Sur les traces de Alexis de Tocqueville aux Etats-Unis (1831)

Le Figaro – Adrien Jaulmes – 19 / 24 jul 2021

.            En 1831, Alexis de Tocqueville (25 ans) et son ami Gustave de Beaumont (29 ans) sont envoyés en mission aux États-Unis. Pendant neuf mois, ils voyagent de la côte Atlantique jusque dans la vallée du Mississippi. Tocqueville tire de ses observations De la démocratie en Amérique, qui reste l’une des études les plus lumineuses sur les États-Unis et les sociétés démocratiques.

PENNSYLVANIE - Philadelphie, des prisons au pays de la liberté

.            Pour leur enquête sur le système pénitentiaire américain, Tocqueville et Beaumont visitent Eastern State, à Philadelphie, un pénitencier expérimental à l’architecture révolutionnaire.

Vue de Philadelphie, vers 1836. U.S. National Archives and Records Administration

.            L’enceinte de l’ancien pénitencier d’Eastern State, un pénitencier expérimental à l’architecture révolutionnaire aujourd’hui transformé en musée, ressemble à un décor de cinéma avec ses fausses tours médiévales, incongrues en pleine ville de Philadelphie. Quand Alexis de Tocqueville et Gustave de Beaumont vi­sitent Eastern State pendant leur mission d’enquête sur les prisons américaines, le pénitencier est en service depuis deux ans.

.            Aussi connue sous le nom de Cherry Hill, la prison est alors l’une des plus grandes du monde, et la plus moderne. Elle est dotée d’un système de chauffage central et de l’eau courante, à une époque où la Maison-Blanche en est dépourvue. Son plan radial révolutionnaire est inspiré de la théorie du panopticon (qui permet de tout voir) du philosophe anglais Jeremy Bentham. Comme les rayons d’une roue, les rangées de cellules donnent sur une rotonde centrale, d’où un seul gardien peut surveiller l’ensemble des prisonniers. Cette disposition a été reprise depuis par de nombreuses prisons à travers le monde.

Dessin du pénitencier d’Eastern State à Philadelphie (Pennsylvanie)

Ce projet révolutionnaire est né des propositions d’un groupe de réformateurs, la Société de Philadelphie pour le soulagement des misères dans les prisons publiques, auquel appartient Benjamin Franklin. Inspirés par les quakers, influents en Pennsylvanie, qui militent pour l’abolition de la peine capitale et des châtiments violents alors en vogue, ils estiment que la prison doit être un instrument de réforme et non pas de punition. À l’époque, les prisons américaines ressemblent à celles d’Europe, où elles n’ont guère changé depuis le Moyen Âge. On y jette pêle-mêle délinquants et criminels, faillis et prostituées, voleurs à l’étalage et ­assassins, pour y attendre leur condamnation et leur châtiment, le plus souvent public.

Sous l’influence de ces humanistes, la jeune République américaine veut réformer ce système. Les ­nouvelles idées veulent que l’emprisonnement serve aux prisonniers à ­réfléchir à leurs crimes et à faire pénitence, d’où découle le nouveau terme de pénitencier. Mais, comme souvent, les utopies progressistes débouchent sur des expériences épouvantables.

.            Tocqueville et Beaumont ont déjà visité d’autres pénitenciers pendant leur enquête, à Weathersfield, dans le Connecticut, Auburn et Sing-Sing dans l’État de New York, où les détenus sont soumis aux travaux forcés. Ils découvrent à Eastern State un système carcéral d’un genre nouveau, où les prisonniers sont soumis à un régime d’isolement quasi total, la solitude étant censée favoriser leur rédemption. Les détenus ne sont plus appelés par leur nom mais par un numéro et il leur est interdit de communiquer entre eux. Ils ne reçoivent aucune visite, on leur met une cagoule quand ils doivent être déplacés entre les bâtiments. Privés de tout contact humain, leur seul accès à l’air libre est dans une courette individuelle rattachée à leur cellule. On estime que cet isolement absolu et le silence imposé les inciteront à faire pénitence et à regretter leurs crimes. Le châtiment les rend complètement fous.

« Ce que nous avons vu quand nous avons visité les cellules de Philadelphie était entièrement nouveau et fort intéressant, écrit Tocqueville. Les détenus sont généralement en bonne santé, bien habillés et bien nourris, et disposent d’une literie confortable … Néanmoins, ils sont profondément malheureux. Les souffrances mentales auxquelles ils sont soumis sont plus terrifiantes que les chaînes ou les coups … Le système de Philadelphie place le prisonnier dans une situation d’isolement qui est entièrement contraire à sa nature… »

Un bloc du pénitencier Eastern State en Pennsylvanie.

