Les écrivains américains de la Génération perdue !
Introduction du livre « Le Paris des écrivains américains, 1919-1939 » de Ralph Schor (Editions Perrin – juin 2021).
. John Steinbeck, installé à Paris au milieu des années 1950, disait que son séjour était « fait d'enchantement » et ajoutait qu’« aucune ville n'a été mieux aimée ni plus fêtée ». De fait, ses compatriotes de l'entre-deux-guerres, pour s'en tenir aux écrivains de cette période, tressèrent en l'honneur de la Ville lumière une couronne d'éloges particulièrement riche. Ainsi, en 1923, Ernest Hemingway écrivit de Toronto à son amie Sylvia Beach : « Nous avons une terrible nostalgie de Paris. » Sylvia Beach assura : « Je ne voulais pas quitter cette ville. Je l'aimais tellement qu'à la pensée d'y rester et de devenir Parisienne à mon tour, je n'hésitai plus. » Henry Miller multiplia les déclarations d'amour à l'égard de cette grande cité qu'il appelait le « nombril de l'univers » : « Chaque fois que je fais un voyage, c'est toujours à Paris que je songe à revenir » ; « Mieux valait être un mendiant à Paris qu'un millionnaire à New York ». John Glassco confia qu'à Paris, il éprouvait l'« impression d'être en quelque sorte arrivé chez lui ». Le poète William Carlos Williams, très pondéré, s'était cependant « pris d'une passion pour Paris », au point de se demander s'il pouvait s’y installer et y exercer sa profession de pédiatre. Hugo Guiler, le mari d'Anaïs Nin, banquier de profession, refusa une promotion à New York car son épouse et lui-même aimaient tellement la capitale française qu'ils préféraient y demeurer, même si la carrière de l'homme d'affaires devait en souffrir.
. Paris inspira d'autres appréciations élogieuses, avant et après 1945, appréciations qui ne furent d'ailleurs pas le monopole des écrivains. Ainsi, en 2011, dans son film à succès, Minuit à Paris, le cinéaste new-yorkais Woody Allen, en faisant revivre Ernest Hemingway, Scott et Zelda Fitzgerald, Gertrude Stein, Djuna Harnes, ainsi que leurs amis Cole Porter, Picasso, Matisse, Dali, Buñuel, Man Ray, voulut rendre un hommage appuyé à la Ville lumière et à l'éclat de la vie culturelle qui s'y déploya durant les années 1920. Mais la fréquence exceptionnelle et l'intensité des éloges formulés dans l'entre-deux-guerres conférèrent à l'exaltation de Paris une réelle singularité et représentèrent un véritable phénomène de génération.
. Les écrivains américains hôtes de Paris dans l'entre-deux-guerres et auteurs de ces jugements flatteurs furent placés par les historiens de la littérature dans une classe d'âge particulière, la Génération perdue. La paternité de cette formule est souvent attribuée à Ernest Hemingway, qui l'inscrivit en épigraphe dans son célèbre roman Le soleil se lève aussi et la reprit dans Paris est une fête : « Vous autres, jeunes gens, qui avez fait la guerre, vous êtes tous une génération perdue. » En vérité, l'auteur du Soleil se lève aussi n'est pas l'inventeur de la formule. L'origine de cette expression passée dans l'histoire apparait tout à fait anecdotique et doit être attribuée à l'écrivain Gertrude Stein. Cette dernière avait amené dans un garage son automobile, une Ford T, qui se trouvait en panne. Le patron demanda à un jeune mécanicien d'effectuer la réparation, mais, au bout d'un moment, l'employé avoua qu'il ne trouvait pas la cause du problème. Le garagiste soupira alors « Vous êtes tous une génération perdue. » À Gertrude Stein qui lui demandait le sens de ses paroles, le patron expliqua que le mécanicien était parti à la guerre en 1914, sans avoir terminé sa formation professionnelle, et qu'il en allait de même dans tous les milieux sociaux, les études et les formations ayant été interrompues par l'éclatement du conflit. Gertrude Stein trouva que la formule s'appliquait aussi aux écrivains américains qui s'étaient engagés dans l'armée des États-Unis en 1917 ou qui, après 1918, avaient volontairement quitté leur pays pour venir en France où ils espéraient trouver des possibilités d'épanouissement et d'accomplissement intellectuel inconnues outre-Atlantique.
. Les écrivains américains restés Paris après le retour de la paix ou venus par la suite formaient bien une génération unie par l'âge. Près de 60% d'entre eux, en effet, étaient nés après 1890 et avaient donc moins de trente ans à la fin de la guerre. Si l'on ajoute à ce groupe les écrivains venus au monde dans la décennie 1880-1890, le pourcentage s'élève à 93%. Ainsi, la très grande majorité des artistes de la Génération perdue avaient moins de quarante ans en 1920. À cette date, Ernest Hemingway était âgé de vingt et un ans ; Scott Fitzgerald, John Dos Passos, Louis Bromfield, Sylvia Beach atteignaient juste les vingt-quatre ans. Quant aux plus anciens, minoritaires, installés Paris avant 1914, ils étaient encore dans la force de l'âge : les brillantes intellectuelles Natalie Barney et Gertrude Stein, qui tenaient chacune un salon dans la capitale, étaient âgées respectivement de quarante-quatre et de quarante-deux ans. Les Américaines, plus nombreuses que leurs homologues françaises dans le domaine de la création littéraire, constituaient le tiers de l'effectif. Elles expliquaient souvent leur venue en France par le fait que les occupations liées à la culture et aux arts ne bénéficiaient d'aucune considération au pays du dollar. Aussi espéraient-elles trouver dans l'exil une ouverture intellectuelle et un statut social que les États-Unis leur refusaient.
