Les États-Unis, la puissance et la guerre

Contrepoints - Gérard-Michel Thermeau – 07 / 08 sep 2021.

Le rôle des guerres et de la rhétorique guerrière dans la montée en puissance de l’État fédéral et du pouvoir exécutif depuis la fondation de l’État américain.

.            La guerre est associée à la puissance des États depuis les débuts de l’histoire. Les États-Unis ne font pas exception à la règle. Le 30 août 2021, l’évacuation catastrophique de l’Afghanistan par les forces américaines marque-t-elle le début du déclin de la puissance américaine ? S’il est difficile de le dire, ce cafouillage peu glorieux est l’occasion de revenir sur l’irrésistible extension de la puissance de l’État américain associé à la guerre depuis le début du XIXe siècle.

Cette montée en puissance est étroitement liée à l’ascension du président dont les pouvoirs constitutionnels, vagues et incertains à l’origine, ne vont cesser de se renforcer. En fait, l’histoire militaire américaine est faite pour l’essentiel de guerres menées à l’initiative personnelle du président.

Chaque guerre, ou presque, a renforcé le pouvoir présidentiel au détriment des autres organes constitutionnels. Le nombre des fonctionnaires fédéraux, les dépenses de l’État et les champs d’intervention du gouvernement fédéral ont augmenté en proportion.

US soldier - Korean War Veterans Memorial. Source https://unsplash.com

La guerre de M. Madison

.            Dès 1812, trente ans après la reconnaissance officielle de leur indépendance, les États-Unis se lancent dans leur première guerre agressive à l’initiative du président Madison (1809-1817). La tentative de « libérer » le Canada de la domination britannique sera un fiasco. Les Américains se révèlent incapables d’empêcher l’armée anglaise de prendre et d’incendier Washington. Mais en août 1814, il n’y avait pas grand-chose à brûler à Washington si ce n’est quelques édifices officiels plantés au milieu de nulle part.

La ville ne compte guère plus de 15.000 habitants soit moins que Saint-Étienne à la même époque. L’ascension de Washington va être tributaire de la puissance croissante de l’État fédéral. Elle sera d’abord très lente : la reconstruction du Capitole n’était pas achevée en 1860.

La guerre de James Polk

.            Jusqu’à la guerre civile, l’armée américaine compte des effectifs insignifiants. La seule guerre sérieuse devait consister à envahir le Mexique et à prendre Mexico en 1847. Elle fut plus heureuse que la « guerre de M. Madison ». Derrière cette première mise en application de la « Destinée manifeste », l’expression était neuve, nous trouvons un président aujourd’hui bien oublié, James K. Polk (1845-1849). Ce misanthrope sournois à la santé chancelante n’avait, semble-t-il, vécu que pour exercer un mandat présidentiel, qu’il avait annoncé unique et qu’il voulait pour cela exceptionnel.

Pour joindre les deux rives océaniques, le président avait proposé aux Mexicains d’acheter leurs vastes territoires du Nord, très peu peuplés et mal contrôlés. La manœuvre ayant échoué, un prétexte habilement mis en scène par les gringos permit de justifier une nouvelle guerre agressive. Une armée de 60.000 hommes, en grande partie constituée de volontaires, suffit pour balayer des adversaires mal armés, mal équipés et mal commandés. Les Mexicains durent céder la moitié de leur territoire qui vont constituer huit des actuels États du sud-ouest américain.

Pour le reste, l’armée américaine menait des escarmouches contre les nations indiennes au fur et à mesure de la progression vers l’Ouest. La variole et le whisky se révélaient toutefois plus efficaces pour faire disparaître les « sauvages » devant l’avancée impitoyable de la civilisation.

La guerre civile, un moment fondateur

.            La guerre civile qui éclate en 1861, provoquée par l’élection d’Abraham Lincoln (1861-1865), va changer la donne. L’armée régulière comptait moins de 20.000 hommes. Pour la première fois, l’État fédéral doit mettre sur pied des armées de type napoléonien comptant des centaines de milliers de combattants. Au volontariat, dont l’efficacité diminue avec la durée et l’intensité du conflit, l’État fédéral se voit contraint de mettre en place une conscription impopulaire.

La faiblesse de la cavalerie et la médiocrité de l’artillerie expliqueront largement le caractère peu décisif de la plupart des très nombreuses batailles de cette guerre confuse qui va durer quatre longues années. Les Américains apprennent à faire la guerre « à l’européenne ». Mais cette armée, devenue endurcie à la fin du conflit, est dissoute dès la paix obtenue.