Dans leur rapport d’enquête, le « Système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France », rédigé par Beaumont et cosigné par Tocqueville, ils mettent aussi en garde contre les coûts élevés de cette prison modèle.

« Il est vrai que l’on a fait pour sa construction d’énormes dépenses qui n’étaient point nécessaires… La plus grande partie des frais n’a eu d’autre objet que l’ornement de l’édifice. Des murailles gigantesques, des tours crénelées, une vaste porte en fer, donnent à cette prison l’aspect d’un château fort du Moyen Âge, sans qu’il en résulte aucun avantage réel pour l’établissement. »

Le système de l’isolement total sera progressivement abandonné à Eastern State et les prisonniers seront regroupés par cellules. Le pénitencier reste en service jusqu’en 1971.

.            Deux siècles plus tard, le débat sur le système carcéral continue aux États-Unis. Le système d’isolement total a été remis à la mode.

.            Pourtant, outre Guantanamo, aux États-Unis, une trentaine d’États pratiquent l’isolement, ou le quasi-isolement des détenus les plus dangereux dans des centres de ­détention de haute sécurité. Le plus célèbre est le pénitencier fédéral de Florence, dans le Colorado, qualifié d’établissement administratif ma­ximal, où sont détenus plus de 300 prisonniers.

.            Mais le débat sur la politique car­cérale américaine porte aussi sur son échelle. Le pays de la liberté est aussi celui qui a le plus fort taux ­d’incarcération du monde développé. Depuis la fermeture de Eastern State en 1971, le nombre de personnes ­incarcérées aux États-Unis a augmenté de 500 %. Ils étaient de 1,8 million en 2020 (après avoir ­dépassé les 2,2 millions dans les années 2010).

.            Ces chiffres sont dus à de nombreux facteurs, mais le système de caution en vigueur aux États-Unis y contribue largement. Un grand nombre d’incarcérations concernent des prévenus qui viennent d’être arrêtés et seront libérés sous caution dans les heures ou les jours qui suivent. Ceux qui sont trop pauvres pour payer leur caution restent derrière les barreaux jusqu’à leur procès.

Philadelphie connaît l’un des plus forts taux d’incarcération des États-Unis, mais semble avoir conservé sa tradition libérale d’expérimen­tation sociale, comme à l’époque de Tocqueville.

ÉTAT DE NEW YORK - La Frontière et la nouvelle spiritualité américaine

.            Après avoir mené leur enquête sur les prisons, Tocqueville et Beaumont partent explorer l’intérieur du continent, en commençant par la région des Grands Lacs.

.            Les alentours des chutes du ­Niagara sont encore sauvages quand arrivent Tocqueville et Beaumont. Mais le site est déjà une destination touristique et l’on y vient en voyage de noces. Le romantisme est à la mode, et les deux amis font un détour de plusieurs semaines pour explorer les rives des Grands Lacs.

Les chutes de Niagara – Gustave de Beaumont – 19 août 1831

« Une des choses qui piquaient le plus vivement notre curiosité en venant en Amérique, c’était de parcourir les extrêmes limites de la civilisation européenne, et même, si le temps nous le permettait, de visiter quelques-unes de ces tribus indiennes qui ont mieux aimé fuir dans les ­solitudes les plus sauvages que de se plier à ce que les Blancs appellent les délices de la vie sociale »,

écrit ­Tocqueville dans Quinze jours dans le désert, le récit qu’il tire de leur ­séjour dans une cabane dans la ­péninsule du Michigan. L’immen­sité du continent et l’échelle des paysages américains nourrissent aussi une nouvelle forme de ­spiritualité.

.            Depuis leur arrivée aux États-Unis, Tocqueville et Beaumont sont frappés par les formes variées que prend la religion et la variété des Églises, protestantes mais aussi ­catholiques. Les chutes du Niagara, spectacle naturel grandiose, ­semblent particulièrement propices à la foi. À Niagara Falls, l’église ­Sainte-Marie-de-la-Cataracte a été fondée quelques années après le passage de Tocqueville, par saint John Neumann, prêtre d’origine autrichienne venu servir les communautés catholiques allemandes du Nouveau Monde. La flèche de la petite église de bois a été construite à la hauteur exacte des chutes, et la statue de la vierge est entourée de deux petites cascades d’eau qui s’écoulent dans un bassin.

