son emploi avec le progrès de la technique informatique et ses soucis de diabète ; les problèmes psychologiques de sa femme avaient en outre éloigné leurs enfants. Bien que présente à ses côtés lorsqu'il est décédé en 2009, à 67 ans, dans une maison de soins du Bronx, elle n'eut pas son mot à dire sur le traitement de sa dépouille, et n’avait par ailleurs aucune idée de l’utilisation éventuelle de son corps comme cadavre dans une école de médecine, avant d’être jeté dans une fosse commune de Hart Island.

C'est ainsi que Milton Weinstein est devenu l'un des trois corps de la maison de soins que M. Chiaramonte a « empruntés » à la morgue du Bronx le 28 avril 2009 pour l'usage du Collège de médecine Albert Einstein dans le Bronx. Il faudra au moins deux ans avant qu'ils soient enterrés.

¤    Certains cas secrets défient toutes les attentes. Ruth Proskauer Smith, 102 ans, est décédée dans son appartement de plusieurs millions de dollars dans l’immeuble Dakota à Manhattan en 2010 après une vie célébrée par ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants et dans une nécrologie du Times. Elle se trouve maintenant avec 144 étrangers dans la tranchée 359. Gael Arnold a été choqué d'apprendre que sa mère avait été enterrée sur Hart Island en 2013, trois ans après sa mort et le don de son corps à la science. Ses enfants avaient supposé que la faculté de médecine de l'Université de New York incinérerait ses restes et éliminerait les cendres, mais ils n’avaient jamais imaginé leur envoi à la morgue de la ville pour être transportés à la fosse commune.

¤    Constance Mirabelli, une comptable veuve, avait un appartement à loyer contrôlé dans le West Village et organisé sa sépulture dans un cimetière catholique avant d'être placée sous tutelle en 1999 à l'initiative, infondée, de son propriétaire.

Quatre ans, deux tuteurs et deux maisons de soins infirmiers plus tard, Mme Mirabelli est décédée à 91 ans. Et malgré sa concession au cimetière St. John dans le Queens, malgré un fonds funéraire de 2.000 $ prélevé sur sa modeste pension et préservé par ordonnance du tribunal, Mme Mirabelli a été parmi les 137 derniers corps à descendre dans la tranchée 307 en février 2004.

Le tuteur responsable d'elle à l'époque, Jo Ann Douglas, était une avocate connue pour ses nominations lucratives en tant que tutrice légale pour les enfants dans les divorces de célébrités. Dans sa comptabilité finale, elle a écrit qu’elle avait organisé «un transport et un enterrement appropriés pour Mme Mirabelli» - sans préciser qu’elle signifait en réalité un camion de la morgue de la ville et une tombe de pauvre. Interrogée 10 ans plus tard, Mme Douglas n'a rien trouvé dans ses anciennes notes pour expliquer sa décision. «Savez-vous si elle peut être transférée à St. John’s ?», A-t-elle demandé dans un courriel, cherchant un moyen de défaire le passé.

Mourir seul : un drame et un coût élevé.

.            Les tombes non réclamées, les fonds funéraires non dépensés et l'assurance-vie non collectée abondent dans ce système fragmenté, disent les critiques. Même les survivants, soucieux de leur argent pour payer eux-mêmes leur inhumation, restent inquiets, n’ayant aucune garantie contre Hart Island.

Sur plus de 65.000 personnes enterrées sur l'Hart Island depuis 1980, au moins 52.000 sont décédées dans des hôpitaux ou des maisons de soins infirmiers.

Certains sont décédés ou ont été trouvés ailleurs, sur, entre autres, plus de 275 sites dans les infrastructures de transport de la ville, dans les stations de métro, de train et de bus et dans les aéroports. D'autres se sont échoués dans l'une des rivières, ruisseaux, baies ou autres plans d'eau de New York.

Maintes et maintes fois, les extravagances des dossiers de tutelle montrent que les conséquences de la malchance et de l'indifférence, voire la malversation bureaucratique tombent avec une cruauté disproportionnée sur les personnes qui n'ont pas une réserve suffisante d'argent.

