Ruée sur l’Oklahoma : main basse sur les territoires indiens
GEO – 07 déc 2018 (n° 41, octobre - novembre 2018)
. En 1889, des centaines de milliers de colons européens se sont partagé les territoires indiens en prenant part au Land Run, une furieuse cavalcade dans les plaines de l’Oklahoma. Leur but ? Mettre la main sur des terres offertes à la colonisation.
Premier arrivé, premier servi ! De 1889 à 1895, six «courses à la terre» sont organisées dans le territoire de l’Oklahoma. © Barney Hillerman/Underwood Archives/Getty Images
. Ce 22 avril 1889 au matin, un journaliste du New York Times descend à la modeste gare de Purcell. Cette petite bourgade de la région des Grandes Plaines, construite au milieu de l’actuel Etat de l’Oklahoma, avait pour réputation de n’être qu’une paisible halte sur la voie ferrée du MKT, le Missouri-Kansas-Texas Railroad. Mais pas ce jour, où le correspondant du journal new-yorkais assiste à des scènes de rue chaotiques que l’on voit plutôt dans des villes comme New York ou Los Angeles. Des milliers de personnes s’activent dans les deux seules artères du village où des chariots croulent sous le poids des marchandises. Devant les maisons en bois, des cow-boys nourrissent leur monture, tandis que les quelques restaurants sont pleins à craquer d’une foule affamée venue des quatre coins de l’Amérique. La gare, elle, est envahie par des centaines de passagers, descendus de trains qui ont franchi la South Canadian River, un sous-affluent du fleuve Mississippi, pour venir jusqu’ici.
8 000 kilomètres carrés de territoire à coloniser
. A l’approche de midi, l’agitation monte. A cette heure précise va se dérouler un événement très attendu qui explique la présence de la presse et de ces milliers de pionniers à Purcell : l’ouverture par les autorités américaines – plus précisément le Département de l’Intérieur des Etats-Unis (USDOI) – de la colonisation d’une étendue de terre de 8 000 kilomètres carrés. L’équivalent de la Corse ou de l’Alsace. Le principe est aussi simple que stupéfiant : les parcelles de terrain seront attribuées gratuitement aux colons sur le mode du «premier arrivé, premier servi».
A Purcell, la zone de départ est naturelle : une rivière nommée Walnut Creek. Au cours de la matinée, une longue file de chariots bâchés, avec, à l’intérieur, des familles entières, se forme devant le principal gué de ce cours d’eau qui entoure la bourgade. A l’avant du cortège, des cavaliers solitaires se massent, prêts à planter leurs éperons dans les flancs de leur monture pour prendre le plus vite possible possession de leurs futures terres. De l’autre côté de la rive, le lieutenant Samuel E. Adair, du 5e régiment de cavalerie, se tient lui aussi sur son cheval. A midi pile, sous un soleil de plomb, il fait sonner le clairon.
C’est aussitôt le départ d’une ruée sauvage et impitoyable. «Il y eut un grand cri, et l’avant-garde de cette armée civile s’élança sur le sable vers l’étroite bande de la rivière», relate le journaliste du New York Times. «Les cavaliers frappèrent l’eau, dans un chaos total, chacun cherchant à atteindre le premier la rive opposée», ajoute-t-il. Puis les attelages s’élancent, essayant de ne pas s’enfoncer dans les sables mouvants. C’est une mêlée indescriptible. Des centaines de coups de fouets claquent en alternance pour stimuler les montures. Une fois la rivière franchie, les colons soulèvent un nuage de poussière et s’abattent comme un vol de sauterelles dans toute la verte plaine pour foncer vers les parcelles convoitées. «Quand le dernier chariot eut traversé Walnut Creek, le paysage de l’Oklahoma commença à se parsemer de taches blanches. En l’espace de trente minutes, Purcell avait retrouvé son aspect normal», témoigne le reporter.