Une tyrannie limitée

.            En dépit des discours contre la « tyrannie » de Lincoln, le rejet de la conscription fut beaucoup plus fort dans le Sud que dans le Nord. De même, l’interventionnisme étatique devait se manifester avant tout dans la Confédération. Le Sud défendait l’État limité en paroles mais dans les faits, une économie planifiée était mise en place avec des résultats désastreux. Au Nord, l’État laissa le secteur privé libre d’agir et la prospérité n’empêcha nullement de fournir tout ce qui était nécessaire à la guerre. Mais une des conséquences les plus importantes fut le développement du papier monnaie, les fameux « billets verts », quasiment inexistants jusqu’alors.

Sinon, les élections eurent lieu régulièrement et comme chacun sait, les soldats de l’Union votèrent massivement en faveur de Lincoln en 1864. En tout cas, le débat entre les droits des États et l’autorité de l’État fédéral était clos. Les armes avaient parlé. Si à la veille de la guerre de Sécession, Washington n’avait guère plus de 75.000 habitants, la population aura presque doublé dix ans plus tard.

La fin de la frontière 

.            Les officiers qui demeurent dans la minuscule armée professionnelle se voient rétrograder : les généraux se retrouvent capitaines. Durant les vingt années qui suivent la seule activité militaire consistera à refouler les Indiens et à achever la conquête de l’Ouest. Une armée de 25.000 hommes est alors bien suffisante. Les affrontements importants sont rares.

L’humiliante défaite de Little Big Horn (1876), la veille de la célébration du centenaire de l’indépendance, résulte de circonstances exceptionnelles. Plusieurs nations indiennes s’étaient pour une fois alliées et avaient combattu des forces américaines dispersées. Le dernier Indien à résister, l’Apache Geronimo, mènera une « guerre » avec une poignée d’hommes pourchassés par plusieurs milliers de soldats américains avant de se rendre en 1886. Pendant le siècle de luttes contre les Amérindiens le nombre total de tués et blessés de l’armée américaine ne dépasse guère 2.000.

Mais c’est avec la fin proclamée de la « frontière » que le destin international des États-Unis va se manifester.

Le goût de l’Empire

.            En 1898, les Américains chassent les Espagnols de Cuba et des Philippines. Comme devait l’écrire un journaliste du Washington Post : « Le goût de l’Empire est sur nos lèvres ». À Cuba, Théodore Roosevelt bâtit sa légende de héros qui lui permettra d’accéder à la Maison Blanche. Il devait être le premier président ouvertement impérialiste. Sur le continent américain la doctrine Monroe va servir de prétexte à des interventions directes ou indirectes.

Le fameux discours du président Monroe (1823) était resté longtemps lettre morte. Il avait été réactivé au lendemain de la guerre de Sécession pour contraindre Napoléon III à évacuer le Mexique occupé par les Français (1867). Mais désormais résumé au slogan « l’Amérique aux Américains » la doctrine permet de faire de l’Amérique latine la chasse gardée des États-Unis.

La Destinée manifeste à l’échelle du continent

.            Le continent américain est baptisé « l’hémisphère occidental » dans le langage diplomatique de la Maison-Blanche. Théodore Roosevelt (1901-1909) lance la construction du canal de Panama et inaugure la politique interventionniste en Amérique centrale à Saint-Domingue, à Haïti, au Nicaragua et à Cuba.

Comme il le déclare devant le Congrès en 1904 : « Dans l’hémisphère occidental, l’adhésion des États-Unis à la doctrine de Monroe peut les pousser… à exercer, bien qu’à contrecoeur, un pouvoir de police internationale. »  En 1912 le secrétaire d’État Elihu Root, le modernisateur de l’armée américaine, en ajoute une couche : « Notre destinée manifeste comme contrôleur du destin de toute l’Amérique est un fait inévitable et logique. »

Le capitalisme de connivence (crony capitalism) connait ses beaux jours avec la United Fruits qui fonde un Empire en Amérique centrale assurant 60 % des importations de bananes. Les Banana wars (1898-1935) amènent les Marines à intervenir régulièrement en Amérique centrale pour préserver la sécurité des intérêts américains.

Dans l’Entre-deux guerres, les firmes yankees supplantent les Européens comme fournisseurs en produits manufacturés et le marché américain devient le marché principal pour les matières premières. La diplomatie du dollar s’accentue : Standard Oil domine l’industrie du pétrole, La National City Bank contrôle les banques centrales des pays caraïbes.

