Sur la route de la musique, du Tennessee à la Louisiane.
Le Figaro Voyage - Nicolas Ungemuth & Eric Martin – 23 jan 2022
. Otis Redding, Aretha Franklin, Sam Cooke, Elvis Presley, Johnny Cash, Bo Diddley, Ike Turner, Fats Domino, Mahalia Jackson, Hank Williams, Jimmie Rodgers, Dolly Parton, Louis Armstrong, Lester Young, Sidney Bechet, Howlin'Wolf, B.B. King, Albert King, Muddy Waters, John Lee Hooker, mais aussi pour les connaisseurs, Charley Patton, Son House, Robert Johnson et Tommy Johnson, les pères fondateurs du blues primal… Tous ont brillé au sud des États-Unis, dans ce territoire situé entre le Tennessee, le Mississippi et la Louisiane. Le jazz est né à La Nouvelle-Orléans, le blues dans le Delta et à Memphis où il enfanta du rockabilly et du rock and roll, et la country à Nashville.
Pour qui aime la musique populaire, se rendre dans cette partie éloignée des circuits touristiques habituels procure une émotion équivalente à la visite des sites de Kheops, Petra, ou Angkor pour un archéologue. C'est découvrir les lieux où tout a commencé : sans ce territoire qui longe plus ou moins le Mississippi jusqu'au golfe du Mexique, la musique, telle que nous la connaissons aujourd'hui, n'existerait tout simplement pas. Sans Robert Johnson, Louis Armstrong ou Hank Williams, il n'y aurait pas eu les Beatles, et tout ce qui a suivi. C'est une terre vibrante, chargée d'histoire, où les fantômes de ces musiciens mythiques errent encore le long des autoroutes et aux croisements des nationales. Cet héritage n'est d'ailleurs pas oublié : de Nashville à La Nouvelle-Orléans en passant par Memphis, la musique est partout.
Nashville, la grande banlieue sinistre devenue branchée
Music Row (Broadway Street) : chaque soir, dans tous les restaurants qui jalonnent l'artère, un concert souvent exceptionnel d'artistes méconnus. Éric Martin
. Nashville, d'abord. Surnommée, en toute simplicité, Music City. Elle a été longtemps ringarde et délaissée. Mais, depuis que des musiciens comme Jack White, les White Stripes ou les Black Keys, ainsi qu'une cohorte d'autres venus du rock indépendant s'y sont installés, c'est devenu la ville branchée du Sud (comme Austin, au Texas). Dans les années 1990, à l'époque de la country affreuse de Garth Brooks et Billy Ray Cyrus, c'était une grande banlieue sinistre. Aujourd'hui, c'est une ville coquette, assez bourgeoise – bizarrement, on y voit une population majoritairement blanche –, où le centre d'activité s'organise autour de Broadway. Là, c'est un alignement de bars où jouent des musiciens dès 10 heures du matin. Certains, historiques, sont délicieusement conservés dans leur jus : il faut entrer chez Tootsie's Orchid Lounge, Legends Corner, Rippy's ou Robert's Western World, se glisser au bar devant les photos jaunies de musiciens légendaires, se commander un Jack Daniel's et écouter.
La country pratiquée aujourd'hui par des musiciens parfois très jeunes et superlookés prend son inspiration dans le honky tonk pur et élégant des années 1950. Broadway est une fête du matin au soir, et le touriste ne manquera pas d'aller acheter des disques au très culte Ernest Tubb Record Shop avant de visiter l'imposant Country Music Hall of Fame and Museum, un musée très bien conçu, débordant d'instruments et de vêtements vintage dédiés aux ténors du genre, de Jimmie Rodgers à Steve Earle. Ouvert en janvier dernier dans le centre-ville, le musée national de musique afro-américaine rend hommage aux pères-fondateurs du gospel et du blues.
À Memphis, musiques noires et blanches coexistent
À Memphis, Sun Studio, berceau du rock and roll. Elvis, Johnny Cash, Jerry Lee Lewis, Carl Perkins et Roy Orbison y ont enregistré leurs premiers disques. Éric Martin
. Direction Memphis, après avoir roulé quelques heures au milieu des verts paysages du Tennessee. Là, c'est une tout autre ambiance : ancien coupe-gorge, il y a encore vingt ans, Memphis, malgré de gros efforts de gentrification, reste une ville assez pauvre -on vient s'y installer car la vie y est moins chère-, à forte population noire, vivant en grande partie sur son patrimoine : le King, omniprésent, et le blues. C'est là, dans Beale Street, que le jeune Presley venait traîner ses mocassins bicolores achetés chez Lansky (la boutique a été réinstallée dans la galerie commerciale du somptueux Peabody Memphis Hotel) et écouter du blues dans les bars du quartier, alors fréquenté uniquement par la communauté noire. Beale Street a été refaite pour lui donner un air rétro, mais on sent bien l'exploitation touristique à l'américaine.
