Ces Américains sacrifiés le 11 novembre 1918 à la bataille de Stenay
Le Figaro – 09 nov 2018 – Pierre Vermeren
. Une des dernières batailles de la Grande Guerre, le matin même du 11 novembre 1918, mérite d’être tirée de l’oubli.
. 11 novembre 1918, 11 heures du matin : l’armistice. Les Alliés ont gagné la guerre. Les Allemands sont vaincus. …
. Le 11 novembre même, pourtant, la France a subi 1 170 tués, blessés et disparus, et les Allemands plus de 4 000. Une demi-journée de guerre presque comme les autres, pour achever ce conflit mondial aux 6 500 morts en moyenne par jour (toutes nations belligérantes confondues). Sur le front occidental, le 11 novembre même, toutes armées comprises, 11 000 hommes auraient été tués, blessés ou auraient disparu.
. La date de l’armistice était connue depuis quatre jours, et l’heure de l’armistice depuis 5 heures du matin, parfois plus tardivement. À Inor (Meuse), le colonel Allen de la 356e compagnie d’infanterie américaine, à la poursuite d’unités allemandes, n’a reçu les ordres qu’à 11 heures 40, et le commandant du 3e bataillon plus en avant, qu’à 12 h 15. Car l’armistice a trouvé les 89e et 90e divisions de l’armée américaine en pleine offensive dans le secteur Meuse-Argonne, engagées dans la bataille de Stenay : le but était de traverser la Meuse coûte que coûte avant l’armistice. Entamée le 26 septembre, l’offensive du nord Meuse vise à couper la ligne de chemin de fer Lérouville-Pont-Maugis (Sedan), qui serpente le long de la Meuse. Elle a ravitaillé le front de Verdun, côté allemand, depuis le début de la guerre. Le château de Stenay - 45 kilomètres au nord de Verdun - a abrité pendant deux ans et demi le prince héritier allemand (le Kronprinz), chargé de superviser la bataille de Verdun pour casser l’armée française. La bataille est donc stratégique et symbolique.
. L’histoire de la Grande Guerre a retenu la mort des 68 hommes du 415e régiment d’infanterie de l’armée française, commandé par Charles de Menditte, dans la bataille de Vrigne-Meuse, dans les Ardennes (à 46 kilomètres au nord de Stenay), tués le 11 novembre au matin. …. Les historiens ont exhumé le tour de passe-passe du commandement militaire français, qui a donné l’ordre d’antidater d’un jour les morts du 11 novembre. « Mourir le dernier jour de la guerre, c’est mourir deux fois », écrivit plus tard le commandant Charles de Menditte, tourmenté par l’ordre d’attaque qu’il avait reçu de ses chefs.
. L’histoire a en revanche occulté le sacrifice de plusieurs dizaines d’Américains, soldats et officiers, des 89e et 90e divisions, morts à l’ennemi les 10 et 11 novembre 1918, non sans avoir tué plus encore d’Allemands. La 90e division a traversé la Meuse, au débouché de l’Argonne, à la hauteur de Dun-sur-Meuse, le 5 novembre. ... La 89e elle, arrivait des Ardennes par l’ouest. Le 2 novembre, elle s’était emparée de la côte de la Folie, à 9 kilomètres à l’ouest de Stenay. … Depuis plusieurs jours, les Allemands font donc face à deux divisions américaines, une à l’ouest et une au sud.
Le major-général William M. Wright, qui commande la 89e, comme son homologue de la 90e, est décidé à prendre Stenay, malgré l’annonce imminente de l’armistice. …
. Le 10 novembre, les Américains lancent une double offensive. La 90e, aux portes sud de Stenay, engage l’offensive dans le quartier industriel et militaire. Son onzième bataillon lance l’assaut après un pilonnage d’artillerie, épaulé par un second bataillon avec 130 hommes rescapés. On dénombre 57 Allemands tués et 17 faits prisonniers. Mais le bilan est lourd chez les Américains : 24 tués, 83 blessés et 3 disparus. Un déluge de feu et d’obus tombe alors sur les Américains obligés de s’enterrer. Il est impossible d’entrer dans la ville, et plus encore de passer la Meuse pour la 89e.
Wright met en œuvre son plan : il fait passer la Meuse à Pouilly et Létanne au nord. Le 10 novembre, la 356e compagnie d’infanterie, épaulée par la 314e du génie, franchit la Meuse. Puis, dans la nuit du 10 au 11, c’est au tour de la 355e. Mais les Allemands qui ont miné le fleuve glacé dans lequel se noient des Américains, les attendent avec des mitrailleuses. C’est l’hécatombe. Des dizaines d’hommes d’une compagnie entière, avec tous leurs officiers et sous-officiers, dont le commandant du bataillon Carlson, sont tués. La tuerie se poursuit jusqu’au matin (vraisemblablement 61 tués et 300 blessés américains). Mais le fleuve est traversé, les mitrailleuses détruites, et la poursuite s’engage : jusqu’à 12 h 15 à Inor, le village suivant.
Au sud, à Stenay, à 9 h 30, la section (patrol) du sous-lieutenant Edward M. Connors de la 89e pénètre dans la ville, désertée dans la nuit par les Allemands. Il s’ensuivra, dès 1919, une longue querelle interne à l’armée américaine entre les chefs de la 89e et de la 90e, pour savoir qui a pris la ville de Stenay.
Le reste du peloton rejoint Connors. La bataille de Stenay est finie. À 10 h 58, le peloton se rassemble autour de deux vieillards sur l’escalier et le perron de l’église Saint-Grégoire : photo ! Explosion de cris de joie à 11 heures. Plus loin, les autres unités se taisent. Aucune cloche ne sonne, car toutes celles de la région ont été fondues. Au loin, à Inor, on entend les soldats allemands hurler leur joie.
. Pourtant, le conflit n’est pas fini pour tout le monde. L’armée française a perdu plus de 26 000 hommes entre le 12 novembre 1918 et les traités de paix de 1919-1920. Les soldats français, en effet, continuèrent à se battre en Pologne et en Russie (Crimée) contre les bolcheviks ainsi qu’en Anatolie contre les Turcs. La première guerre mondiale ne s’est donc pas tout à fait achevée le 11 novembre 1918.