La puissance impériale, fille des guerres mondiales

.            L’arrivée dans le Pacifique, rêve ancien, coïncide en revanche avec l’éveil militaire de l’Empire du Soleil Levant qui annexe la Corée et convoite la Chine. Si les Américains participent à la prise de Pékin aux côtés des Européens et des Japonais pour libérer les légations assiégées par les boxers (1900), ils se montrent hostiles au dépecage de la Chine. Partisans de la « Porte ouverte », ils songent avant tout au marché chinois qui se révèle à cette époque une chimère. Mais ils vont, dès lors, se trouver en rivalité avec un Japon aux appétits insatiables.

De 1890 à 1950, Washington connait sa plus forte croissance de 230.000 à 802.000 habitants. Ensuite, le centre-ville va perdre des habitants au profit de la périphérie. C’est durant le New Deal de Roosevelt que la ville voit la construction du plus grand nombre d’édifices officiels, de mémorials et de musées. Les deux guerres mondiales transforment la grande puissance économique en grande puissance impériale.

Wilson premier président « messie »

.            Entrainé malgré eux dans la Grande Guerre en 1917, en raison de la guerre sous-marine menée par l’Allemagne et des tentatives malheureuses du IIe Reich d’entraîner le Mexique dans un conflit avec leur grand voisin, les États-Unis entrent en guerre le 6 avril 1917 et apportent un appui décisif à l’Entente au printemps 1918. Pour la première fois, un président américain quitte le sol des États-Unis pour l’Europe.

Woodrow Wilson (1913-1921), le grand homme de la Conférence de Paris, impose aussi l’anglais comme langue diplomatique aux dépens du français. Mais les rêveries fumeuses du presbytérien de Virginie se heurteront au machiavélisme des politiciens européens. S’il obtient le Nobel de la Paix, son projet de Société des Nations est rejeté par le Sénat américain.

Dominé par les républicains, la grande république semble retourner aux délices de l’isolationnisme sous les présidences de Harding et surtout de Coolidge. Dès la guerre gagnée, « L’armée nationale » avait été dissoute, comme en 1865. En réalité, les États-Unis, soucieux de se faire rembourser les dettes contractées par les alliés, ne pouvaient rester insensible à la question des « réparations » allemandes.

Le rôle fondamental de Frankin Delano Roosevelt

.            Mais l’Empire américain connait avant tout son envol avec le second Roosevelt, Franklin Delano (1933-1945). Porté au pouvoir par la grave crise des années 1930, il en profite pour renforcer le pouvoir fédéral aux dépens des États. Il contribue aussi à faire du président le personnage essentiel des institutions américaines en se faisant élire quatre fois. La Maison Blanche prend le pas sur le Capitole. Le président ne supporte aucune opposition, pas même celle de la Cour suprême. Il menace d’augmenter le nombre des juges pour la soumettre.

La « guerre » contre le chômage en particulier et la pauvreté en général justifie le « Big government ». Sous le New Deal, diverses mesures plus ou moins improvisées vont dessiner les contours d’un État-providence. Les fonctionnaires fédéraux se multiplient. La politique rooseveltienne tant vantée, et qui bénéficie de films de propagande hollywoodiens, ne saura pourtant guère un succès et la Seconde Guerre mondiale, avec le réarmement, en masquera l’échec. Seule la mise en place d’un service militaire pour la première fois dans l’histoire américaine enraye la remontée du chômage qui se manifeste dès 1938.

Si côté Amérique latine le « bon voisinage » succède au « big stick » cher au premier Roosevelt, les États-Unis vont être entrainés dans la Seconde Guerre mondiale.

Une guerre soigneusement prévue

.            À la différence de la Grande Guerre, le président s’était parfaitement préparé au conflit. Même s’il avait tenu des discours lénifiants pour se faire élire une troisième fois en 1940, rompant avec la tradition limitant à deux les mandats présidentiels, il n’en croyait pas un mot. Dès septembre 1940, le service militaire permet de mettre sur pied les premiers éléments d’une armée de guerre.

Le président obtient du Congrès le vote de la loi prêt-bail du 11 mars 1941. Le pays livre ainsi armes, produits et même renseignements et brevets sans exiger de paiement immédiat aux Britanniques. Le 10 avril 1941 les États-Unis prenaient en main la défense du Groenland qui restait sous souveraineté danoise et le 8 juillet des troupes américaines débarquaient en Islande. Le 11 septembre Roosevelt donnait ordre aux navires de guerre d’attaquer tout navire de l’Axe pénétrant la zone de défense américaine.

Il ne restait plus qu’à attendre l’occasion favorable pour se concilier l’opinion américaine. L’attaque surprise japonaise sur Pearl Harbor le 7 décembre 1941 suivi de la stupide déclaration de guerre d’Adolf Hitler laissaient les mains libres à Roosevelt. L’armée américaine devait atteindre des effectifs jamais vus avec plus de huit millions d’hommes.

