Des réparations pour l’esclavage des Noirs ?
L’Obs - Philippe Boulet-Gercourt - 27 février 2020
. L’idée de verser des « réparations » aux descendants d’esclaves est très discutée. Depuis l’élection de Barack Obama, qui était sceptique, elle a progressé.
. « Réparations ». De quoi s’agit-il ? D’une idée ancienne, selon laquelle les Noirs américains devraient recevoir une compensation pour avoir été soumis à l’esclavage jusqu’à la guerre de Sécession (1861-1865). Une blessure ignoble, unique dans l’histoire américaine, qui a frappé une population bien précise.
Débat relancé
. La demande de réparations n’est pas nouvelle. En janvier 1865, quelques mois avant la fin de la guerre de Sécession, le général Sherman avait proposé de distribuer à quelque 40.000 anciens esclaves 40 acres de terrain (16 hectares) chacun, ce qui avait donné naissance à la terminologie « 40 acres et une mule ». Mais si l’expression est restée fameuse, ladite redistribution fut rapidement tuée dans l’œuf par le président Andrew Johnson, qui rendit les terres à leurs propriétaires blancs.
Depuis, le débat était resté largement cantonné aux cercles d’activistes et universitaires noirs, jusqu’à ce que l’intellectuel Ta-Nehisi Coates publie en 2014 un long texte très remarqué dans le magazine The Atlantic, intitulé « The Case for Reparations » (traduit sous le titre « le Procès de l’Amérique » - Extraits ci-dessous), dans lequel il défendait l’idée que les réparations provoqueraient une « prise de conscience nationale conduisant à un renouveau spirituel ».
. Le débat a donc été relancé, mais les précédents leaders démocrates se sont abstenus de soutenir cette demande de réparations spécifiques pour les Afro-Américains. Même Barack Obama (qui ne descend pas d’esclaves) a refusé de franchir le pas, expliquant à Ta-Nehisi Coates en 2016 :
« Vous pouvez avancer un argument théorique, abstrait, en faveur de quelque chose qui ressemble à des réparations, et je ne suis peut-être pas assez optimiste ou imaginatif, mais je ne pense pas que l’on puisse jamais être capable de rassembler une majorité au Congrès américain pour faire ce genre d’investissements. »
De fait, l’opinion américaine reste divisée sur la question : à en croire un sondage Gallup de juillet 2019, 73 % de Noirs (et 49 % de démocrates) sont favorables à des réparations sous forme d’indemnités monétaires, mais 81 % des Blancs (et 92 % de républicains) y sont opposés.
Persistance d’inégalités spectaculaires
. Mitch McConnell, chef de la majorité républicaine au Sénat et descendant d’un propriétaire d’esclaves, a parfaitement résumé il y a quelques mois l’hostilité de nombreux Blancs :
« Je ne crois pas que des réparations soient une bonne idée, pour quelque chose qui s’est passé il y a 150 ans et dont aucune des personnes en vie aujourd’hui n’est responsable. »
Mais les choses évoluent. Toujours selon l’institut Gallup, chez les Blancs, le soutien aux réparations est passé de 6 % en 2002 à 16 % en 2019. Et chez ceux qui sont âgés de moins de 37 ans, il est aujourd’hui de 29 %, selon un sondage GenForward de mai 2019.
Côté Congrès, la Chambre des Représentants, à majorité démocrate depuis les midterms de novembre 2018, propose d’établir une « Commission pour étudier et développer des propositions de réparations ». Et l’on voit émerger des initiatives locales : l’an dernier, les étudiants de Georgetown University, à Washington, ont créé un fonds ayant pour objectif de récolter chaque année 400 000 dollars (366 000 euros) à reverser aux descendants de près de 300 esclaves vendus par l’université dans les années 1830.
Mémorial national pour la paix et la justice à Montgomery, dans l’Alabama, un Etat du sud des Etats-Unis où l’esclavagisme et la ségrégation ont été les plus prégnants.
. Ce qui a changé ? Une réalité dérangeante pour tout Américain qui se respecte : la persistance d’inégalités profondes, spectaculaires entre Blancs et Noirs américains. Dans un quartier noir pauvre du nord de Columbia, la capitale de Caroline du Sud, l’espérance de vie est inférieure de… vingt ans à celle d’un quartier blanc aisé situé à 3 kilomètres de là.
Quels que soient les indicateurs que l’on prenne, ils montrent une minorité noire toujours très défavorisée. Le patrimoine médian des ménages noirs n’est que le dixième de celui des blancs : 17 100 dollars (15 700 euros) contre 171 000 (157 000 euros) en 2016, comme le note une étude du Pew Research Center. Un écart qui s’est encore creusé depuis 2007.
Au-delà de ses aspects symboliques et politiques, très importants, « l’objectif financier d’un programme de réparations est de combler la fracture raciale sur la richesse », explique William Darity, un professeur de Duke University (Caroline du Nord) très en pointe sur les réparations, dans le Washington Post.
Crime contre l’humanité
. Comment ? Les candidats démocrates citent souvent un programme anti-pauvreté très populaire sponsorisé par Jim Clyburn, un élu de Caroline du Sud où les Noirs représentent environ 60 % des électeurs démocrates : le « programme 10-20-30 », qui réserve au moins 10 % des réserves fédérales aux comtés où 20 % ou plus de la population vit depuis 30 ans en deçà du seuil de pauvreté. Cette formule simple, introduite après la récession de 2008 et élargie par le Congrès en 2017, a vraiment fait la différence dans des communautés noires jusque-là négligées. Et elle a permis d’éviter de répéter les erreurs du « New Deal », quand les programmes sociaux lancés par Franklin Roosevelt dans les années 1930 avaient largement oublié le public noir pauvre.