Blues Hall Juke Joint, l'un des derniers clubs de blues authentiques dans Beale Street, à Memphis. Éric Martin
Restent tout de même quelques authentiques clubs de blues, comme le Blues Hall Juke Joint, joliment patiné par le temps, ou le BB King Blues Club, également dédié à l'art des douze mesures. Ceux qui ont du temps iront visiter Graceland, demeure du King touchante d'infantilisme et de mauvais goût, mais aussi et surtout les studios Sun et Stax. Le premier est cet endroit minuscule où est né le rock and roll en 1954, lorsque le génial patron Sam Phillips décela du talent chez le jeune Presley, mais aussi chez Jerry Lee Lewis, Carl Perkins, Johnny Cash et Roy Orbison, excusez du peu. C'est un lieu émouvant, hélas assez mal refait : le bar où, dans les années 1990, on pouvait encore croiser Rufus Thomas a été remplacé par un magasin de souvenirs. Mais les murs où ont été enregistrés tant de tubes résonnent encore, et un petit musée installé au premier étage régalera les fans de rock and roll originel.
Les studios Stax, quant à eux, ont été rasés dans les années 1970. Une folie : c'est là qu'ont enregistré Otis Redding, Isaac Hayes, Sam & Dave, Eddie Floyd, Booker T. and The M.G.'s, Arthur Conley ou Wilson Pickett. Un musée qui passionnera les fondus de soul a été construit sur l'emplacement initial, situé non loin de Graceland, et rappelant que, par son mélange de musique noire (soul, blues) et blanche (rockabilly), Memphis a beaucoup fait pour le rapprochement entre les communautés. On peut prendre un breakfast chez Arcade, le plus vieux bar de la ville, fréquenté en leur temps par Elvis et ses troupes, errer dans le quartier de Main Street jonché de jolies boutiques, se reposer dans le juke joint (à l'origine, un bar clandestin fréquenté par les musiciens de blues) Earnestine & Hazel's, incroyablement authentique, et se déplacer grâce aux antiques et superbes tramways qui sillonnent la ville.
L’État du Mississippi : là où est né le blues
La ville basse de Natchez au bord du Mississippi, où a séjourné Mark Twain. Éric Martin
. Il est temps de quitter le Tennessee pour rejoindre l'État le plus pauvre des États-Unis, le Mississippi. Direction le sud, en passant, de préférence, par la coquette et bourgeoise ville d'Oxford, dans l'université de laquelle on trouve un pan entier consacré aux archives du blues (plus de 60.000 enregistrements !). Cette bourgade est une vraie splendeur à haute teneur littéraire. Y réside l'excellent écrivain Tom Franklin, star de la superbe librairie locale Square Books, tenue par un ami de Richard Ford, à quelques kilomètres de Rowan Oak, belle maison sudiste à colonnades de Faulkner, parfaitement conservée avec ses meubles d'origine (et ses nombreuses bouteilles de bourbon).
En se dirigeant ensuite vers Clarksdale, on arrive enfin dans la région la plus légendaire pour les apprentis musicologues : le Delta. Qui est non pas le véritable delta du fleuve mais un morceau de territoire coincé entre le Mississippi et la rivière Yazoo, épousant vaguement la forme d'un triangle. C'est sur cette terre traversée par des musiciens de légende que le blues est né. Ancien fief d'un véritable Who's Who de la note bleue, c'est le pays de Fred McDowell, Bukka White, Sonny Boy Williamson, Mississippi John Hurt, Skip James, Elmore James, Son House, Howlin' Wolf, John Lee Hooker, et des deux figures les plus légendaires de ce qu'on appelle le Delta blues, Charley Patton. Et celui de Robert Johnson, l'homme qui aurait vendu son âme au diable à un croisement mythique pour devenir un as de la guitare, avant de mourir empoisonné, supposément par un mari jaloux, plus vraisemblablement par une femme légèrement hystérique.
Le juke joint (minuscule club) Red's Blues Club à Clarksdale, ville natale de John Lee Hooker : sur scène, Robert Wolfman » Belfour, qui joue à l'ancienne. Éric Martin
Ces musiciens itinérants, marchant le long des routes ou sautant dans des trains pour rejoindre Memphis ou Chicago, résidaient tous dans le périmètre de Clarksdale, Greenwood, Indianola, Cleveland ou Grenada. Une petite centaine de kilomètres carrés : le berceau du blues. Ce pays plat et beaucoup plus sec que le Tennessee est la région la plus pauvre de l'État le plus pauvre des États-Unis. À l'époque du blues, c'était le paradis du coton, mais aussi le lieu le plus ouvertement raciste du pays, une réputation dont il pâtit encore aujourd'hui.
Le plus vieux bar du Mississippi
La ville de Greenwood où est enterrée la figure la plus importante du blues, Robert Johnson. Éric Martin
. Les bluesmen étaient métayers dans les plantations. On peut aujourd'hui encore se rendre à la plus connue : Will Dockery Plantation, là où Charley Patton, le samedi soir, enseigna son art à tant d'autres, dont Son House, qui lui-même l'apprit à Robert Johnson. Il ne reste qu'une station-service d'époque, quelques baraques et un grand panneau très émouvant. C'est le Nazareth du blues.
