Faut-il censurer les classiques Disney ?

 The Conversation - Christian Chelebourg - 26 nov 2019

 .            Racisme, stéréotypes, appropriation culturelle.

Les corbeaux de Dumbo. Zimbo

.          Le lancement de Disney+ le 12 novembre 2019 aux États-Unis a réveillé les polémiques sur les anciens dessins animés de la firme. Consciente du risque, elle a fait précéder certains d’entre eux d’un bref avertissement : « Ce programme est présenté tel qu’il a été originellement créé. Il peut contenir des représentations culturellement datées. » C’est le cas notamment de Dumbo (1941), Peter Pan (1953), La Belle et le clochard (1955) et Le Livre de la jungle (1967).

Ces films ont en effet été fréquemment dénoncés. La scène des corbeaux, dans Dumbo, a été maintes fois qualifiée de raciste, d’autant que leur leader est une allusion patente au personnage de Jim Crow, le célèbre « blackface » créé en 1828 par Thomas D. Rice, qui a donné son nom aux lois de ségrégation en vigueur dans les états du Sud jusqu’en 1964. S’il n’est pas nommé dans le film, l’oiseau est d’ailleurs désigné par ce patronyme sur les esquisses de Ward Kimball, son animateur. La séquence est si controversée que, début septembre 2019, au lancement de la version bêta de Disney+ aux Pays-Bas, certains se sont étonnés qu’elle n’ait pas été coupée.

Dans Peter Pan, c’est la caricature des Indiens qui s’est attirée les foudres de la critique, tandis que la coiffure de plumes arborée par le héros sur le sentier de la guerre a concentré les procès en appropriation culturelle. La Belle et le clochard, de son côté, s’est fait attaquer pour la fameuse chanson des Siamois, accusée de perpétuer les stéréotypes de fourberie et de cruauté associés aux peuples asiatiques.

Quant au Livre de la jungle, c’est une assimilation des singes et de leur roi Louie à la population afro-américaine qui a été retenue à charge. L’analogie une fois admise, l’air jazzie de Louis Prima sur lequel l’orang-outan chante son aspiration à devenir un homme a pu être taxé de racisme à l’état pur.

Pudeurs rétrospectives

.          Aucune de ces scènes, aucun de ces personnages n’a choqué à la sortie des films concernés. Tous ces réquisitoires qui alimentent le « Disney bashing » sont le fruit d’interprétations a posteriori, essentiellement inspirées par les post-colonial studies. La mise en garde affichée sur la plate-forme prend acte de l’évolution des sensibilités sur ces questions ; mais elle est jugée insuffisante par bon nombre de spécialistes qui préconisent une contrition plus précise, plus circonstanciée, et ouverte à la prise en compte du genre et des préférences sexuelles.

De fait, ces mises en garde apparaissent très en retrait des commentaires de Leonard Maltin sur certains DVD des Walt Disney Treasures.

Sur la compilation Mickey Mouse in Black and White, sortie en 2002, il souligne par exemple que les dessins animés des années 1930 et 1940 « reflètent les attitudes et les préjugés de leur temps », et n’hésite pas à déclarer que « certaines de ces idées seraient aujourd’hui totalement inacceptables ». En introduction à Mickey’s Mellerdrammer, un court-métrage de 1933 consacré à la préparation d’une représentation de La Case de l’Oncle Tom, il rappelle l’histoire du blackface pour resituer les gags dans leur contexte historique. Il explique, au passage, quelle est la politique de la firme et pourquoi, dix-sept ans plus tard, elle se contente d’une mise en garde sommaire en tête de ses classiques les plus contestés : « Il y en a qui mettraient ces films sous le tapis, prétendant qu’ils n’ont jamais existé. Nous ne souhaitons évidemment pas que les enfants se fassent des idées fausses en voyant certains de ces stéréotypes. Mais les fans et les amateurs de Disney doivent pouvoir profiter de ces œuvres intactes. Et en ce qui concerne les parents, il peuvent saisir cette opportunité pour évoquer la manière dont les choses se passaient autrefois. »