Les conséquences de la Seconde Guerre mondiale

.            Le financement de la guerre se fait non seulement par l’emprunt mais aussi par la généralisation de l’impôt sur le revenu et la mise en place de taxes sur les sociétés. Les États-Unis vont fournir 60 % des avions et des munitions de la Grande Alliance. S’ils paient largement en vies humaines le combat contre l’Allemagne nazie, les soviétiques bénéficient de plus de 9 milliards de dollars de matériel de guerre américain. Par ailleurs, avec les travaux sur la bombe atomique, les programmes de recherche fondamentale prennent des dimensions gigantesques.

Les Américains dessinent surtout le monde de l’après-guerre enterrant l’isolationnisme. Les accords de Bretton-Woods, le FMI et l’ONU en sont les fruits.

Pour la première fois dans l’histoire américaine, le président « regarde l’ensemble de ses citoyens comme un « potentiel humain » qu’il convient d’employer au mieux des intérêts militaires ». C’est la conséquence de la « guerre totale ».

Les États-Unis n’ont pas fini d’intervenir

.            Soucieux d’économiser les vies américaines, d’en terminer au plus vite et d’empêcher les Soviétiques de s’impliquer dans la guerre du Pacifique, Truman autorise le largage de deux bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août 1945. Désormais l’Océan Pacifique est, pour plusieurs décennies, un lac américain.

Mais le conflit a mis en lumière le rôle stratégique du pétrole. Les États-Unis vont mettre les pieds au Moyen-Orient et se trouver confrontés à des intérêts contradictoires. D’un côté, ils veulent sécuriser les approvisionnements pétroliers, par des liens étroits avec l’Arabie saoudite (pacte entre Roosevelt et Ibn Séoud, le 14 février 1945, sur le croiseur USS Quincy). De l’autre, ils vont adopter une attitude pro-israélienne. Cela va les obliger à de grands écarts. Ayant mis au pas les anciennes puissances coloniales qui croyaient pouvoir jouer dans la cour des grands en 1956, les États-Unis n’ont pas fini d’intervenir, surtout pour le pire, dans cette région du monde.

Le champ d’action de l’armée américaine était désormais mondial.

Seal of the Army by Levi Meir Clancy - https://unsplash.com/

Truman déclenche la Guerre froide

.            À la fin de la Seconde Guerre mondiale, les Américains n’ont aucunement l’intention d’abandonner l’Europe à l’URSS. Moins conciliant que Roosevelt, Truman (12 avril 1945-1953) va tenir peu à peu un langage plus ferme. Pressé par son allié britannique qui renonce à son rôle de grande puissance, Truman s’adresse au Congrès le 12 mars 1947 pour y présenter sa « Doctrine » qui officialise la guerre froide. Il s’agit, sans la nommer, de s’opposer à l’URSS mais en aidant avant tout économiquement les pays européens ruinés par la guerre. Le secrétaire d’État Marshall traduira le discours présidentiel par le fameux plan de reconstruction européenne.

Derrière la doctrine Truman (opposition au bloc communiste et fin de l'isolationnisme américain) et le plan Marshall (programme de prêts accordés aux différents États de l'Europe pour aider à la reconstruction) nous trouvons le Bureau d’études et de prospective (Policy Planning Staff) dirigé par Kennan. L’inspirateur de la nouvelle politique étrangère américaine porte bien son deuxième prénom. George Frost Kennan considère l’URSS comme un État totalitaire avec lequel on ne saurait s’entendre. Mais les Soviétiques étant persuadés que le temps joue en leur faveur ne sont pas enclins à déclencher une guerre générale. Selon Kennan, ils ne progressent que là où on les laisse progresser.

Patience, fermeté et vigilance

.            Aussi la politique américaine sera celle de l’endiguement (containment) défini par trois termes : «  Patience, fermeté et vigilance ». Il faut empêcher l’expansion soviétique par « l’application adroite et vigilante d’une contre-force. » L’attitude de l’équipe démocrate confrontée au blocus de Berlin démontre toute l’intelligence d’une diplomatie américaine soucieuse d’éviter tout affrontement direct. Dans la foulée, le Traité de l’Atlantique Nord est signée à Washinton (1949) mettant en place l’OTAN. L’Europe occidentale se retrouve sous leadership américain.

