« Black Wall Street ». Le massacre de Tulsa (31 mai / 1er juin 1921).

D’après : B.World Connection / Nofi - Makandal Speaks – 04 jan 2017 / BlackPast - Darhian Mills - 16 avril 2016 /
Le Monde - Stéphanie Le Bars – 23 déc 2019 

.            Si le fléau de l’esclavage avait été formellement éliminé par le XIII° amendement à la Constitution américaine (1865), de nombreuses questions restaient pourtant en suspens. Le contexte historique de l’Amérique dans les années 1920 était particulièrement tendu. Les esprits étaient toujours fortement marqués par le passé ségrégationniste. Les tensions s’étaient amplifiées avec la renaissance du Ku Klux Klan qui vient d'ouvrir une antenne à Tulsa en Oklahoma (le Klan a connu pendant cette période une croissance considérable avec plus de 5 millions de membres) et un regain de la haine raciale.

Les retours la première guerre mondiale

.          En effet, à l’issue de cette guerre, de nombreux soldats devaient réintégrer le marché du travail. La rude compétition entre les chercheurs d’emploi amplifia les tensions sociales ainsi que le sentiment raciste contre les Noirs amplifié, en particulier, par le fait que de nombreux soldats afro-américains qui s’étaient illustrés au front considéraient avoir mérité, après leurs services à la guerre, leur citoyenneté et ses droits. Durant cette période de nombreuses villes industrielles du nord au midwest ont connu de violentes révoltes raciales, majoritairement à l’encontre des Noirs.

« The Red Summer »

.          Cette période fut surnommée « The Red Summer » (l’Eté Rouge) de l’écrivain James Weldon Johnson, qui fait référence à la fin de l'hiver, au printemps, à l'été et au début de l'automne 1919, des mois marqués par des centaines de morts et de blessés dans l'ensemble des États-Unis, à la suite d'attaques terroristes anti-suprématistes contre les Noirs, perpétrées dans plus de 30 villes et le comté rural Elaine (Arkansas). Dans la plupart des cas, des groupes d’immigrants blancs de retour du front (les Américains sont entrés en guerre en avril 1917), qui étaient en forte concurrence avec les Noirs pour des emplois de surcroît mal-payés, ont attaqué les Afro-Américains. Dans certains cas, de nombreux Noirs ont riposté, notamment à Chicago et à Washington, D.C, où l’on a dénombré respectivement 38 et 15 morts. Le plus grand nombre de morts est survenu dans la zone rurale autour d'Elaine, où environ 100 à 240 Noirs et 5 Blancs ont été tués.

Booker T. Washington (1856-1915)

.          Educateur, auteur, orateur et conseiller des présidents américains, Booker T. Washington faisait partie de la dernière génération de dirigeants noirs américains nés en esclavage. Alors que les lynchages dans le Sud atteignent leur apogée en 1895, B.T. Washington prononce un discours, connu sous le nom de "compromis d'Atlanta", qui lui apporte une renommée nationale. Il devient la voix principale des anciens esclaves et de leurs descendants, le leader dominant, de 1890 à sa mort, de la communauté afro-américaine.

.          B.T. Washington fut un promoteur des entreprises afro-américaines et l'un des fondateurs de la National Negro Business League. Il a appelé au progrès des Noirs par l'éducation et l'esprit d'entreprise, plutôt que par la protestation. Il a su mobiliser une coalition nationale de Noirs de classe moyenne, de dirigeants religieux, de philanthropes et de politiciens blancs, dans le but, à long terme, de renforcer la force et la fierté économiques de la communauté en mettant l'accent sur l'entraide et l'éducation.

.            Les militants noirs du Nord, dirigés par W. E. B. Du Bois, ont d'abord soutenu le "compromis d'Atlanta", mais ont par la suite exprimé leur désaccord et choisi de créer la « National Association for the Advancement of Colored People – NAACP- » (Association nationale pour l'avancement des Noirs).