À Niagara Falls, l’église ­Sainte-Marie-de-la-Cataracte dont la flèche de la petite église de bois a été construite à la hauteur exacte des chutes. En arrière-plan, un casino de la ville. Jay Yuan/Shutterstock

.            Ce n’est pas la seule église. Dans la ­petite ville de Niagara Falls, on ­croise ainsi l’église baptiste du ­Nouvel-Espoir, la première église presbytérienne, le monastère du Christ-Sauveur, l’église baptiste de Damas, l’église du Tabernacle-de-la-Rédemption-du-Christ, la ­paroisse de la ­Miséricorde-Divine, l’église de l’Archange-Saint-Michel, l’église luthérienne évan­gélique de Sion, et la liste continue. Tocqueville, le ­catholique, est impressionné par cette diversité ­religieuse.

« Je n’ai point vu de pays où le christianisme s’enveloppât moins de formes, de pratiques et de figures qu’aux États-Unis, et présentât des idées plus nettes, plus ­simples et plus générales à l’esprit humain. Bien que les ­Chrétiens d’Amérique soient divisés en une multitude de sectes, ils aper­çoivent tous leur religion sous le même jour », écrit-il.

Comme beaucoup de voyageurs européens, à l’époque (ou de nos jours), Tocqueville est frappé par l’importance et la variété de la religion aux États-Unis. Son voyage coïncide avec le ­Second Grand ­Réveil, vague de prédication protestante qui se ­répand alors aux États-Unis, particulièrement sur la Frontière. Les pasteurs baptistes et méthodistes qui sillonnent les communautés rurales américaines fondent de nouvelles congrégations. Sous l’influence de la nature et du romantisme, le rejet du rationalisme conduit parfois à l’apparition de nouvelles croyances.

Tableau de Joseph H. Hidley représentant le hameau de Poestenkill (New York), 1855. A. Guilloteau

.            L’année précédant le voyage de Tocqueville dans le nord de l’État de New York, un jeune fermier du nom de Joseph Smith a fondé une nouvelle Église, après qu’un ange lui eut indiqué au flanc d’une colline voisine les plaques d’or qui recèlent ce qui deviendra Le Livre de Mormon. Persécutés et chassés vers l’Ouest, les fidèles de la nouvelle foi sont ­devenus presque deux siècles plus tard la plus américaine de toutes les religions : l’Église des Saints des ­Derniers Jours, comme ils s’appellent eux-mêmes, ou l’Église mormone, dont le centre se trouve dans l’Utah, compte aujourd’hui 16 millions de fidèles, possède des temples dans 66 pays et des réserves financières qui dépasseraient les 100 milliards de dollars. Un mormon, le sénateur Mitt Romney, a été candidat à l’élection présidentielle.

.            La foi décline pourtant aux États-Unis en ce début du XXIe siècle. Pour la première fois depuis que la tendance est observée en 1937, et sans doute de leur histoire, le nombre d’Américains déclarant appartenir à une Église est passé en dessous des 50 % en 2020, contre 70 % en 1999. « Je reste un peu sceptique quant aux études qui concluent au déclin du phénomène religieux, tempère Charles King, professeur de relations internationales à l’université de Georgetown. L’influence de la religion ne se mesure pas uniquement au nombre, mais aussi au zèle ; on assiste actuellement à un durcissement des croyances dans les milieux évangéliques notamment, et à l’idée d’une crise existentielle. »

« Deux grands dangers menacent l’existence des religions, écrit ­Tocqueville, les schismes et l’indifférence. Dans les siècles de ferveur, il arrive quelquefois aux hommes d’abandonner leur religion, mais ils n’échappent à son joug que pour se soumettre à celui d’une autre. »

« Tocqueville considérait que la religion organisée était importante pour la démocratie américaine et craignait que l’individualisation ne conduise à un désengagement de la politique », rappelle Philip Gorski, professeur de sociologie religieuse à l’université de Yale. « Un peu comme à l’époque de Tocqueville, nous sommes à un moment de changements profonds dans le domaine religieux. La religion se politise en devenant plus conservatrice. La grande ironie est que les États-Unis suivent un peu la trajectoire de la France du XIXe siècle, quand le catholicisme est devenu conservateur et les anticléricaux sont devenus républicains. Et parallè­lement se développe un courant ­millénariste et apocalyptique qui est l’héritier d’une longue tradition ­américaine. »

TENNESSEE - Andrew Jackson, le président du peuple

.            Tocqueville et Beaumont partent vers l’Ouest et la vallée du Mississippi. Nashville est leur premier contact avec le Sud, d’où vient le nouveau président, Andrew Jackson.