Sans qu’il soit question d’engagement militaire, les États-Unis sont amenés à intervenir en Corée. Sous le drapeau de l’ONU, profitant d’un peu judicieux « boycott » du conseil de sécurité par l’URSS, et sans même consulter le Congrès, Truman se lance pourtant dans la guerre. Les Américains conduisent la coalition militaire qui vise à empêcher la conquête de la Corée du Sud par les communistes. Mais en franchissant le 38e parallèle, les Américains s’engagent dans un conflit qui ne trouvera d’issue qu’en 1953 avec une ligne d’armistice qui tient toujours lieu de frontière entre les deux Corées.

La présidence impériale sous Truman

.            Truman ne payait pas de mine et avait été choisi par Roosevelt comme vice-président pour son « insignifiance ». C’est pourtant avec cet ancien vendeur de chemises que la présidence devient « impériale ». Si Hoover avait trois secrétaires, Truman dispose de l’Executive Office of the president (créé en 1939) qui emploie plusieurs milliers de personnes. La CIA voit le jour en 1947, précieux instrument de subversion des gouvernements hostiles. Les forces armées sont désormais placées sous l’unique autorité du ministre de la Défense (secretary of Defense) siégeant avec l’État-major au Pentagone, édifice inauguré en 1943.

Mais dans tous les domaines, entre la fin de la guerre et la fin des années 1950 fleurissent de puissants conseils, commissions et autres administrations (économie, énergie, sciences, santé, éducation, aérospatiale) qui vont servir au président soit à contourner soit à convaincre le Congrès. La Cour suprême se contentera pour l’essentiel d’avaliser l’extension, semble-t-il sans fin, de l’exécutif aux dépens des autres pouvoirs. Le Congrès n’est plus puissant que dans le refus. Par ailleurs, le poids des dépenses publiques dans le PNB passe de 10 à 30 % entre 1950 et 1960.

Mais la guerre froide justifie aussi la mise en fiches des « suspects » aux États-Unis. Dès Roosevelt, le FBI avait reçu pour mission d’enquêter sur les fascistes et les communistes. Pendant le conflit mondial, Hoover crée de nouveaux fichiers. Bientôt les écoutes clandestines deviennent routinières sans se soucier du moindre aval judiciaire. L’Internal Security Act (1950) permet d’enquêter sur les fonctionnaires non seulement sur leur appartenance à des organisations dites subversives mais aussi sur leur sexualité ou d’autres aspects de leur vie privée.

Le fichage de la population n’en n’était qu’à ses débuts. En 1952, la création secrète d’une agence nationale de sécurité, la NSA, surnommée « No Such Agency »,  va permettre la surveillance à l’échelle du globe. Sans surprise, elle trouve son origine dans les opérations de décryptage conduites pendant la Seconde Guerre mondiale.

D’Eisenhower à Kennedy

.            Avec Eisenhower (1953-1961), qui dénonce le « complexe militaro-industriel », la guerre froide marque le pas. Diplomate avant tout, moins va-t-en-guerre que tant de présidents civils, l’ancien commandant en chef des troupes américaines impose un style plus paisible. Les rodomontades de son secrétaire d’État, John Foster Dulles, resteront purement verbales. Le président contrôle cependant soigneusement la politique étrangère et rogne les prérogatives du département d’État.

L’heure de la « coexistence pacifique » a sonné. Khrouchtchev, hâbleur, persuadé que l’URSS va bientôt dépasser les États-Unis, les visite en septembre 1959. « Vos petits-enfants vivront sous le communisme » déclare-t-il à la télévision américaine.

En Amérique latine, soucieux d’éviter la contagion de l’exemple cubain, les États-Unis ne montrent plus aucune complaisance à l’égard des dictateurs : ils sont 10 à perdre le pouvoir entre 1956 et 1960. Une Banque de développement inter-américaine doit permettre de lutter contre la pauvreté, l’ignorance et la maladie en Amérique latine.

Son successeur, Kennedy (1961-1963) tient une place à part parmi les présidents américains. Non seulement parce qu’il est jeune et catholique, mais aussi par un intérêt marqué depuis sa jeunesse pour la politique étrangère. N’a-t-il pas consacré sa thèse à Harvard à L’apaisement à Munich ? Il connait bien l’Europe qu’il a visitée comme étudiant et entre à la commission des affaires étrangères du Sénat en 1957.

Son discours d’investiture consacre une place importante à la politique étrangère. Il se veut le leader du monde libre et à peine installé au pouvoir il se lance dans une malencontreuse opération de soutien à un débarquement anticastriste dans la baie des Cochons sur l’île de Cuba. Il sera plus heureux en 1962 lors de la crise des missiles.