. Les écrivains de la Génération perdue représentaient à Paris un groupe d'environ 200 personnes. Cet effectif pouvait paraître faible par rapport aux quelque 25.000 Américains habitant le département de la Seine dans les années 1920. Mais, comme le rappela rétrospectivement un contemporain, le journaliste William Bird, la Ville lumière était le lieu d'une exceptionnelle « concentration du génie littéraire américain ». D'ailleurs trois des écrivains appartenant à la Génération perdue ou apparentés à celle-ci, Ernest Hemingway, T.S. Eliot et Sinclair Lewis, obtinrent ultérieurement le prix Nobel de littérature. Ces hommes et ces femmes aux personnalités et aux aptitudes diverses multiplièrent les créations, poésies, romans, pièces de théâtre, articles de presse, critiques littéraires, essais, Mémoires et pensées ... Pour faire connaitre leurs œuvres, ils créèrent des maisons d'édition et des imprimeries, des librairies, des revues. Ils bénéficièrent aussi d'une riche vie relationnelle, non seulement dans les comités de rédaction, mais encore dans des salons littéraires parfois très influents, sans compter les multiples rencontres informelles, notamment dans les cafés, restaurants et cabarets des quartiers dans lesquels ils aimaient à se retrouver, Montparnasse ou les abords du boulevard Saint-Germain. Les nombreux écrits des auteurs de la Génération perdue offrent ainsi un riche témoignage, direct ou indirect, sur leur destin parisien, leurs préoccupations, leurs impressions, leurs expériences, leur vie matérielle et intellectuelle, leurs échanges, leurs joies et leurs peines, leurs espérances et leurs déceptions, leurs évolutions identitaires. De plus, à travers leur vécu, les Américains brossèrent un portrait de Paris et de ses habitants. Ils décrivirent les monuments et les rues de la grande ville, les groupes sociaux et leurs occupations, les mœurs publiques et privées, la création artistique et littéraire. La couleur des tableaux, l'acuité de certains jugements et même les impressions fugitives donnent de la capitale une image tour à tour conforme à ce qu'on peut encore observer aujourd'hui ou désuète, comme effacée par l'écoulement du temps.
. Ce que les écrivains américains virent et ressentirent à Paris apporte beaucoup à la connaissance de l'époque. Les historiens font depuis longtemps appel aux écrivains pour comprendre le passé. Peu importe le talent de l'auteur, qu'il soit un esprit subtil dépassant les apparences et faisant pénétrer le lecteur derrière le décor, ou qu'il soit un rédacteur banal ne décryptant pas la réalité et donnant de celle-ci une simple photographie. Dans tous les cas, la littérature enrichit la connaissance du monde environnant. Elle offre quantité de renseignements sur le paysage mental d'une époque et les représentations sociales, les valeurs, les croyances, les normes qu'elle construit et véhicule. La littérature fournit également une ample moisson d'informations sur la vie quotidienne, sur les couleurs, les odeurs, l'air du temps, l'atmosphère, toutes informations que les archives transcrivent rarement.
. Les très nombreux textes laissés par les jeunes de la Génération perdue vibrent de tout le vécu de ces écrivains, autant d'indications qui doivent être croisées et replacées dans leur contexte socio-historique. Très précieuse se révèle la confrontation des écrits intimes, journaux, Mérnoires, correspondances, avec les œuvres, comme les romans et les nouvelles, destinées dès l'origine au public. La mise en parallèle des textes dits du for intérieur et des ouvrages de fiction permet de repérer le ressenti de l'auteur, sa volonté d'utiliser son vécu de manière fidèle ou transposée. Dans certains cas, il sera instructif de confronter les jeunes Américains de Paris à leurs ainés avec qui ils furent parfois en contact, comme Edith Wharton, née en 1862. Intéressante apparait aussi l'ouverture en direction d'écrivains non américains, mais proches de la Génération perdue à laquelle ils s'agrégèrent, tel le Canadien anglais John Glassco.
. Pour Henry Miller, la France était devenue « une mère, une maîtresse, un foyer et une muse ». Paris, ajoutait-il, avait étanché au-delà de ses espérances, sa « faim de sensualité, de chaleur et de compréhension humaine, d'inspiration et d'illumination ». Les écrivains ne se montrèrent pas tous aussi dithyrambiques ou, après une période d’enthousiasme, nuancèrent leur jugement. Mais, quelle que fût leur appréciation finale, ils reconnurent unanimement que leur séjour Paris avait constitué pour eux une étape décisive dans leur manière d'écrire et dans la formation de leur identité.