Censure : le tout ou rien

.          En ce domaine, la position de Disney obéit au principe du tout ou rien. Soit un film est banni comme La Mélodie du Sud (1946), reconnu coupable d’enjoliver à l’excès les rapports entre blancs et noirs dans les plantations, au lendemain de la Guerre de Sécession ; soit il est diffusé sans coupure. La stratégie n’a guère varié depuis qu’en 1986, Michael Eisner, le PDG d’alors, a renoncé à exploiter sur le territoire américain – aussi bien en salle qu’en VHS – l’adaptation des histoires de Uncle Remus de Joel Chandler Harris, un classique du folklore noir sudiste.

Le film de Harve Foster et Wilfred Jackson, mêlant prise de vue réelle et dessin animé, avait fait polémique dès sa sortie, en 1946. Tiré de contes parus pour l’essentiel dans les dernières décennies du XIXe siècle, il véhiculait trop de clichés sur les noirs et leur attachement à leurs anciens maîtres. La Walt Disney Company l’a laissé circuler en Europe jusqu’en 2001, date de sa dernière édition britannique en DVD. Elle a pris soin d’annoncer très tôt qu’il ne serait pas disponible sur Disney+, alors même que depuis 2010 des voix s’élèvent dans ses rangs pour le ressortir du placard, arguant à juste titre de sa qualité esthétique et musicale, et rappelant qu’il n’a rien de malveillant.

La Walt Disney Company, clairement engagée dans la promotion de la diversité et la lutte contre les discriminations, comme en témoigne entre autres Zootopie (2016), apparaît parfaitement consciente des responsabilités que lui imputent les cultural studies en matière de formation des jeunes esprits.

Les précautions affichées en tête de quelques classiques sur Disney+ sont là pour témoigner d’une prise de distance envers des séquences qui n’auraient plus leur place dans des scénarios contemporains. Mais la Company n’est pas moins au fait du piège dans lequel les nouveaux codes du politiquement correct menacent de la précipiter.

Culture et « studies »

.          En un peu plus d’un demi-siècle d’existence, les « studies » en tout genre ont profondément modifié le paysage intellectuel américain. Sur les campus, elles ont notamment généré une forme de censure subtile, fondée sur les bons sentiments. Au pays de la liberté d’expression, la pratique du « Free Speech » assurant à chacun le droit d’exprimer publiquement ses idées en un lieu dédié, est elle-même remise en cause, jusqu’à Berkeley où elle a vu le jour en 1968. Parallèlement, les « désinvitations » se sont multipliées sous la pression d’activistes refusant d’offrir une tribune à des orateurs dont ils désapprouvent les positions ou les comportements.


Affiche française de la Mélodie du Sud.

Les enseignements de littérature et d’histoire ont particulièrement fait les frais de revendications visant à ne plus exposer diverses minorités à des textes ou des images considérés comme choquants ou offensants. La demande de « trigger warnings » (avertissements) sur les œuvres et les documents, pour prévenir de la présence en eux d’éléments susceptibles de déclencher une réaction d’inconfort, ne cesse de s’étendre. La généralisation récente du concept de micro-agression a étendu le champ des contenus problématiques à des formulations nullement hostiles. La sensibilité croissante à la notion d’appropriation culturelle est venue compliquer toute forme d’exotisme ou de métissage.

En 2015, la prestigieuse Université de Yale a été secouée par un scandale touchant les célébrations d’Halloween, alors que les costumes d’Indien ou de Mexicain apparaissent à certains de plus en plus inconvenants. Une enseignante et son époux, directeur d’un des collèges de l’établissement, ont été poussés à la démission pour avoir défendu le droit à la transgression. À coups de campagnes véhémentes, les militants de tout poil travaillent à imposer une conception de l’Université comme « safe space » (espace sûr), sur le modèle de ces lieux préservés où l’absence de toute forme de provocation ou même de contradiction est garantie. Barack Obama lui-même s’est insurgé contre cette tendance dans un meeting de septembre 2015 à Des Moines.

Hollywood et Burbank n’échappent évidemment pas à la vigilance de tels prosélytes.