.            L’Hermitage, vaste domaine de 170 hectares sur les bords de la rivière ­Cumberland, à côté de Nashville, dans le Tennessee, est l’ancienne ­propriété et ­résidence du septième président américain. Sa tombe se dresse dans le jardin, petit monument néoclassique avec les colonnes de rigueur. La maison, édifiée dans un vaste parc ombragé, au bout d’une allée bordée d’arbres centenaires, a conservé son charme antebellum, l’atmosphère du sud des États-Unis avant la guerre de Sécession.

L’Hermitage, la plantation d’Andrew Jackson, à Nashville. www.alamy.com/Alamy Stock Photo / Abaca

.            Le voyage de Tocqueville et Beaumont se déroule pendant le premier mandat de Jackson. Le nouveau président a été élu en 1828 largement grâce aux nouveaux États de l’Ouest, récemment admis dans l’Union, qui ont élargi le suffrage à de nouvelles catégories d’électeurs. L’ancien ­général, vainqueur de la bataille de La Nouvelle-Orléans contre les Anglais, en 1814, est un héros populaire. Il est le symbole d’une nouvelle Amérique, celle de l’intérieur du continent, tournée vers l’Ouest et qui s’éloigne de l’Europe. Surnommé « Old Hickory » (« le vieux noyer »), Jackson incarne l’Américain de la frontière. Il n’a pas les belles manières et l’éducation des riches planteurs de Virginie et des patriciens de Nouvelle-Angleterre qui ont fondé les États-Unis.

« Son élection marque le début de la véritable démocratie aux États-Unis, explique Henry William Brands, historien à l’université du Texas, à Austin. Pour la première fois, le vote populaire a désigné un président qui n’était pas issu des élites de Virginie ou du Massachusetts, comme tous ses prédécesseurs. Le système de 1787 était une république, après 1828, il commence à devenir une démocratie. » Une crise avait déjà éclaté en 1824, quand Jackson était arrivé en tête de l’élection, mais sans avoir la majorité des voix, quatre candidats ayant divisé les votes. Elle avait été résolue par un accord entre les candidats arrivés en deuxième et troisième positions. John Quincy Adams et Henry Clay s’entendent à son détriment et se partagent la présidence et le département d’État. Furieux, Jackson jure qu’il se représentera. Quatre ans plus tard, il tient parole.

.            La victoire de Jackson fait voler en éclats le système des partis de l’époque et crée un choc dans l’élite américaine. Pendant leur séjour dans les villes de la côte Est, Tocqueville et Beaumont sont mis en garde contre cet ancien général. À Boston, ils rencontrent John Quincy Adams, son prédécesseur et adversaire malheureux, qui s’est vu ravir sa réélection. Fils de John Adams, signataire de la déclaration d’Indépendance et deuxième président américain, il est le représentant de cette quasi-aristocratie de la nouvelle république, qui vient de se faire évincer.

« Le général Jackson, que les Américains ont choisi deux fois pour le placer à leur tête, est un homme d’un ­caractère violent et d’une capacité moyenne, écrit Tocqueville, rien dans tout le cours de sa carrière n’avait ­jamais prouvé qu’il eût les qualités ­requises pour gouverner un peuple ­libre : aussi la majorité des classes éclairées de l’Union lui a toujours été contraire. Qui donc l’a placé sur le ­siège du président et l’y maintient encore ? Le souvenir d’une victoire remportée par lui, il y a vingt ans, sous les murs de La Nouvelle-Orléans. »

Préoccupé par le danger que représente la tyrannie de la majorité pour les sociétés démocratiques, Tocqueville considère Jackson comme le prisonnier des foules qui l’ont élu.

« Le général Jackson est l’esclave de la majorité : il la suit dans ses volontés, dans ses désirs, dans ses instincts à moitié découverts, ou plutôt il la devine et court se placer à sa tête », écrit-il dans De la ­démocratie en Amérique.