.         Depuis 1915, la ville de Tulsa au centre sud des Etats-Unis est en pleine expansion, notamment grâce à la découverte de gisements de pétrole, qui ont attiré une importante communauté noire. La ville devenant de plus en plus prospère et connue aux Etats-Unis était perçue par beaucoup comme deux villes distinctes plutôt que comme une ville des communautés blanche et noire unies. Et de fait, les habitants blancs de Tulsa appelaient la région située au nord de la voie ferrée de Frisco la "Petite Afrique". Le succès économique de la ville amena B.T. Washington, après son tour d’observation de l’Arkansas, des territoires indiens et de ce qui deviendra l’Oklahoma en 1907, à se rendre sur place en 1905, visite au cours de laquelle il encouragea les deux communautés à continuer de bâtir et coopérer. B.T. Washington a souligné qu'il avait dirigé la création à Tuskegee (futur Oklahoma) d'un quartier entièrement noir de 4.000 ares (2.000 hectares) sur le modèle de l’organisation de Greenwood, cette communauté de Tulsa.

O.W. Gurley (1868-1921 ?) : “Le bâtisseur visionnaire”

.          Après la guerre civile, la plupart des townships entièrement noirs qui avaient été établis aux États-Unis se trouvaient dans les territoires indiens et de l'Oklahoma. L'un de ces cantons, Greenwood, a été créé en 1906 par l'un des premiers pionniers de Tulsa, O.W. Gurley, un fils d’esclaves, qui était venu de l'Arkansas vers le futur Oklahoma en 1889 à l’occasion du Land Rush. Au début du XXe siècle, le jeune éducateur démissionna d'un poste de fonctionnaire sous la présidence de Grover Cleveland afin de se lancer seul. Entrepreneur, qui s'est enrichi en spéculant sur la terre, Gurley a acheté une vingtaine d’hectares de terrain qui "ne seront vendus qu'à des gens de couleur". Gurley aspirait à faire de ce quartier un refuge pour les Noirs durement oppressés au Mississippi, ainsi qu'une source d'opportunités en matière de business communautaire. Evidemment, 41 ans après l'abolition constitutionnelle de l'esclavage aux Etats-Unis, être noir, accéder à la propriété foncière et s'organiser afin de s'élever économiquement n'étaient pas choses ordinaires : la propriété noire était inconnue à l'époque !

.          Dans cette banlieue nord de Tulsa, qui n'avait été incorporée que huit ans auparavant, en 1898, en achetant les terres de Gurley, les Afro-Américains ont rapidement développé une petite communauté. Tulsa a connu une croissance rapide en raison du boom pétrolier dans la campagne environnante et, en 1910, a annexé Greenwood.

J.B. Strafford

.          Cet autre entrepreneur noir, joua lui aussi un rôle important. Pour lui, le progrès économique de la communauté noire ne pouvait passer que par la mutualisation de ses ressources, la collaboration et le soutien réciproque. Il devint propriétaire de vastes parcelles qu'il revendait, lui aussi exclusivement à des Noirs. Stradford usa également de son sens de l'entrepreneuriat pour faire bâtir l'Hôtel Stradford sur Greenwood, où les Noirs ne subissaient pas la négrophobie des lois de ségrégation Jim Crow. La genèse de cette enclave noire indépendante fut donc une initiative orientée vers l'accession à un leadership auto-entrepreneurial et communautaire.

« Black Wall Street »

.       A Tulsa, la majorité de la population noire est alors constituée de petits employés ou domestiques qui travaillent dans les quartiers blancs. Les lois Jim Crow, qui imposent au début du XXe siècle dans de nombreux États américains une stricte séparation raciale et privent les Noirs de leurs droits civiques, contribuent à Tulsa à l’apparition d’une économie parallèle. Profitant de la croissance liée à l’exploitation du pétrole, fuyant les anciens États esclavagistes du Sud, une florissante bourgeoisie noire, interdite d’accès aux services et commerces des Blancs, s’était développée avec ses commerces et bureaux. Le district de Greenwood, hébergeait ainsi la communauté urbaine noire la plus célèbre et la plus prospère des États-Unis au début des années 1900. Greenwood était un espace historique de liberté.

.            Les Afro-Américains venus du Sud dans l'espoir d'échapper à la répression économique et politique des Noirs ont fait grandir cette communauté entreprenante composée à la fois d’une classe ouvrière et d’une classe moyenne qui a rapidement favorisé la prospérité du canton de Greenwood. Abritant l'une des plus importantes concentrations d'entreprises florissantes afro-américaines aux États-Unis au début du XXe siècle, très rapidement, le quartier de Greenwood, avec ses nombreux bâtiments appartenant à des Noirs, devint si prospère économiquement qu’il fut surnommé à l'époque par la presse le « Negro Wall Street » (plus connu sous la forme « Black Wall Street »), en référence au quartier des affaires de New York.