Disney, un paradoxe historique

.          Pour les « studies », le contexte historique ne justifie aucun affront. Seul compte l’éternel présent de la consommation culturelle. Les classiques Disney sont d’autant plus exposés à leurs assauts qu’ils ont défié le temps plus que tous les autres films : un enfant de 2019 est aussi contemporain de Blanche-Neige (1937) que de La Reine des neiges (2013 et 2019), de Vaiana (2016) ou de Ralph 2.0 (2018). Ce paradoxe ne date pas d’hier. Au temps de Walt, les succès passés ressortaient en salle environ tous les sept ans. Les VHS et les DVD les ont fait coexister dans les vidéothèques ; Disney+ les rend accessibles en un clic. Cette atemporalité des cartoons Disney entre en conflit direct avec des logiques interprétatives qui les ramènent à leur ancienneté.

Face à cela, les remakes en live action sont l’occasion de gommer certaines aspérités : les corbeaux ont disparu du Dumbo de Tim Burton ; les chats de La Belle et le clochard ne sont plus siamois dans la version de 2019 ; le roi Louie de 2016 entonne certes le même air qu’en 1967, mais il est considérablement abrégé et l’on entend bien plus Christopher Walken parler que swinguer. Les studios respectent donc naturellement la sensibilité du public, mais ils défendent à bon droit la valeur patrimoniale d’une œuvre au long cours, qui colle à l’histoire du XXe siècle états-unien sans en avoir jamais épousé la noirceur.

Réécrire les classiques en coupant ou modifiant des passages pointés du doigt ne reviendrait pas seulement à les dénaturer, ce serait céder à une véritable négation de l’histoire. Cacher ces offenses que l’on ne saurait voir conduirait à occulter les progrès accomplis pour instaurer de facto une utopie postmoderne proche du cauchemar de George Orwell.

Dans la grande bataille des plates-formes, il est par ailleurs essentiel pour la Walt Disney Company de ne pas entamer le prestige d’un catalogue bientôt séculaire qui constitue un précieux atout commercial. Changer Disney+ en « Safe Space » l’exposerait à devoir privilégier les productions originales formatées, à l’instar de Netflix ou d’Amazon. La curiosité du public rejoint en définitive l’intérêt de la firme aussi bien que celui des chercheurs : Disney, c’est toute une histoire…

Safe spaces : des étudiants qui ne supportent plus la contradiction

France Culture – 16 nov 2018 

.          La nouvelle vague intolérante des campus nord-américains.

.          Ce phénomène très inquiétant se répand dans les universités d’Amérique du Nord, depuis quelques années. Paradoxalement, au nom de la lutte contre les inégalités, contre les discriminations, un climat d’intolérance autrefois inimaginable s’est répandu sur les campus. Par de multiples procédures, comme les « trigger warning » (avertissement) ou la constitution de « safe spaces » (espaces sûrs), certains étudiants exigent de ne pas être exposés à des idées qu’ils risqueraient de ne pas approuver. Ils les jugent « offensantes ». 

Un certain nombre d’universitaires commencent enfin à s’en inquiéter. C’est tout à leur honneur, car le fait de dénoncer publiquement certains agissements est dorénavant risqué et expose ses auteurs à des représailles. Ainsi Jonathan Haidt , psychologue et professeur d’éthique à l’Université de New York, n’a cessé de mettre en garde contre ces dérives depuis déjà quelques années. L’article qu’il a publié à ce sujet avec Grek Lukianoff dans la revue The Atlantic, a eu un énorme retentissement. 

Haidt y déplorait notamment l’inflation sémantique subie, dans un certain milieu intellectuel, par l’adjectif « violent ». Une mode intellectuelle, disait-il, tend à dénoncer comme « violente » toute opinion qui dérange. Or, une opinion n’est pas violente. Mais, au nom de cette pseudo « violence », ont été commises de bien réelles et pas du tout virtuelles s agressions. Nombre de conférenciers invités dans des universités américaines, ont été interdits de parole par des groupes d’étudiants intolérants, au nom de leur droit de ne pas subir la « micro-agression » que constituerait cette présence sur le campus. Des personnalités telles que Ayaan Hirsi Ali, ou Christine Lagarde en ont été victimes. Des professeurs ont été agressés, comme Bret Weinstein, un professeur de biologie à l’Evergreen College de Washington. Il avait refusé de participer au « Jour d’absence » durant lequel les étudiants et professeurs blancs étaient priés de rester chez eux.