La guerre du Vietnam, illustration des dérives du présidentialisme

.            Son ministre de la Défense, Mac Namara, qui restera en poste jusqu’en 1967, est un « faucon » qui va pousser le président dans la guerre du Vietnam. Au nom de la « théorie des dominos » (la chute d’un pays entraînant celle des autres), Kennedy vient en aide au Vietnam du Sud. Il envoie les bérets verts puis des conseillers militaires (au nombre de 16.000 en 1963 !) et enfin des avions et des hélicoptères qui font des « missions d’entraînement ». C’est le début de l’engagement qui sera poursuivi et aggravé par Johnson. Une force considérable est déployée, fidèle à la stratégie américaine : économiser la vie des soldats américains en menant une guerre s’appuyant sur une technologie évoluée.

Il s’agit d’écraser l’adversaire sous un tapis de bombes comme pendant la Seconde Guerre mondiale. L’utilisation d’herbicides et de défoliants vise à empêcher l’ennemi de s’abriter sous la couverture forestière. Mais comme les soldats napoléoniens en Espagne, les soldats américains découvrent les charmes des conflits asymétriques où la guerre est partout et nulle part. « la guérilla gagne si elle ne perd pas ; l’armée conventionnelle perd si elle en gagne pas. » comme le souligne Kissinger en 1969. La supériorité militaire américaine ne servira donc à rien.

Faute de triompher sur le plan militaire, Lyndon B. Johnson (1963-1969) se lance dans une autre guerre. Ce politicien texan qui avait commencé sa carrière avec le New Deal rêve d’une « Grande Société », mettant en place les assurances sociales et offrant une aide fédérale massive aux écoles. Il s’agissait cette fois de gagner « la guerre contre la pauvreté ». Mais le coût énorme de l’État providence favorise le retour des républicains à la Maison Blanche en 1969.

Tout va de mal en pis

.            Résolu à se désengager, Richard Nixon (1969-1973) souhaite le faire en position de force. Plus de 7 millions de tonnes de bombes vont être larguées sous Nixon soit beaucoup plus que sous Johnson (6 millions). Les Américains n’hésitent pas à intervenir au Cambodge (1970) et à soutenir les Sud-Vietnamiens au Laos (1971). Mais les troupes américaines se retirent progressivement. Il ne reste plus que 24.000 soldats en 1972. Il était temps, devant la désagrégation de cette armée en proie à la drogue et aux trafics divers. Le service militaire obligatoire, très impopulaire, est supprimé en 1973 peu après le retrait américain.

La prise de Saigon le 30 avril 1975 voit les derniers Américains réfugiés sur le toit de l’ambassade et évacués en hélicoptère. Au même moment les Khmers rouges sont maîtres du Cambodge et à la fin de l’année le Laos devient une démocratie populaire. C’est la déroute totale en Indochine. Désormais tout va de mal en pis. Les Sandinistes ont pris le pouvoir au Nicaragua, un « gouvernement révolutionnaire du peuple » à la Grenade créant de « nouveaux Cuba » au moment où la révolution islamique triomphe à Téhéran (1979).

Au-delà des affrontements médiatisés, dans l’ignorance du grand public, s’est mis en place le réseau Échelon permettant l’interception des communications. Il devait faire des petits.

Une remise en question provisoire de la présidence impériale

.            La confiance dans les institutions est ébranlée, la présidence impériale remise en question. Les présidents avaient trop pris l’habitude d’agir sans consulter ni leurs ministres, ni le Congrès. Johnson n’a-t-il pas entraîné son pays dans la guerre du Vietnam en abusant le Congrès ? De même Nixon décide d’envahir le Cambodge en 1970 sans consulter le pouvoir législatif.

Le War Powers Act du 7 novembre 1973 s’efforce de limiter l’emploi des forces armées par le président. La démission de Nixon victime du Watergate, la médiocrité de ses successeurs (Gerald Ford, Jimmy Carter) paraissent marquer le commencement de la fin pour les États-Unis. À la fin des années 1970, l’URSS qui vient d’envahir l’Afghanistan, semble en voie de gagner la guerre froide. Cependant, l’affaiblissement de la fonction présidentielle était aussi provisoire que la puissance soviétique allait se révéler illusoire.

L’élection de Ronald Reagan (1981-1989) devait marquer le grand retour du pouvoir présidentiel. Le choix de l’ancien gouverneur de Californie par les électeurs est celui d’un « strong leader » par opposition au faible et hésitant Jimmy Carter. En fait, avec le président qui a réuni une coalition aussi hétéroclite que contradictoire, nous entrons dans la présidence-spectacle. Les réalisations concrètes comptent moins que l’art de la communication dans lequel excelle cet acteur de l’âge d’or hollywoodien.