.            Effectivement, bannis des lieux publics de Tulsa, les Noirs ont ouvert leurs propres commerces au sein de leur quartier et ils y ont développé une autonomie digne d'une ville à part entière. Selon les annuaires de 1920, il y avait 108 établissements commerciaux détenus et dirigés par des Noirs, dont 2 journaux, 41 épiceries et marchés de viande, 30 cafés, 4 hôtels et 21 restaurants, des bureaux pour 33 professionnels, dont 15 médecins, dentistes et avocats de la communauté afro-américaine, 1 centre de santé, 4 pharmacies et des ambulances au service des quelque 10.000 habitants. Deep Greenwood, comme on l'appelait maintenant souvent, avait aussi des magasins de vêtements, des salons funéraires, des salles de billard, des salons de coiffure, des cordonniers, des tailleurs, 1 banque, 1 librairie, 1 bibliothèque, 1 poste, 1 compagnie de bus, et même 2 avions, 4 cinémas et des boîtes de nuit. Parce que la plupart des établissements blancs refusaient de servir les Afro-Américains, les entrepreneurs noirs détenaient un marché captif riche en demande refoulée.

En 1920, Black Wall Street comptait aussi 22 églises et était un centre de jazz et de blues. C'est là qu'un jeune Count Basie a rencontré pour la première fois le jazz big-band. Les écoles de Greenwood ont été décrites comme exceptionnelles par rapport à celles des quartiers "blancs" de la ville. Deep Greenwood était plus avancé économiquement que certaines des zones blanches de Tulsa.

.          L'avenue Greenwood, épine dorsale de Tulsa, était de première importance parce qu'elle s'étendait vers le nord sur plus d'un mille à partir des gares de triage de la Frisco Railroad, et c'était l'une des rares rues qui ne traversaient pas les deux quartiers noir et blanc. Les citoyens de Greenwood étaient fiers de ce fait parce que c'était quelque chose qu'ils avaient pour eux seuls et qu'ils n'avaient pas à partager avec la communauté blanche de Tulsa. L'extrémité sud de l'avenue Greenwood (Deep Greenwood) ainsi que les rues adjacentes abritaient l'élite commerciale noire. Et au-delà, aux abords de ce quartier des affaires, de nombreux afro-américains possédaient des terres agricoles, et certains d'entre eux se lancèrent même dans l'industrie pétrolière.

.            Greenwood s'est rapidement enrichi car les Noirs qui travaillaient pour les Blancs dépensaient l'argent gagné uniquement dans leurs commerces noirs. L'argent ne faisait qu'entrer dans la communauté noire de Tulsa ; il n'en sortait pas. L'argent n'était pas dilapidé à tort et à travers. Bien au contraire, il n'était pas rare que les dollars circulent des dizaines de fois dans des mains noires avant de passer entre d'autres mains. Un seul dollar pouvait rester à Black Wall Street près d'un an avant de quitter la communauté. (Par contre, de nos jours aux Etats-Unis, à en croire la NAACP, 1 dollar resterait dans les communautés asiatiques 1 mois, 20 jours dans les communautés juives et seulement 6 h dans la communauté noire !)

.            Si bien que les entrepreneurs noirs ont commencé à s'acheter des voitures luxueuses et à bâtir de grandes maisons. Les photos de l’époque montrent des Noirs au volant d’automobiles, habillés avec élégance. Médecins et chirurgiens, avocats, assureurs, agents immobiliers et pharmaciens, épiciers et commerçants, ces entrepreneurs noirs aidaient le reste de leur communauté avec une cagnotte commune qui permettait de payer les soins de santé des familles les plus humbles ou d'assurer leur défense lors des procès.

.            La communauté a prospéré jusqu'en juin 1921, quand l'enrichissement de Greenwood a rapidement suscité la jalousie des Blancs de Tulsa qui n'avaient ni voiture luxueuse, ni belle maison. La tension raciale s'accentua avec des persécutions quotidiennes et des licenciements arbitraires, dans cet état de l’Oklahoma, récemment admis dans l’Union en 1907, qui appartenait plus à la culture du Sud qu’à celle de l’Ouest.