Aux alentours, Clarksdale (où se trouve un charmant petit Delta Blues Museum) et Greenwood sont à visiter. Villes à moitié fantômes au charme évanescent, elles conservent encore leurs anciens quartiers noirs (dont le New World de Clarksdale), aujourd'hui désertés. Personne n'a songé à les raser : pour les remplacer par quoi ? Le coton n'existe plus, et il n'y a pas de pétrole. Le chômage est pléthorique, on tente d'y développer le tourisme.
Mais l'esprit du blues y plane encore, comme, à Clarksdale, au club déglingué Red's Blues ou au Ground Zero, tenu par Morgan Freeman, né ici, ou l'infernal Po Monkey's, juke joint planté dans les bois du côté d'une autre ville fantôme hallucinante, Merigold. À Greenwood, on trouve la tombe de Robert Johnson (la troisième, mais il semble que ce soit la bonne…), et le quartier où il vivait caché, poursuivi par les patrons des plantations où il refusait de se rendre, trop occupé à mener sa vie déliquescente. On se croirait dans O'Brother des frères Coen.
La ville haute de Natchez, épargnée par le général Grant durant la guerre de Sécession en raison de sa beauté. Éric Martin
Après avoir visité, à Indianola, l'imposant musée de B.B. King (B.B. King Museum and Delta Interpretive Center), il est temps de filer à l'ouest pour rejoindre le Mississippi et s'arrêter dans l'une des merveilles du Sud, la somptueuse Natchez, porte d'entrée sur la Louisiane. Connue pour ses maisons à colonnades de style antebellum (d'avant la guerre de Sécession), c'est une ville magnifique, comme figée dans le temps. En descendant la ville, il s'agit d'aller boire un verre au saloon Under the Hill, le plus vieux bar du Mississippi, idéalement conservé dans son jus, jouxtant le modeste hôtel où Mark Twain aimait à résider, et où l'on peut passer la nuit (Mark Twain Guest House).
La Nouvelle-Orléans, où la criminalité a drastiquement baissé
Bourbon Street : ancien temple de la débauche, haut lieu touristique, qu'il faut néanmoins visiter. Éric Martin
. Puis on reprend la route, en descendant la Highway 61, pour rejoindre l'une des splendeurs des États-Unis, La Nouvelle-Orléans, The Big Easy. De la même manière que certains voyageurs des années 1970 vous expliqueront sans cesse que New York ne vaut plus un clou depuis les années Giuliani (le maire aurait « aseptisé » la ville), bien des Français estiment que, depuis Katrina, La Nouvelle-Orléans a perdu de son charme et de son authenticité. Qu'en pensent les locaux ? À peu près le contraire : tous vous diront que vous n'auriez jamais mis les pieds dans les lieux rasés par l'ouragan. Conséquence directe de la disparition de certains quartiers, la criminalité a baissé de manière drastique, au point que le quartier du French Quarter a quasiment doublé de taille : on peut désormais déambuler dans des rues qui auraient été bien trop dangereuses avant Katrina. Résultat : le tourisme a brutalement augmenté, ce dont l'hôtellerie et la restauration se réjouissent.
La Nouvelle-Orléans ne vit que pour la cuisine et la musique. La première est une féerie réunissant produits de la mer et influences créole, cajun ou africaine, ou de délicieux sandwichs qu'on ne trouve qu'ici (le muffaletta et le po-boy). La seconde, omniprésente, se rencontre à chaque coin de rue. C'est le pays du jazz. À tendance New Orleans, forcément. Des groupes jouent dans les rues du French Quarter – ce quartier sublime à condition d'éviter Bourbon Street, trop touristique – à Frenchmen Street, où les habitants choisissent leurs clubs, comme le Spotted Cat, dans le très bobo quartier de Marigny.
Frenchmenn Street dans le quartier gentrifié de Marigny à la Nouvelle-Orléans. Éric Martin
Ce qui frappe, c'est que le jazz n'est pas joué par des vieux déguisés façon place du Tertre : ici, des brass bands (formations de cuivres se lançant dans d'étonnantes battles de trombones et de trompettes) sont constitués de jeunes Blacks qui semblent ignorer le hip-hop ou le R'n'B. Le jazz est omniprésent, du style traditionnel avec banjo et contrebasse réalisée avec un seau et un manche à balai, au be-bop le plus virtuose.
C'est une ville festive et libertaire depuis son origine, le San Francisco du Sud. On peut y boire de l'alcool dans la rue et fumer dans de nombreux établissements. Hier ville de débauche et de bordels, elle a gardé, aujourd'hui, cet esprit unique aux USA : on y marche, on y flâne, sous les balcons en fer forgé garnis de fleurs colorées, on visite les nombreux antiquaires du French Quarter ou les boutiques farfelues et vintage de Magazine Street, on y boit des cocktails sophistiqués (c'est la spécialité de la ville) comme le fameux sazerac dans ses nombreux bars. Bref, on se détend – ce qui n'est pas si fréquent aux États-Unis –, en se disant une seule chose : bientôt, on y reviendra.
Le mythique French Quarter et ses maisons à balcons en fer forgé (hérités de l'architecture espagnole !). Éric Martin