Trop maternés dans leur enfance, ils ne supportent pas la contradiction

.          Dans la dernière lettre Phébé (Le Point), Cécile Philippe rend compte du livre que Jonathan Haidt et Greg Lukianoff viennent de consacrer à ce sujet, sous le titre The Coddling of the American Mind : How the Good Intentions and Bad Ideas are setting up a Generation for Failure » ? Le maternage de l’esprit américain : comment les bonnes intentions et de mauvaises idées préparent une génération à l’échec.

Depuis 2013, écrivent ces auteurs, le climat sur les campus est devenu franchement délétère. Cela a coïncidé avec l’arrivée des premiers étudiants de la génération internet, nés entre 1995 et 2012. Habitués à ne communiquer, sur les réseaux sociaux,  qu’avec des individus qui leur ressemblent, partagent leurs idées et leurs goûts, la différence, le dissensus, la contradiction les laissent désemparés. 

En réalité, on a affaire à une génération de jeunes Américains qui ont été trop protégés sur le plan émotionnel durant leur enfance. Leurs parents s’étant exagéré leur fragilité, les ont maternés. Ils ne supportent tout simplement pas la contradiction. En outre, on leur a trop répété qu’ils devaient se fier à leurs impressions, protéger leur susceptibilité, préserver leur authenticité. Personne ne les a prévenus que nos jugements pouvaient être biaisés par nos émotions. Au contraire, leur éducation les a habitués à considérer que leur vérité particulière devait être respectée et jamais questionnée.

Par ailleurs, leur manichéisme ne fait que refléter l’ambiance politique américaine actuelle, terriblement polarisée depuis l’élection de Trump. « Leur monde est composé de bons et de méchants ». Le juste combat, c’est « nous » contre « eux ». 

Enfin, il faut compter avec les bureaucraties universitaires, créées, au départ, pour lutter contre le racisme, le sexisme et les discriminations. Elles ont été parfois détournées de leur fonction et justifient leur existence en montant des sortes de procès contre des enseignants, coupables de péché plus ou moins imaginaires, comme cela a été illustré par un certain nombre de romans récents.

Propre à l'entre-soi des universités d'élite

.          Haidt a observé que cette intolérance se manifestait tout particulièrement dans les universités d’élite, celles qui préparent au doctorat. Les étudiants y vivent en circuit fermé. Ils développent un « ordre moral » spécifique. Au contraire, dans les community colleges, ces collèges communautaires, où l’on acquiert une formation professionnelle en deux ans, et où beaucoup d’étudiants payent leurs études en ayant un job à l’extérieur, les choses se présentent différemment. D’où le conseil pratique qu’il donne : renouer avec la vieille habitude de l’année sabbatique après le bac. En parcourant le vaste monde, comme le faisaient leurs prédécesseurs des années 60 et 70, les étudiants se confronteraient à d’autres mentalités, à d’autres modes de vie. Ils en reviendraient plus tolérants, davantage aptes à supporter la contradiction. 

Cultural Studies, une brève trajectoire

Revue d’histoire moderne & contemporaine 2004/5 - Stéphane VAN DAMME, Maison Française d’Oxford

.           Sociologue et politologue, Stuart McPhail Hall est le pionnier de l’anthropologie culturelle britannique. Ayant débuté ses études au Jamaica College, il obtient en 1951 une bourse d’étude en lettres au Merton College, à Oxford. Le milieu universitaire lui rappelle brutalement la couleur sombre de sa peau et son origine métisse, lui donnant le sentiment de ne pas être à sa place en Angleterre ; mais, déjà en Jamaïque, où la couleur de peau jouait un rôle discriminant dans la société, ses propres parents lui interdisaient de fréquenter des enfants à la peau plus sombre. En 1957, il abandonne ses études de littérature et commence à développer une théorie de « l’encodage/décodage », destinée à analyser la façon dont les gouvernants communiquent avec les masses à travers la culture populaire et comment ceux qui reçoivent ces messages les interprètent (il acquiert une certaine notoriété internationale en 1979, lorsqu’il invente le terme « thatchérisme » !)