Le massacre de Tulsa

.     Malheureusement, ce havre de prospérité fut détruit lors des émeutes raciales de la nuit du 31 mai au 1er juin 1921, au cours de laquelle Black Wall Street fut le théâtre de l'un des massacres les plus sanglants et les plus importants de l'histoire des relations raciales aux États-Unis. Un sombre épisode communément appelé « Tulsa race riots » (Les émeutes raciales de Tulsa).

.     Comme souvent, l’événement déclencheur est fortuit, en l’occurrence, la rencontre accidentelle de deux adolescents dans un ascenseur. Le 30 mai 1921, jour ­férié aux États-Unis, Diamond Dick Rowland, un jeune Noir de 19 ans, cireur de chaussures, quitte le salon du centre-ville où il est employé pour se rendre aux toilettes autorisées aux Noirs, de l’autre côté de la rue, à l’étage du grand magasin de l’immeuble Drexel. Il prend l’ascenseur, dont une jeune fille blanche de 17 ans, Sarah Page, est l’opératrice. Rowland trébuche-t-il en entrant, se raccrochant à elle ? Ou bien est-elle juste surprise par son apparition ? Les seules certitudes sont qu’elle pousse un cri, qui est entendu par un employé du magasin et que Rowland prend la fuite. Il est Noir, elle est Blanche. Il n’en faut pas plus pour que se propage en ville la rumeur de l’agression d’une femme blanche par un homme noir, relayée par les journaux locaux.

.     Les cris de la jeune femme, l’accusation vite répandue d’une agression sexuelle pour ajouter à l’outrage, tout s’enchaîne très vite. Le lendemain matin, la police de Tulsa arrête Rowland dans le quartier de Greenwood. Il est incarcéré dans une cellule à l’étage du tribunal du comté dans le centre-ville. Mais dans la soirée, une foule se rassemble devant l’édifice, décidée à se faire justice elle-même, et réclame qu’on lui livre le prisonnier. La foule est blanche et le suspect est noir. Mais le nouveau shérif de Tusla, Willard McCullough, qui se souvient que neuf mois plus tôt, une foule identique avait ainsi assiégé le tribunal pour s’emparer d’un jeune homme blanc soupçonné du meurtre d’un chauffeur de taxi, avant de le lyncher, refuse de céder à la foule. Cet ancien cow-boy se barricade dans le tribunal avec ses adjoints pour défendre son prisonnier.

.     Rapidement, la rumeur se répand parmi la communauté noire : il va être lynché. Quelque 500 Afro-Américains, « dont des anciens combattants de la première guerre mondiale », précisent les archives, s’y rendent aussi pour protéger le jeune homme. Devant ce qu’ils considèrent comme une « menace », des Blancs saisissent leurs armes et se ruent dans le quartier de Greenwood, appelant effectivement au lynchage et exigeant que la police leur remette l'homme. Le journal local, The Tulsa Tribune, titrera son éditorial le lendemain : « Ce soir, lynchage d’un nègre », et publie un article en première page sur la prétendue tentative de viol.

La foule blanche surexcitée, armée, se dirige vers Black Wall Street. La police locale, qui versait peu dans la « négrophilie » ne fait rien pour protéger la composante noire de la population, au contraire, certains témoins oculaires affirmèrent que les agents se joignirent au lynchage. Une lutte s'ensuivit. Un coup de feu retentit ; la fusillade commence. La foule d'hommes blancs se lance à la poursuite des hommes noirs dans le quartier des affaires.

Un pogrom éclate dans le centre-ville. Des magasins noirs sont incendiés, des Noirs assassinés. Le quartier de Greenwood est défendu à coups de fusils par les Noirs retranchés dans les immeubles de l’autre côté de la voie ferrée. Pendant la nuit, la rumeur qui se répand n’est plus celle de l’agression d’une femme blanche, mais celle d’un soulèvement armé noir. Les habitants des quartiers blancs se mobilisent et s’arment ; certains s’emparent d’une mitrailleuse exposée dans la vitrine de l’American Legion, l’association locale des anciens combattants.