Vers l’hyperpuissance

.            L’augmentation des dépenses militaires devait mettre à mal la promesse électorale du retour à l’équilibre budgétaire. L’armée de professionnels aux équipements toujours plus sophistiqués allait coûter de plus en plus cher. L’État providence créé par Roosevelt et élargie par Lyndon B. Johnson, n’est par ailleurs pas remis en question. Si l’État est le « problème », il le demeure en tout cas en dépit de la rhétorique de la « révolution conservatrice ». Si les impôts n’ont pas augmenté, les emprunts ont explosé. La rhétorique agressive face à « l’Empire du Mal » ne doit pas abuser.

Reagan est un pragmatique, non un cow-boy prêt à précipiter son pays dans une guerre mondiale. Il se contente d’une petite expédition militaire sans grands risques à la Grenade renouant avec la tradition du premier Roosevelt. Néanmoins, face aux Soviétiques, sa stratégie de « réarmer avant de parlementer » (la guerre des étoiles) se révèle payante. En 1988, le président déambule, bras dessus, bras dessous, avec Gorbatchev dans les rues de Moscou. La présidence retrouve son prestige et Reagan quitte la Maison Blanche avec une popularité exceptionnelle.

La chute de l’URSS (1991) laisse les États-Unis dans la position de superpuissance. Sans surprise, il n’est nullement question d’un retour à l’isolationnisme. D’ailleurs, le successeur de Reagan, George H.W. Bush senior n’est-il pas l’ancien patron de la CIA ?

Du containment à l’enlargement

.            L’OTAN ne disparaît pas, alors que cette alliance n’a plus de justification, mais s’étend aux anciennes « démocraties populaires » jusqu’aux frontières de la nouvelle Russie. Les Américains s’intéressent également à l’Asie centrale reprenant le « grand jeu » cher aux Britanniques au XIXe siècle. « Gendarme du monde », les États-Unis conduisent une coalition internationale pour chasser les Irakiens du Koweit (1991). La « Tempête du désert » efface le souvenir douloureux du Vietnam et ce sont les alliés qui paient la facture.

Le dernier président du siècle, Bill Clinton (1993-2000) définit la nouvelle politique étrangère américaine, du containment à l’élargissement. Il ne s’agit plus de contenir une menace communiste qui a disparu mais d’élargir la diffusion de la « démocratie de marché » sur tous les continents, le tout enveloppé dans ce mélange de bons sentiments et d’intérêts bien compris qui font tout le sel des discours politiques américains.

Les bras largement ouverts, Clinton rapproche Yasser Arafat et Yitzhak Rabin qui se serrent la main sous l’œil attendri de la presse internationale. Les accords d’Oslo (1993) vont se révéler le premier pas vers nulle part. Le Moyen-Orient reste décidément un terrain miné. Et des humiliations subies en Somalie et à Haïti montrent les limites du gendarme mondial qui n’arrive pas davantage à avoir les moyens de sa politique dans les conflits provoqués par l’éclatement de l’ancienne Yougoslavie.

Choc des civilisations et surveillance généralisée

.            La proclamation de la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama, 1989)  un siècle après l’annonce de la « fin de la frontière » durera ce que durent les roses. Au « nouvel ordre mondial » espéré par George Bush se substitue le « choc des civilisations » selon Samuel Huntington (1996) qui pointe du doigt un nouvel adversaire qui a remplacé le communisme : l’islamisme. C’est aussi le point de vue de Kissinger qui, dans Diplomatie considère que trois dangers menacent les États-Unis : le fondamentalisme, le terrorisme et l’émergence de la Chine.

Le 11 septembre 2001, avec ses 3.001 victimes, rappellera brutalement l’hyperpuissance aux réalités.

George W. Bush junior, personnage médiocre et indifférent à la politique étrangère lors de son élection, va se révéler un des plus interventionnistes présidents américains. Oublieux des leçons du Vietnam, il lance son pays dans deux guerres en parallèle qui vont se révéler des impasses coûteuses et politiquement désastreuses. La « croisade contre le terrorisme » va justifier l’invasion de l’Afghanistan (2001) puis celle de l’Irak (2003). Dans les deux cas, les gouvernements en place sont rapidement renversés puis les pays occupés sombrent dans le chaos. De façon très significative c’est l’OTAN qui assure la responsabilité des opérations en Afghanistan et non l’ONU.

Surtout la guerre contre le terrorisme justifie une extension des droits et prérogatives du gouvernement fédéral. Un nouveau département ministériel est créé pour « assurer » la sécurité intérieure, partagée jusque là entre les pouvoirs locaux et le FBI. L’espionnage des communications téléphoniques de tous les citoyens américains par la NSA marque le triomphe d’un système de surveillance généralisée qui s’étend d’ailleurs à la planète. Le président n’a-t-il pas annoncé une guerre illimitée et totale contre le « réseau terroriste mondial » ?