De multiples calvacades dans les plaines de l’Oklahoma
. D’autres cavalcades effrénées furent organisées un peu partout sur le territoire tout au long de cette journée. Vers Guthrie, au nord d’Oklahoma City, plus de 50 000 fermiers étaient disposés sur une ligne de départ au milieu de la plaine, prêts à s’élancer au coup de canon ou de clairon. Si la plupart conduisaient des chariots tirés par des chevaux ou des bœufs, d’autres, plus téméraires – mais aussi plus pauvres – participaient à la course à vélo ou… à pied ! Certains adoptèrent une autre stratégie et prirent le train depuis la gare d’Arkansas City pour débarquer au cœur de la zone à coloniser, traversée par une ligne de chemin de fer de la compagnie Atchison, Topeka and Santa Fe Railway (ATSF). Tous n’avaient qu’un seul but : atteindre leur eldorado, un lopin de terre de 160 acres (64 hectares environ, soit 800 mètres sur 800) auxquels chacun avait droit. Et on tuerait père et mère pour s’emparer de ce coin de terre afin d’y faire pousser des haricots ou paître du bétail… Ce Land Run (littéralement «course à la terre») du 22 avril 1889 reste l’un des épisodes les plus hallucinants – et les plus brutaux – de la conquête de l’Ouest.
En cette année 1889, les grandes explorations dans l’Ouest américain touchaient à leur fin. La ruée vers l’or et la construction du chemin de fer transcontinental appartenaient désormais au passé. La région centrale des Grandes Plaines (du Montana au Texas) avait été colonisée, notamment sous l’effet du Homestead Act de 1862, une loi donnant aux fermiers européens la propriété des terres qu’ils occupaient après en avoir chassé les Indiens.
L’actuel Oklahoma restait un cas à part
. Appelé alors Indian Territory, il était le dernier refuge des Amérindiens après des décennies de violences et de déplacements de populations. Cette enclave, divisée pour différentes tribus (choctaw, chickasaw, creek, séminole, osage…), subissait des pressions croissantes de la part de colons toujours plus avides de nouvelles contrées. A la fin des années 1870, le mouvement des Boomers, qui exigeait l’ouverture du Territoire indien à la colonisation, se développa au Kansas. Il visait notamment une zone précise appelée Unassigned Lands («terres non attribuées»), que les Séminoles et les Creeks durent céder aux Etats-Unis après la guerre de Sécession, en punition de leur soutien à l’armée des confédérés. Après plusieurs tentatives d’installation sauvage de colons par un vétéran de la guerre de Sécession et des années de lobbying à Washington, les Boomers, emmenés par un certain Elias C. Boudinot, parlementaire aux origines cherokees, obtinrent gain de cause. Le président Benjamin Harrison fixa au 22 avril 1889 la colonisation des 8 000 kilomètres carrés des Unassigned Lands.
La méthode de la course à la terre
. La méthode retenue, celle de la course à la terre, était inédite. «On ne pouvait pas reproduire le schéma traditionnel d’occupation des parcelles», explique Bob Blackburn, qui dirige actuellement la Oklahoma Historical Society à Oklahoma City. «Les Unassigned Lands possédaient des sols riches, des arbres, beaucoup d’eau… Il y avait trop de candidats, trop peu de surface, et aucun mode de sélection éprouvé. Le Congrès américain opta donc pour le Land Run, qui reflète un esprit à la fois de darwinisme social, de survie des mieux adaptés et de gouvernement minimal», ajoute-t-il. Pour être propriétaire, il suffisait donc d’arriver le premier sur un terrain, d’en prendre possession en plantant un poteau sur le sol sur lequel était écrit «This land is mine» («Cette terre est mienne»).