.            Très vite, Black Wall Street est cerné par cet attroupement d'enragés, plein de ressentiment à l'égard de la réussite de ces Noirs qu'ils haïssaient. Pendant deux jours, des milliers de Blancs ont déferlé vers Black Wall Street ; l'expédition punitive fit de nombreuses victimes tuant hommes, femmes enfants et vieillards noirs, et en quelques heures, ravagea le quartier, brûlant et pillant leurs magasins, leurs maisons et les églises où les habitants s’étaient réfugiés, tirant à vue sur ceux qui tentaient de s’en sortir. « Au lever du jour, 70 automobiles contenant des blancs armés tournaient autour du quartier nègre, pendant qu'une demi-douzaine d'aéroplanes survolaient ce même quartier. »

Vue aérienne d’un bâtiment en feu lors de l'émeute raciale de Tulsa, 1921 - Library of Congress

 

.      La loi martiale est décrétée, et un détachement de la Garde nationale arrive en train à Tulsa depuis Oklahoma City. Les Noirs sont ­désarmés et rassemblés dans des camps de toile à l’extérieur de la ville.

.      Nombreux furent les témoins à avoir affirmé que les gardes nationaux auraient fait feu à la mitrailleuse sur les Noirs ; un avion aurait même largué des bâtons de dynamite. Un compte-rendu d'un témoin oculaire, découvert en 2015, relate d'ailleurs, le survol d'une douzaine d'avions privés utilisés pour l’épandage agricole, transformés en armes de guerre pour larguer des bombes incendiaires de térébenthine sur les maisons de Black Wall Street ; le premier bombardement aérien d'une ville américaine. Ceux qui ne périrent pas en s'efforçant d'éteindre les flammes prirent la fuite, cependant que beaucoup de familles furent piégées par les incendies.

« Vers cinq heures du matin, le lendemain, une foule de plus de dix mille personnes attaqua la “Petite Afrique”. Certains portaient des mitrailleuses, huit aéroplanes surveillaient les mouvements des noirs ; d’en haut, des bombes furent lancées. Les nègres et leurs femmes se défendirent vaillamment. D’après les déclarations de témoins oculaires, des hommes en uniforme – miliciens et anciens soldats – chargés de bidons d’essence, en aspergèrent les maisons et y mirent le feu. Plus de trente pâtés de maisons en ruines et quelque 15.000 Nègres sans-abri, tels sont les chiffres de l’émeute raciale. La loi martiale a été déclarée dans la ville tandis que la milice d’État, fusils à la main, patrouille dans les rues. 6.000 Nègres ont pour l’heure été rassemblés dans divers camps de détention, et placés sous étroite surveillance. Les Nègres qui avaient fui dans les bois au début de l’émeute reviennent peu à peu en ville, affamés et terrorisés à l’idée d’une nouvelle attaque par la population blanche. »

.      Quelques jours après les violences, les autorités ont estimé que 26 Noirs et 10 Blancs étaient morts et 317 autres blessés. Cependant, des témoins, noirs ou blancs, ont déclaré que les chiffres officiels étaient notoirement sous-évalués car ils avaient vu des corps évacués vers certains quartiers de la ville ou chargés sur des trains et jetés dans la rivière Arkansas du haut des ponts. Les estimations seront revues à 45 morts selon les statistiques officielles de 1921 (36 noirs et 9 blancs). Le massacre racial de Tulsa est l'une des émeutes les plus meurtrières de l'histoire des États-Unis, derrière les Draft Riots de New York (note 1) de 1863, qui ont tué au moins 119 personnes. Mais selon le rapport final de 2001 de la Commission d'Oklahoma sur les émeutes de Tulsa, en réalité, il y aurait eu près de 300 morts et des milliers blessés. La Croix-Rouge a refusé de donner un chiffre officiel.

.      La plupart des 35 blocs d’immeubles de Greenwood, tant les commerces que les quartiers résidentiels, ont été détruits et près de 10.000 Afro-Américains, soit pratiquement toute la population noire de Tulsa, se sont retrouvés sans abri. Les dégâts matériels s'élevèrent à plus de 1,5 million de dollars en biens immobiliers et à 750.000 dollars en biens personnels.

L'église baptiste Mount Zion faisait partie des centaines de bâtiments attaqués à Tulsa lors de la vague de violence.  Greenwood Cultural Center, via Associated Press.