Quand le prix de Nobel de la paix fait la guerre

.            Si Truman avait divisé le monde en deux blocs, le « monde libre » face au « totalitarisme », Bush junior dénonce un « Axe du Mal » constitué « d’États-voyous ». La part des dépenses militaires dans le budget qui était tombée à 16 % en 1998 culmine à près de 22 % en 2007.

Accueilli comme le Messie et couronné du Nobel de la Paix (2009) avant même d’avoir fait quoi que ce soit, à la différence du précédent « Messie » Wilson, Barack Obama (2009-2017) va simplement changer de stratégie.

L’évacuation de l’Irak est compensée par le renforcement, un temps, de la présence en Afghanistan. Il ajoute une couche dans les expéditions extérieures peu heureuses en participant à l’opération militaire onusienne pour renverser Khadafi en Libye. Les « assassinats ciblés » par drones au Yémen, en Somalie ou au Pakistan, d’une légalité incertaine, décidés par le président seul, succèdent aux lourdes et inefficaces opérations militaires classiques.

La dette publique américaine atteint désormais des records. Faute de résultats très probants à l’extérieur, le président relance la « guerre contre la pauvreté » avec notamment la réforme du système de santé pour créer une « assurance santé universelle » au niveau fédéral.

L’affaire Snowden devait éclater sous sa présidence (2013) révélant à quel point les présidents, quels qu’ils soient, font peu de cas des droits de leurs compatriotes.

La fin de l’hyperpuissance 

.            La crédibilité des Etats-Unis sur la scène internationale stratégique repose sur deux facteurs. Le premier est capacitaire. Sur ce point, Washington conserve un avantage gigantesque sur les autres puissances, comme en témoigne son budget de défense, la qualité de ses équipements, l’expérience accumulée par un statut de « guerre permanente » sur des théâtres extérieurs depuis des décennies, ses innombrables bases disséminées sur tous les continents, où les systèmes d’alliances qui lui garantissent des soutiens décisifs. Si on s’en tient aux chiffres, la crédibilité des Etats-Unis et sa capacité à peser sur le règlement des crises reste entière.

Cependant, les capacités ne suffisent pas. Le deuxième facteur servant la crédibilité de Washington est lié à la nature et l’intensité de son engagement. Il est donc politico-stratégique. Le retrait d’Afghanistan est une décision américaine, pas le résultat d’un échec militaire, et n’est donc pas lié à une incapacité à maintenir la sécurité dans ce pays, mais à une difficulté de plus en plus grande à justifier un engagement long de vingt ans. Un syndrome vietnamien, en quelque sorte, les tendances profondes qui, depuis au moins deux décennies, expliquent ce « départ » de l’Amérique. Après le désengagement au Moyen-Orient, en annonçant un « pivot vers l’Asie », Barack Obama a pensé renforcer le poids de Washington dans une région ou sa présence n’était plus nécessaire, sur le terrain économique surtout. Mais les Etats-Unis de 2020 ne sont plus ceux de 1992, au lendemain de la Guerre froide, quand le leadership américain était non seulement irrésistible mais aussi loué presque partout dans le monde.

Pour ses alliés, Washington reste cependant un géant capacitaire incontournable qui, dans le même temps, suscite des inquiétudes quant à son engagement réel. On ne peut plus nier la réalité des rapports de forces actuels. Il faudra cesser de se rêver à la tête d’un pays appartenant à un passé (les années 1990 en l’occurrence) pour parvenir à endiguer sans risquer, voire accentuer, le déclin, relatif mais réel, des Etats-Unis.

.             Le temps de l’hyperpuissance parait bien révolu. La montée en puissance de la Chine, qui sous la présidence de Xi Jinping, le « nouveau Mao », affirme ses ambitions ne peut laisser indifférents les États-Unis. La flotte chinoise s’efforce de combler l’écart qui la sépare de sa grande rivale et étend sa domination sur la Mer de Chine méridionale. Même si le budget militaire américain demeure trois fois plus élevé, la menace est là.

La nouvelle conception de la guerre

.            De toute façon aujourd’hui, l’État, aux États-Unis comme ailleurs, n’a plus besoin de conflits traditionnels pour justifier son action. D’autres causes sollicitent désormais son interventionnisme croissant : à la guerre contre le « changement climatique » a succédé, pour un temps, la guerre contre la méchante pandémie. En attendant d’autres guerres à venir sans doute.

La persistance de cette rhétorique guerrière est éclairante : la machine étatique ne vit et ne prospère que par la guerre.