La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre dans tout le pays. Dans les semaines précédant le 22 avril, les colons affluèrent de tous les Etats-Unis sur le pourtour des Unassigned Lands, s’entassant dans des camps improvisés. Parmi eux, beaucoup de fermiers du Kansas, du Missouri ou du Texas chassés par la misère ou la sécheresse. Mais aussi des cohortes de commerçants, cowboys, ouvriers, maquereaux, spéculateurs, escrocs et autres opportunistes de tout poil bien décidés à profiter de la bonne fortune que leur offrirait cette nouvelle Terre promise. Les Boomers voyaient cette concurrence d’un mauvais œil. Beaucoup d’entre eux avaient consulté en amont des cartes pour repérer les meilleurs emplacements, et les sites des futures villes faisaient déjà l’objet des plus intenses spéculations. Plusieurs sociétés immobilières s’activaient depuis des mois à dresser des plans et à pré-vendre des lots. La plus importante, la Seminole Town and Improvement Company, agissait en sous-main pour la compagnie Santa Fe Railway, laquelle voyait dans cette colonisation une aubaine pour son développement.
Des villes sorties de terre en une journée
. C’est d’ailleurs autour des haltes ferroviaires que les premiers centres urbains sortirent de terre, à une vitesse stupéfiante. Le 22 avril, le petit arrêt d’Oklahoma Station, qui ne comptait qu’un hall d’embarquement, un entrepôt, un bureau de poste en bois et quelques officiers de l’armée et agents du rail et du télégraphe, vit, en quelques heures, l’esquisse d’une ville se dessiner autour de lui : la future Oklahoma City. Rues et blocks furent délimités, et les premiers commerces, installés sous des tentes, ouvrirent. «Au crépuscule, les feux de camp de 10 000 personnes illuminaient les pentes herbeuses de la vallée de Cimarron, là où, la nuit d’avant, le coyote, le loup gris et le cerf erraient encore tranquillement», écrivit le journaliste William Willard Howard pour le magazine new-yorkais Harper’s Weekly. Dès le lendemain, les premiers bâtiments en durs étaient érigés : banques, saloons, maisons de jeu…
Pourtant, des colons firent rapidement demi-tour, déçus par cette terre qu’ils avaient idéalisée… et par le chaos qui y régnait. Car ici, le Far West méritait bien sa réputation. Les règles du Land Run furent en effet allègrement bafouées. On ne comptait plus le nombre de fermiers qui se ruèrent depuis la ligne de départ jusqu’à la parcelle de leurs rêves pour trouver sur place… des adversaires déjà à pied d’œuvre. Un échec pour les troupes fédérales qui étaient censées avoir ratissé la zone avant le 22 avril, pour déloger les petits malins qui souhaitaient devancer la concurrence.
En réalité, la cavalerie n’avait pas les moyens de surveiller 560 kilomètres de frontières. Résultat : le jour J à midi, de très nombreux tricheurs n’avaient pas eu besoin d’attendre le signal et se trouvaient déjà au sein des Unassigned Lands, cachés dans un bois ou dans un trou creusé à même le sol. D’autres abusèrent de leur statut. Des US Deputy Marshals (policiers), des employés du rail mais aussi des officiels gouvernementaux, autorisés à se trouver sur le territoire avant l’ouverture, s’approprièrent des terres sans en avoir le droit. Une fraude massive. «Environ un tiers des participants à la course étaient des Sooners [de l’anglais soon, «tôt»], des resquilleurs entrés avant les autres», relève Bob Blackburn. Certains litiges durèrent pendant une décennie, et plusieurs se terminèrent dans un bain de sang. William Couch, le premier maire d’Oklahoma City, fut abattu le 4 avril 1890 par un rival qui revendiquait le même terrain que lui.
Malgré ces ratés, le principe de cette chevauchée fantastique fut encore repris une demi-douzaine de fois pour coloniser d’autres régions de l’Oklahoma. Après 1895, on privilégia l’attribution des terres par loterie. L’Indian Territory, qui avait été promis aux Indiens pour l’éternité, fut ainsi peu à peu dépecé jusqu’à la création officielle en 1907 de l’Oklahoma comme 46e Etat américain. L’épisode du Land Run de 1889 reste aujourd’hui son acte fondateur, célébré par des statues, des reconstitutions… et même par son surnom : The Sooner State, «l’Etat des premiers arrivés», référence aux colons tricheurs d’antan qui n’avaient pas eu besoin d’attendre le signal pour s’élancer à bride abattue dans la réserve.