.            Pendant ce temps, le shérif McCullough a mis Dick Rowland à l’abri. Dans les heures qui ont suivi le massacre racial de Tulsa, toutes les charges contre Dick Rowland ont été abandonnées. Gardé sous bonne garde dans la prison pendant l'émeute Rowland est ­libéré quelques mois plus tard. Sarah Page a quitté Tulsa en écrivant une lettre demandant qu’aucune charge ne soit ­retenue contre lui. Personne ne sait ce que Page et Rowlands sont devenus.

Et après  !

.            Deux ans plus tard, alors que l’Oklahoma est toujours sous le joug de la loi martiale, une enquête militaire officielle conclut à un soulèvement noir, et exonère entièrement la foule blanche, mais fera cependant planer le spectre du Ku Klux Klan, notamment dans les tribunaux et l’administration de la ville de Tulsa. « M. Blake affirme que le Klan est non seulement responsable des lynchages par le fouet ayant eu lieu dans le comté de Tulsa depuis plus d’un an (aucun n’ayant entraîné de poursuites jusqu’à l’instauration récente de la loi martiale), mais il déclare également que l’organisation a exercé son sinistre pouvoir en infiltrant les tribunaux et l’administration du comté de Tulsa, rendant la justice et la gestion de la ville impossibles. »

Aucun des responsables blancs n’est poursuivi, plusieurs Noirs accusés d’avoir provoqué les violences sont, eux, condamnés, la plupart des survivants doivent déménager : l’époque, marquée par le racisme institutionnalisé, n’est guère propice aux droits des Afro-Américains. C'en était terminé de l'une des concentrations les plus importantes d'entreprises afro-américaines aux États-Unis au début du XX° siècle. Malgré l’ampleur du drame, le silence et le déni vont s’abattre sur la ville durant des décennies.

.           Les assurances refusèrent de couvrir les destructions, et après la destruction de Greenwood, la ville de Tulsa refusa l’aide aux survivants de l'émeute. Cependant, des hommes d'affaires et des résidents afro-américains de Greenwood prirent l'initiative de reconstruire leur communauté, en utilisant leurs propres ressources et l'aide qu'ils recevaient de partout aux États-Unis. À l'été 1922, plus de 80 entreprises étaient de nouveau en activité.

L'émeute de Tulsa de 1921, bien qu'elle ait été un revers majeur pour Greenwood, n'est cependant pas l'événement qui a causé le déclin de l'économie de Deep Greenwood. Au fur et à mesure que les Afro-Américains ont commencé à profiter des commerces et habiter des logements, hors de leur quartier traditionnel et à se déplacer dans toute la ville, les entreprises de Greenwood ont commencé à décliner. La partie nord de la ville, y compris le quartier meurtri de Greenwood, celui où l'attaque collective a eu lieu, reste majoritairement noire ; il est en cours de gentrification et seuls une dizaine de bâtiments en briques rouges reconstruits juste après le massacre subsistent de cette époque. La rénovation urbaine et la construction d'autoroutes à Tulsa dans les années 1960 et 1970 ont accéléré ce processus. Aujourd'hui, les bulldozers de Urban Renewal ont remodelé une grande partie de Greenwood.

.           Ces évènements de Tulsa, considérés comme l'un des pires cas de violence raciale de l'histoire américaine, disparaissent de l’histoire officielle des Etats-Unis ; aucune allusion dans les journaux, aucune cérémonie publique, aucun mémorial pour les morts ni aucun effort pour commémorer les événements du 31 mai au 1er juin 1921. Les Noirs comme les Blancs cessent d’en parler !  Il y a eu un effort délibéré pour les dissimuler. Le Tulsa Tribune a retiré de ses volumes reliés l'article de première page du 31 mai qui a déclenché le chaos, et les chercheurs ont découvert plus tard que les archives de la police et de la milice de l'État concernant l'émeute avaient également disparu. Par conséquent, le massacre racial de Tulsa était rarement enseigné, voire à peine évoqué dans les livres d’histoire des écoles américaines.

