Le (negro) spiritual, une vraie musique pour une fausse histoire

The Conversation - Cécile Chéraqui - 14 nov 2018 

Les Fisk Jubilee Singers en 1882.

.            Le (negro) spiritual, c’est la musique religieuse des esclaves, née du mélange des cultures africaines et européennes. Quant à savoir à quelle date le spiritual est né, dans quelle(s) condition(s), et s’il essentiellement africain ou américain, ce n’est pas le sujet de cet article. Nous devrons donc temporairement nous contenter de cette définition incomplète.

Précisons cependant un point de terminologie : il semble plus opportun de parler de spiritual plutôt que de negro spiritual. C’est ce que suggère Sandra Graham dans son ouvrage Spiritual and the Birth of a Black Entertainnment Industry :

« Il est très commun de se dispenser de qualificatifs “noirs” ou “blancs”. Une fausse histoire cherchant à distinguer blancs et noirs a depuis trop longtemps été propagée ».

Je choisirai donc ici l’appellation spiritual sans le préfixe negro.

Un peu d’histoire

.            Après la guerre de Sécession, un grand nombre d’universités noires voient le jour dans le Sud des Etats-Unis, tant le désir d’émancipation par l’éducation est fort. Dans l’une d’entre elles, la Fisk University, à Nashville dans le Tennessee, se forme un groupe de chanteurs (majoritairement d’anciens esclaves) qui part en tournée dans le but de récolter des fonds pour l’université. Sur l’insistance de leur chef de chœur, et malgré la réticence de ses membres, la troupe intègre petit-à-petit des spirituals à leur programme de concert. George White, le têtu chef de chœur des Fisk s’occupe alors de tout : il arrange les spirituals pour les conformer à ce que le public a l’habitude d’entendre, il en fait des versions polyphoniques (pour plusieurs voix) -Swing Low Sweet Chariot- et donne au groupe ce nom qui se répandra par la suite comme une traînée de poudre : les Fisk Jubilee Singers.

Ces spirituals arrangés viennent se greffer à une tradition déjà bien ancrée de paternalisme à l’égard de la population noire et d’une vision raciale de la société. Même parmi les abolitionnistes, l’idée que les noirs seraient naturellement dociles, affectueux et patients est répandue. C’est d’ailleurs les traits caractéristiques de la personnalité de Tom, le personnage principal du roman le plus vendu à son époque : La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe, une abolitionniste avérée. Cet homme accepte tous les coups du sort avec un stoïcisme à couper le souffle, qui frôle l’irrationnel.

Une mythologie du Sud esclavagiste se crée alors. Elle résulte à la fois d’une certaine forme d’inconscience – dans le Nord – des horreurs subies par les esclaves et d’une volonté – dans le Sud – de minimiser ces horreurs.

Le spiritual arrangé devient alors l’illustration sonore de cette mythologie. Il intègre d’abord la tradition des « minstrel shows » ces spectacles (extrêmement en vogue au XIXe siècle) où les blancs se griment le visage et caricaturent la culture afro-américaine.

Reproduction d'une affiche d'exposition de William H. West de 1900 qui montre la transformation du « blanc » au « noir ».

Appropriation par le cinéma

.            Puis c’est l’industrie cinématographique qui s’en empare, dans les années 1930. Cette appropriation peut probablement s’interpréter de différentes manières parmi lesquelles on retrouve la volonté de réécrire l’histoire du sud esclavagiste.

C’est le cas par exemple du film Way Down South (Victor Vorhaus, 1939). Dès les premières mesures du générique, on peut entendre le spiritual « Peter, Go Ring Dem Bells », interprété par le Hall Johnson Choir. Tout nous place ici dans un registre joyeux. Les voix sont nombreuses, travaillées, éclatantes, le rythme syncopé. Arrive ensuite le premier carton sur lequel on peut lire :

« Ancienne Louisiane, avant la guerre de Sécession. Là, dans de vastes propriétés, nourries par le puissant Mississippi, résidaient alors d’aristocratiques planteurs ainsi que leur loyaux domestiques nègres, sous la loi esclavagiste, récoltant toute l’abondance d’une terre florissante ».