Le « programme 10-20-30 » ne vise pas seulement les Noirs : sur les 460 comtés éligibles, 58 % sont en majorité blancs. Jim Clyburn, numéro trois de la Chambre des Représentants, a introduit en 2018 une proposition de loi visant à élargir encore le programme et les domaines dans lesquels il pourrait s’appliquer. Cela suffirait-il à régler cette question des « réparations » ? Le débat reste évidemment très vif. Mais l’idée avance, malgré tout, de dédommager les Noirs américains.
Faut-il indemniser les Noirs ?
Une classe d’intouchables.
. En 1619, ont été amenés dans la colonie de Virginie les premiers esclaves africains dépossédés de leur famille, de leur travail et de leur corps.
Pendant les deux cent cinquante années suivantes, la législation américaine va faire en sorte de transformer les Noirs en une classe d’intouchables, alors même qu’elle élève tous les hommes blancs au rang de citoyens. En 1650, la Virginie rend le port d’armes obligatoire « pour toute personne, à l’exception des nègres ». En 1664, le Maryland déclare que, si elle épouse un esclave, une Anglaise devient de fait l’esclave du propriétaire de son mari. En 1705, l’assemblée de la Virginie passe une loi qui autorise les maîtres à démembrer un esclave indocile, mais leur interdit de fouetter « un serviteur chrétien blanc nu, sans un ordre du juge de paix ». La même loi prévoit que « tous les chevaux, le bétail et les cochons appartenant à un esclave ainsi que tous ceux qui tomberont en sa possession » seront saisis et vendus par l’église au profit des « pauvres de la paroisse ».
Pas de crédit immobilier pour les Afro-Américains
. Entre les années 1930 et 1960, la majorité de la population afro-américaine se trouvera privée de l’accès au crédit immobilier par un éventail de procédés légaux ou illégaux. Ainsi, de « clauses restrictives » en bombes incendiaires, les habitants de Chicago mettront en œuvre tous les moyens à leur disposition pour que leur quartier reste blanc.
Comme si cela ne suffisait pas, le gouvernement fédéral vole à leur rescousse. En 1934, le Congrès crée la Federal Housing Administration. La FHA assure les emprunts des particuliers. En conséquence, les taux d’intérêts et l’apport nécessaire à l’achat d’une maison subissent une forte baisse. Mais ceci ne leur assure pas l’accès à ce type de crédit, car la FHA a adopté un système de notation des quartiers en fonction de leur stabilité présumée. [...] Les quartiers où vivent des Noirs sont notés D et ne sont généralement pas éligibles. Ils sont colorés en rouge. Peu importe si le pourcentage d’habitants afro-américains est faible et s’ils appartiennent à la classe moyenne. Les Noirs sont perçus comme une « épidémie.»
Faut-il indemniser les Noirs ?
. Les Noirs américains ne sont pas les premiers à devoir faire face à un tel défi. En 1952, quand l’Allemagne de l’Ouest a entamé des négociations en vue de verser des indemnités à Israël, la résistance a été violente. Très peu d’Allemands pensaient que les juifs méritaient une quelconque compensation. Seulement 5% des Allemands de l’Ouest interrogés affirmaient éprouver un sentiment de culpabilité et 29% estimaient, quand même, que le peuple allemand devait les indemniser. Les autres étaient divisés entre ceux (40%) qui pensaient que seuls les gens « qui avaient réellement commis quelque chose » étaient responsable et devaient payer et ceux (21%) qui pensaient que « les juifs eux-mêmes étaient partiellement responsables de ce qui leur était arrivé sous le IIIème Reich. »
Le gouvernement des Etats-Unis a fait de même en 1988 pour la communauté américano-japonaise injustement incarcérée pendant la seconde guerre mondiale.
. Il serait donc approprié de faire de même pour les Noirs américains, d’autant qu’un projet de loi a été adopté par la commission des affaires judiciaires de la Chambre des Représentants le 14 avril 2021 (les premières tentatives datent de 30 ans !). Ce projet s’attaque à « l’injustice, la cruauté, la brutalité et l’inhumanité fondamentale de l’esclavage » et prévoit la création d'une commission chargée d'étudier les conséquences de l'esclavage et d'offrir des réparations fédérales.
Les réparations devraient concerner les descendants d’esclaves, mais elles ne devraient pas être exclusivement fondées sur l’esclavage pour également intégrer un siècle de ségrégation légale (la période des lois « Jim Crow » entre 1876 et 1964).
. La petite ville d’Evanston, près de Chicago, est devenue en mars 2021 la première à décider d’indemniser ses habitants noirs à hauteur de 10 millions de dollars sur les dix prochaines années. Les habitants correspondant aux critères recevront 25. 000 dollars chacun pour financer leur crédit immobilier ou la rénovation de leurs logements.
En 2019, les étudiants de la prestigieuse université de Georgetown, à Washington, avaient approuvé symboliquement la création d’un fonds au profit des descendants d’esclaves vendus au XIXe siècle par les jésuites ayant créé l’établissement.