.           Pour le cinquantième anniversaire du massacre, en 1971, un journaliste publie un long article qui fait sensation dans un magazine noir local, mais qui reste largement ignoré chez les Blancs. Le dossier n’est rouvert qu’après l’attentat d’Oklahoma City de 1995, quand les journalistes découvrent que cette attaque n’est pas été la plus meurtrière de l’histoire de l’État. On organise discrètement des fouilles à la recherche de fosses communes où auraient été enterrées les victimes. En 2001, le rapport détaillé de 200 pages de la commission d’État, qui fait état de 300 victimes et 800 blessés, et de 1.200 maisons détruites, élude la question relative aux corps des victimes. En dépit d’une description précise des pertes subies par les habitants et de sa recommandation de délivrer des réparations sous forme de chèques, de bourses d’études ou de subventions à la communauté noire, et de sa proposition de créer un mémorial, le rapport est enterré (!) et les descendants doivent se tourner vers la justice pour tenter d’obtenir, en vain, des dommages et intérêts.

.           Cette violence raciste n’a été véritablement portée à l’attention du public qu’en octobre 2019 lorsque le premier épisode de la série fantastique Watchmen (Les Gardiens), tirée du roman graphique d’Alan Moore et Dave Gibbons et diffusée sur HBO, s’est ouvert sur la reconstitution des violences.

.           En 1965, Edward Goodwin père, fondateur du journal The Oklahoma Eagle, a choisi d'acheter quelques parcelles de terre épargnées afin de préserver une partie de l'histoire de Greenwood. La construction du centre culturel de Greenwood et la réhabilitation du bloc de terrain ont donné une nouvelle vie au quartier. Le Centre culturel a accueilli huit festivals de jazz et a contribué non seulement à réintroduire la culture de la communauté, mais aussi à faire connaître l'histoire de Greenwood.

Un comité de la ville enquête sur les sites présumés de charniers et une équipe d’archéologues est sur le point de mettre au jour ce qu’ils soupçonnent être deux fosses communes abritant les corps des victimes du plus important lynchage jamais mené sur le sol américain.

(Note 1) - Les Draft Riots (émeutes de la conscription), sont de violentes émeutes qui se sont déroulées à New York du 13 au 16 juillet 1863, après l'adoption par le Congrès de la première loi de conscription de son histoire pour réquisitionner, par tirage au sort, les hommes à envoyer sur les champs de bataille de la guerre de Sécession (avril 1861 – avril 1865), ... sauf à être exemptés de conscription en s’acquittant d'une somme de 300 $ ou en fournissant un remplaçant. Les émeutiers se comptent par milliers et le président Abraham Lincoln fait usage de milices et des 8.000 volontaires pour la guerre. Les émeutes tournent rapidement au pogrom racial et de nombreux Noirs sont assassinés dans les rues. L'armée parviendra enfin à maîtriser la foule après trois jours de troubles, grâce à l'artillerie et baïonnette au canon, mais seulement après que de nombreux immeubles ont été saccagés ou détruits. Le nombre exact de victimes est inconnu, mais au moins 120 hommes sont tués durant les émeutes et au moins 2.000 sont blessés.

Décembre 2018 : le Sénat américain vote la fin du lynchage

AFP - 20 déc 2018

.      Après avoir essayé sans succès (200 propositions de loi en un siècle), le Sénat des Etats-Unis a adopté, malgré l’opposition du lobby des évangélistes américains, le 19 décembre 2018, à l’unanimité, une proposition de loi faisant du lynchage (*) un crime fédéral. Entre 1920 et 1940, à une époque où les lynchages racistes étaient encore pratiqués, la Chambre avait voté trois fois contre cette pratique. Mais jamais le Sénat ne l’avait pas rejointe. En 2005, la Haute Chambre du Congrès états-unien s’est excusée pour ses échecs passés.

Le lynchage sera dorénavant considéré par la justice états-unienne comme « l’expression suprême du racisme » après la guerre de Sécession. Il sera qualifié par les autorités fédérales de « hate crimes » (« crime haineux »), une catégorie d’infractions pénales à part dans laquelle les victimes ont en commun d’avoir été ciblées en raison de leur appartenance, réelle ou supposée, à un groupe racial ou à une religion, ou encore en raison de leur identité sexuelle ou de leur handicap.

.      4 472 personnes, principalement noires, ont été victimes de lynchage entre 1882 et 1968. 99% des lyncheurs n’ont jamais été poursuivis ni jugés.

.      (*) Exécution sommaire commise par un groupe de personnes, voire une foule, sans procès régulier et notamment sans laisser à l'accusé (de crimes réels ou imaginaires) la possibilité de se défendre. Une pratique devenue le symbole du passé raciste des Etats-Unis