.            Il n'y a pas de règles sur la durée d'utilisation de ces cadavres. Le bureau du médecin légiste a expurgé tous les noms des cadavres des dossiers qu'il a remis au Times en vertu de la loi sur la liberté de l'information. Cependant, des centaines ont pu être identifiées, grâce à des comparaisons de dates et de lieux de décès. Beaucoup ont été confirmés séparément par des personnes ayant accès à des documents non expurgés. Certains cadavres ont été retrouvés dans des vies antérieures et ont perdu des proches.

Ces cas sont quelques-uns des centaines découverts grâce à une enquête du New York Times qui s'appuie sur une base de données de personnes enterrées sur l'île depuis 1980. Les enregistrements permettent pour la première fois de retracer la vie des morts, révélant les nombreuses voies qui conduisent des New Yorkais à la fosse commune. Associée à d'autres documents publics, y compris des procédures de tutelle, des registres judiciaires et des centaines de pages de dossiers de cadavres non réclamés, obtenus auprès du bureau du médecin légiste de la ville en vertu de la loi sur la liberté de l'information de l'État, la base de données devient la clé pour dévoiler les secrets de Hart Island.

Pendant une décennie, un petit groupe de militants, dirigé par une artiste plasticienne, Melinda Hunt, a tout fait pour accéder aux registres funéraires manuscrits de l'île. Il y a plus d'un an, Mme Hunt a mis des éléments durement acquis et de vieilles images sur le site web de l'organisation à but non lucratif qu'elle a fondée, le Hart Island Project, et a partagé ses données avec The Times.

Le marché des cadavres

.            Les morts non réclamés attendent dans un entrepôt frigorifique, sur des étagères dans les morgues de la ville. En théorie, tous ceux qui sont destinés à ce dernier trajet en ferry sont d'abord soumis à une sélection, sous l'autorité du médecin légiste en chef, comme potentiels cadavres pour l’enseignement des futurs médecins.

Dans la pratique, parmi les personnes inhumées sur l'Hart Island, seule une partie - environ 300 à 600 sur quelque 1.500 par an - a été officiellement sélectionnée en tant que spécimens anatomiques sur les listes hebdomadaires diffusées discrètement par le bureau du médecin légiste, avec mention du nom, de l'âge, la race, la sexe, le lieu et la date de décès. Moins encore ont été choisis.

"Techniquement, ils appartiennent à la ville", explique M. Chiaramonte, un directeur de funérailles agréé qui a géré pendant de nombreuses années l'acquisition de soi-disant corps « municipaux » pour le Collège de médecine Albert Einstein dans le Bronx "et techniquement, ils ne nous sont que prêtés. »

Mme Bolcer, porte-parole du bureau du médecin légiste, a déclaré que la ville avait intensifié ses efforts pour identifier les proches via l’internet et les bases de données commerciales. «Nous sommes extrêmement conservateurs quant aux corps qui sont proposés aux écoles en vertu de la loi actuelle qui nous oblige à ne mettre à disposition que des corps non réclamés», a-t-elle déclaré.

Les sans-abri des rues et les autres victimes de conditions de vie difficiles ne sont généralement pas recherchés par les écoles de médecine. La vieillesse, cependant, n'est pas un obstacle. Et la morgue de chaque arrondissement a sa propre façon de répartir les cadavres, malgré les scandales récurrents de corruption et les poursuites pour confusion des corps.

Les rivalités pour les corps se font jour périodiquement pour l'accès à l'approvisionnement « municipal », et même sur les cadavres « privés ». Les écoles de médecine s’irritent des prêts à la journée consentis par l'American Academy McAllister Institute of Funeral Service, qui enregistre les cadavres à la morgue de Queens, les conduit à des cours d'embaumement à Midtown Manhattan et les restitue après que les étudiants mortuaires ont pratiqué des incisions, drainage et infusion chimique - un processus qui rend les cadavres impropres aux écoles de médecine.