Quand ils sont finalement reçus par Jackson à Washington, sans beaucoup de cérémonial (ils trouvent que la Maison-Blanche est une belle demeure, mais n’a rien d’un palais), Tocqueville et Beaumont ne sont pas impressionnés. Le jeune écrivain décrit « un vieil homme de soixante-six ans, bien conservé, qui semble être resté vigoureux de corps et d’esprit. Ce n’est pas un génie. Il a longtemps été un duelliste et un impulsif ».

Jackson est pendant des décennies l’un des présidents les plus populaires de l’histoire américaine. Dans le parc de l’Hermitage, un musée abrite une exposition permanente consacrée à sa vie. Elle raconte sa jeunesse pendant la guerre d’Indépendance, quand il est fait prisonnier à 13 ans par les Anglais, avant de perdre sa mère et ses frères. Sa victoire à La Nouvelle-Orléans, en 1814, fait de lui une célébrité nationale. On imprime des gravures, des chansons et des poèmes sont composés en son honneur, et le nom de Jackson est donné à des enfants et à des villes. « Tocqueville a sous-estimé l’affection que lui portent les Américains, dit Brands. La bataille de La Nouvelle-Orléans a été vue à l’époque comme un miracle. Après Washington, et avant Grant et Eisenhower, les Américains l’ont élu parce qu’il était le général sauveur de la nation. »

La statue du 7e président des États-Unis devant la Maison-Blanche, à Washington. NICHOLAS KAMM/AFP

.            Les campagnes de Jackson contre les Indiens, notamment les guerres contre les Séminoles, participent aussi à sa gloire. À Memphis, Tocqueville et Beaumont assistent au triste spectacle de la Piste des Larmes (Trail of Tears) en croisant des Indiens expulsés de la rive gauche du Mississippi sur ordre de Jackson, qui traversent le fleuve en plein hiver.

Dessin de Gustave de Beaumont : 24 octobre 1831 (Memphis). Départ des Indiens (tribu des Chactas) traversant le Mississippi sous la conduite du gouvernement des États-Unis pour se rendre dans l’Arkansas. Courtesy of the Beinecke Rare Book & Manuscript Library, Yale University

« Les Indiens menaient avec eux leurs familles, ils traînaient à leur suite des blessés, des malades, des enfants qui venaient de naître et des vieillards qui allaient mourir, écrit Tocqueville. (…) Je les vis s’embarquer pour traverser le grand fleuve et ce spectacle solennel ne sortira jamais de ma mémoire. (…) Leurs chiens (…) poussèrent ensemble d’affreux hurlements, et s’élançant dans les eaux glacées du Mississippi, ils suivirent leurs maîtres à la nage. »

.            Depuis, la mémoire de Jackson est évidemment devenue suspecte. Son passé d’ennemi des Indiens et de propriétaire d’esclaves le rend infréquentable pour la gauche américaine, qui a décidé d’effacer de l’histoire du pays les personnalités qui ne correspondent pas à ses critères ­moraux modernes.

Dès son entrée en fonction, le président Joe ­Biden a fait enlever le portrait de Jackson du Bureau ovale, où l’avait placé Donald Trump, et l’a remplacé par celui de Franklin D. Roosevelt. Il a aussi relancé le projet d’émettre un nouveau billet de 20 dollars avec le portrait de la militante noire abolitionniste Harriet Tubman à la place de celui de Jackson.

LOUISIANE - La Nouvelle-Orléans et la question raciale

.            Où Tocqueville et Beaumont découvrent le racisme qui empoisonne la société américaine et perçoivent les tensions qui aboutiront à la sécession du Sud.

.            Le tourisme est une source importante de revenus pour La Nouvelle-Orléans. Dans le centre historique de la ville, le French Quarter, dont les rues en damier portent encore les noms de saints et de familles princières françaises, s’y consacre entièrement. Dans la rue Bourbon, la musique joue à plein volume depuis la porte ouverte des bars et une foule en état d’ébriété avancé et assez court vêtue danse sur la chaussée jonchée de gobelets en plastique. Depuis les balcons de fer forgé, d’autres joyeux fêtards lancent des colliers colorés. « Laissez les bons temps rouler », traduction littérale en cajun d’une expression anglaise, est la devise officieuse de la ville, en même temps qu’une excuse pour tous les excès.