.           Cependant, les Cultural Studies, au sens strict, naissent en 1964 à l’université de Birmingham sous l’impulsion de trois pères fondateurs : Richard Hoggart, Raymond Williams (1923-1988) et Edward Thompson (1924-1993). Ces auteurs s’inscrivent dans le cadre de la renaissance des analyses marxistes et sont proches du courant politique de la New Left. Un de leur défi consistera à surmonter le déterminisme économique des analyses traditionnelles des catégories socio-culturelles en essayant de retrouver les formes spécifiques du mouvement social en Grande-Bretagne. Le trait majeur qui caractérise cette période de fondation des Cultural Studies, est la volonté de situer l’entreprise intellectuelle aux marges des limites institutionnelles et disciplinaires. (1)

.           À partir des années 1980, les Cultural Studies s’exportent dans le monde anglo-saxon, d’abord par le relais des enseignants britanniques, mobiles au sein des institutions académiques du Commonwealth, puis qui s’installent aux États-Unis dans les universités de l’Illinois et de l’Iowa. L’explosion des Cultural Studies, mises en relation avec la French Theory (expression servant à désigner les travaux de philosophes comme Jacques Derrida, Gilles Deleuze ou Michel Foucault), apparaît plus précisément à la fin de la décennie, avec un pic dans la production éditoriale en 1991. (2) Cette seconde période se caractérise par un « tournant ethnographique » qui contribue à valoriser parmi les objets d’études, outre les médias et les consommations culturelles, les pratiques identitaires, la construction de collectifs.

.           Plusieurs thèmes polarisent l’attention aux États-Unis comme en Grande-Bretagne. D’abord, émerge le problème de la « globalisation » qui rend de plus en plus difficile l’analyse de cultures nationales et qui remet en cause les représentations de l’État-Nation. Tout un débat surgit autour des « nationalismes et des communautés imaginés » où les études sur les emblèmes de la Nation et les consommations identitaires vont fleurir sur l’Europe et sur les « aires culturelles », à la fin des années 1980. Ensuite, la dislocation des solidarités ouvrières et la mutation sociale des sociétés post-industrialisées entraînent l’analyse de micro-communautés ou de trajectoires individuelles. Enfin, au cours des années 1980 et du début des années 1990, l’importance des migrations, de la mobilité et de la transnationalité deviennent des thèmes majeurs.

.           Si la France comme d’autres pays européens sont restés à l’écart de cette réception, la « mondialisation » des Cultural Studies semble patente dans les années 1990. Elle met en évidence un réseau dense d’universités principalement anglo-saxonnes, mais aussi des traductions et des adaptations du modèle américain en Amérique du Sud (3) ou en Inde (4).

.           … Concernant la manière dont les sujets humains sont modelés ou expérimentent leurs vies dans un contexte culturel et social », les Cultural Studies s’appuient sur les méthodes « de l’économie, des sciences politiques, des études sur la communication et les médias, de la sociologie, de la littérature, de l’éducation, du droit, des études sur la science et la technologie, de l’anthropologie et de l’histoire, avec une attention particulière au genre, aux races, aux classes et à la sexualité dans la vie quotidienne. Elles représentent en termes larges, la combinaison des théories textuelles et sociales, placée sous le signe de l’engagement pour le changement social. Plus qu’un regard limité aux œuvres canoniques sur l’art, l’histoire politique des États, ou les données sociales quantitatives, les Cultural Studies sont tournées vers l’étude des sous-cultures, des médias populaires, de la musique, du vêtement et du sport. En examinant comment la culture est utilisée et transformée par des groupes sociaux “ordinaires” et “marginaux”, les Cultural Studies les considèrent non plus simplement comme des consommateurs, mais comme des producteurs potentiels de nouvelles valeurs et de langages culturels. Cet accent, mis sur les relations de consommation et de socialisation des biens, met au premier plan la centralité des médias de communication dans la vie quotidienne.