La tenue des registres de ces prêts est bâclée; des documents montrent que certains corps ont été enregistrés et jamais recouvrés. Et pendant des décennies, McAllister, ainsi que le département des sciences mortuaires du Nassau Community College, ont eu un accès encore plus laxiste aux morts, donnant des cours à la morgue de la ville au Bellevue Hospital Center à Manhattan jusqu'à ce que l'ouragan Sandy inonde les locaux en 2012.

Les organismes de bienfaisance religieux qui s'occupent des enterrements ont vainement cherché à avoir accès aux noms des personnes restées non réclamées.

"Nous ne pouvons pas obtenir les listes des morts", s'est plaint Amy Koplow, directrice exécutive de la Hebrew Free Burial Association, qui se consacre à fournir une inhumation privée traditionnelle à tout Juif qui ne peut pas se le permettre. "Nous ne pouvons pas entrer dans Einstein et dire:" Lachez ce scalpel ! Cette personne est juive ; elle nous appartient. »

Le retour en ferry

.            Dans la mythologie grecque, les fantômes des morts non enterrés visitent les vivants, exigeant un enterrement correct. A New York, Hart Island est considéré comme un enterrement décent - du moins pour ceux qui ne peuvent se permettre aucun autre. Mais le désir de ramener son mort à la maison est profond.

Parfois, les registres de l’île indiquent une date d’exhumation. Chaque année, 40 à 50 cercueils sont exhumés – parfois quinze ans après avoir été enterrés – lorsque des parents retrouvent les traces d’un proche et font transférer sa dépouille ailleurs. Ce sont là quelques privilégiés.

Le Cimetière des pandémies

Lors de la première vague de la Covid-19, les cercueils étaient enterrés dans une immense fosse. (Photo : Reuters)

.            En avril 2020, au pire de la première vague de la Covid-19, les images font le tour du monde, révélant l’ampleur de la crise dans la métropole américaine : des cercueils enterrés dans une fosse commune à New York, des corps, recouverts de draps ou de bâches, transportés par des employés en combinaisons de protection sur des civières dans des camions réfrigérés, désormais omniprésents aux abords des hôpitaux de la première métropole américaine.

Le monde entier découvre que Hart Island servait de cimetière municipal à la mégalopole lorsque la pandémie s’est emballée aux États-Unis, et que les autorités se sont retrouvées débordées par le nombre de décès.

Ce sont ordinairement des détenus, extraits de la célèbre prison de Rikers Island toute proche, qui assurent les enterrements. Mais compte tenu des risques de contamination et des inquiétudes quant à la propagation du virus en détention, la tâche est désormais assurée par des employés d'un sous-traitant, a indiqué un porte-parole de la ville de New York.

.            Le monde a également découvert que des victimes de la grippe espagnole reposaient aussi sur l’île. Il y a aussi quelques personnalités, le réalisateur et scénariste Leo Birinski, la romancière Dawn Powell et l’acteur Bobby Driscoll. Et des victimes du sida…

C’est le cas de Norberto Soto, mort du sida au début des années 1990. A sa mort, la famille a dû faire un choix déchirant. Incapable de payer le prix exorbitant exigé par les centres funéraires pour les personnes atteintes du sida, elle a choisi de remettre son corps à la ville de New York, qui l’a enterré à Hart Island. Ségrégué à la fin de sa vie, placé en quarantaine dans les hôpitaux et tenu à l’écart de ses proches, maintenant, le voilà encore ségrégué isolé à jamais.

Un lieu de commémoration ?

Hart Island pourrait devenir un lieu de commémoration. (Photo : Reuters)

.            Le décor lugubre qui accueille les proches des personnes enterrées à Hart Island pourrait changer. L’été dernier, un projet a été présenté par un conseiller municipal de New York pour faire de cette île un site commémoratif à la mémoire des milliers de victimes de la Covid-19, …. et des autres. Une option pourrait être un retour à l’état naturel, sans édifice.

Premier acte fort, à partir de juillet 2021, la responsabilité de Hart Island passera des mains du département de la ville, qui gère les prisons (jusqu’au début de la pandémie des prisonniers y enterraient les corps), à celles des parcs de la Ville. Un changement qui pourrait avoir des impacts sur l’apparence du lieu et son accès.