Cette phrase, très proche du fameux « il était une fois », adopte d’emblée le registre du conte et de l’imaginaire. Les premiers personnages qui apparaissent à l’écran sont effectivement des esclaves mais souriants, qui remercient Dieu de leur donner de si belles récoltes. Ils sont visiblement heureux d’appartenir à leur Maître. Le spiritual du générique, « Peter, Go Ring Dem Bells » fait figure d’illustration sonore par anticipation de cette profusion de joie. Notons par ailleurs l’anachronisme d’une telle utilisation de la musique : avant la guerre de Sécession, les arrangements de spirituals comme celui que l’on entend n’existaient tout simplement pas.

Parlé-scandé

.            The Green Pastures, de Marc Connelly et William Keighley (1936) est l’un des six films de l’ère hollywoodienne au casting entièrement noir (les fameux all-black cast, voir note). Il met en images des passages de la Bible tels qu’ils seraient vus par la culture afro-américaine. Dans cet extrait, Dieu (appelé « De Lawd » pour imiter l’accent afro-américain), demande aux anges « êtes-vous baptisés ? » (« Is you been baptized ? ») ce à quoi ils répondent « Certainement Seigneur » (« Certainly Lawd »).

On y retrouve la technique responsoriale (un soliste et une assemblée qui lui répond) très caractéristique du spiritual. Dès le début, la phrase prononcée par Dieu ainsi que la réponse des anges est scandée plus que parlée. Elle est rythmique et ne semble pas tout à fait naturelle. Ce « parlé-chanté », ou plutôt « parlé-scandé » est également caractéristique des cérémonies religieuses afro-américaines et notamment des discours de prédicateurs, incarné ici par le personnage divin. Le prédicateur joue un rôle essentiel dans la culture afro-américaine, c’est lui qui amasse la foule et rassemble la communauté. Il y a toujours un moment, dans son discours, où le chant rentre progressivement.

Une utilisation paradoxale et anachronique

.            Des séquences de Dimples, de William A. Seiter (1936) incarnent l’utilisation paradoxale et anachronique du spiritual dans le cinéma hollywoodien. On y voit le personnage de Sylvia (Shirley Temple) chanter le spiritual « Get on Board », pour une adaptation scénique du livre La Case de l’Oncle Tom. Le chœur derrière elle est incarné par des comédiens blancs maquillés en noir : c’est un minstrel show. Mais en réalité c’est un chœur noir réputé que l’on entend, le Hall Johnson Choir (interprète des musiques dans les deux films cités précédemment).

Il faut probablement voir cet usage du spiritual plus comme un paradoxe que comme une véritable spoliation de la culture noire américaine. Paradoxe que vivaient souvent les artistes afro-américains, à la fois adulés et rejetés. En prime, l’action du film se déroule en 1853, avant la guerre de Sécession, donc avant l’existence des arrangements de spirituals, tout comme c’était le cas dans Way Down South. Par ailleurs, la figure d’innocence incarnée dans ce fim par Shirley Temple véhicule une image fausse de ce spiritual. Get on Board fait partie de ces chants qui invitaient les esclaves à l’évasion. Un message codé en quelque sorte, car une menace de punition corporelle planait sur les esclaves s’ils étaient par hasard surpris en train d’évoquer l’évasion, la liberté… Get on Board propose de rejoindre un train en marche vers le Nord. Le train est d’ailleurs une image récurrente dans les paroles de spirituals.

Ces trois films donnent un bref aperçu de l’utilisation du spiritual par le cinéma américain des années 1930. Cette musique fut employée pour réécrire le passé esclavagiste des États-Unis – dans le droit fil du si controversé The Birth of a Nation de D. W. Griffith en 1915 ; et elle a souvent fait l’objet d’une utilisation paradoxale et anachronique. Anachronique car on mélange sans vergogne différentes époques et ce afin de fabriquer un Sud idéal ou idéalisé et paradoxale parce que malgré cette vision quasi négationniste de l’histoire, elle participe à la diffusion du spiritual.

Note : Des années 1920 au milieu des années 1950, de nombreux films ont été réalisés avec uniquement des acteurs afro-américains pour être distribués dans les cinémas noirs à un public entièrement noir. Ces petits joyaux, à petits budgets mais sincères, couvraient tous les genres : musical, dramatique, western, comique et même horreur.