.           L’expansion géographique et thématique a pour conséquence une recomposition permanente des limites et des objets que recouvrent les Cultural Studies car elles se définissent avant tout comme une « anti-discipline ». La capacité d’intégration des exceptions académiques sur le sol américain, le déplacement d’un horizon disciplinaire spécifique à une conception plus englobante, et la dynamique d’amplification et d’agrégation expliquent la force d’attraction du label qui pèse à la fois sur le marché de l’innovation scientifique avec la création de centres de recherche et sur le marché de l’édition et fixe les contours de l’offre pédagogique.

.           Il faut éviter de s’en tenir à une vision purement anglo-saxonne, mais au contraire, s’attacher à restituer la multiplicité des héritages et des appropriations qui se déploient à l’échelle planétaire, car le modèle de diffusion n’est pas vertical des États-Unis vers le reste du monde.

(1) - Le premier fait paraître en 1957 Learning to labour, traduit en français en 1970 sous le titre de La culture du pauvre, où il aborde l’étude de l’influence de la culture diffusée par la classe ouvrière par les moyens de communication moderne. Le second publie en 1958 Culture and Society : 1780-1950, et le dernier en 1963, The Making of the English Working Class. La création à Birmingham en 1964 du Centre for Contemporary Cultural Studies s’accompagne de stratégies extraterritoriales dans le choix des implantations universitaires qui privilégie les institutions spécifiques (Open University ou Polytechnics Institute) ou les petites universités comme Warwick où s’installe Thompson.

Cependant, cette stratégie d’évitement des grands centres universitaires ne conduit pas à une marginalisation académique, car elle est relayée par des revues actives telles que Past and Present ou History Workshop.

Le projet de Hoggart est de déplacer les outils de la critique littéraire sur le terrain des produits de la culture de masse. Entre 1964 et 1980, plusieurs thèmes vont structurer les programmes de recherche développés par les chercheurs de ce centre : l’étude des sociabilités ouvrières, des sous-cultures et des marginaux (rockers, punks… ), des milieux immigrés ou des pratiques culturelles du quotidien et influences des nouveaux médias, enfin, développement des études sur le genre et les races. Les problématiques conduisent à ce moment-là à une discussion de la notion d’idéologie en tentant de complexifier le modèle dominant/dominés en faisant de ces derniers des consommateurs actifs. Les méthodes d’enquête sont aussi résolument tournées vers l’ethnographie, l’histoire sociale et la mise au jour des archives des dominés.

Enfin, les premières Cultural Studies se signalent par une recherche continue de nouveaux outils théoriques, en particulier ils ont été très perméables à l’interactionisme de l’école de Chicago autour de la figure centrale d’Howard Becker dont l’ouvrage Outsiders devient une référence constante.

(2) - Le courant américain va déplacer le questionnaire d’origine en le confrontant à la caution théorique française. Les travaux de Lyotard, Derrida, mais surtout Barthes, Foucault, Deleuze et de Certeau deviennent des textes canoniques dans le paysage des Cultural Studies. L’ouvrage L’invention du quotidien, de Michel de Certeau, publié en France en 1980 dans la collection 10/18, est traduit en anglais en 1984 et se vend à 30.000 exemplaires la première année.

(3) - En Amérique latine, le courant fleurissait déjà depuis les années 1960 dans le sillage d’une importation du concept d’hégémonie de Gramsci.

(4) - En Inde, l’émergence du collectif éditorial des Subaltern Studies en 1982 sous l’impulsion de l’historien bengali Ranajit Guha a tiré parti à la fois d’une forte tradition critique marxiste inspirée du modèle gramscien d’hégémonie, des travaux de Thompson, et de la mobilité théorique et géographique de ces « Traveling Scholars» indiens qui fréquent temporairement ou définitivement depuis les années 1960 les grandes universités américaines et britanniques.