Bourbon Street - New Orleans - 2020

Dans le journal local est annoncé un grand bal pour Mardi Gras, le 23 février 1830. New Orleans Bee

.            À l’époque où y arrivent Tocqueville et Beaumont, le passé français de la ville est encore très présent. En débarquant du Louisville, le vapeur qui les amène de Memphis, ils retrouvent une architecture familière. L’ancienne place d’Armes a été rebaptisée place Jackson en l’honneur du général qui a sauvé la ville et vaincu les Anglais en 1814. Mais le plan, inspiré de celui de la place des Vosges à Paris, a gardé son élégante symétrie. C’est là où ont été descendues pour la dernière fois les couleurs françaises en 1803, après la vente de la Louisiane aux États-Unis par Napoléon. Tocqueville, qui se prend parfois à rêver ce qu’il aurait pu advenir de l’empire français d’Amérique sans la calamiteuse défaite de la guerre de Sept Ans, découvre cependant une ville américaine florissante.

« Quand Tocqueville visite La Nouvelle-Orléans, c’est la cinquième plus grande ville des États-Unis, explique Nick Weldon, de la société Historic New Orleans Collection. C’est à l’époque un port maritime et fluvial très actif, le point de transit des voyageurs et des marchandises entre le golfe du Mexique et la vallée du Mississippi. Elle devait évoquer à l’époque un peu la même atmosphère que New York de nos jours. »

.            Les années 1830 sont celles d’une expansion économique sans précédent. L’éviction des Indiens de la vallée du Mississippi par Jackson permet le développement de la culture du coton, dont les États-Unis deviennent l’un des principaux producteurs et qui nécessite de nombreux esclaves comme main-d’œuvre. La Nouvelle-Orléans est le centre de cette nouvelle économie, par où transitent capitaux, marchandises et êtres humains.

Sur cette gravure de 1867, conservée à la New York Public Library, sont représentés des esclaves affranchis votant à La Nouvelle-Orléans. The Branch Libraries

Au cours de leur bref séjour, Tocqueville et Beaumont découvrent une société basée sur une stricte hiérarchie raciale. Un code complexe reposant sur la couleur de peau régit les mœurs. À l’Opéra, ils sont surpris de voir l’assistance placée selon le sexe et la couleur, avec les hommes blancs au premier rang, les femmes métisses derrière et les femmes noires au balcon.

« Étrange spectacle, écrit Tocqueville dans son carnet, tous les hommes sont blancs et toutes les femmes de couleur, ou au moins avec du sang africain. »

Ce bref séjour inspire à Beaumont un roman sur la question raciale, Marie ou l’Esclavage aux États-Unis, qui raconte les amours malheureuses d’une jeune métisse de La Nouvelle-Orléans traitée en paria par la société blanche.

Tocqueville découvre aussi la terrible réalité de l’esclavage et la cruelle ironie qui fait de la plus grande démocratie de l’époque le pays où il est pratiqué à la plus grande échelle.

« Le christianisme avait détruit la servitude ; les chrétiens du XVIe siècle l’ont rétablie… et ils ont pris soin de la restreindre à une seule des races humaines. Ils ont ainsi fait à l’humanité une blessure moins large, mais infiniment plus difficile à guérir. »

Trente ans avant qu’éclate la guerre de Sécession, il voit clairement les tensions entre les états du Sud et du Nord, et la menace qui pèse sur l’Union.

.            Tocqueville perçoit aussi le racisme, qui survit à l’abolition de l’esclavage.

« Dans certaines parties du pays, la barrière légale qui sépare les deux races tend à s’abaisser, non celle des mœurs : j’aperçois l’esclavage qui recule ; le préjugé qu’il a fait naître est immobile… (Il) me paraît plus fort dans les États qui ont aboli l’esclavage que dans ceux où il existe encore, et nulle part il ne se montre aussi intolérant que dans les États où la servitude a toujours été inconnue. »

« Dans presque tous les États où l’esclavage est aboli, on a donné au Nègre des droits électoraux ; mais s’il se présente pour voter, il court risque de la vie. Opprimé, il peut se plaindre, mais il ne trouve que des Blancs parmi ses juges. La loi lui ouvre le banc des jurés, mais le préjugé l’en repousse. Son fils est exclu de l’école où vient s’instruire le descendant des Européens. »

Les intuitions de Tocqueville sur la persistance des préjugés raciaux se sont vérifiées. L’abolition de l’esclavage au cours de la guerre de Sécession n’a pas mis fin aux tensions raciales. La Reconstruction, qui suit la guerre et voit les États du Sud occupés par le Nord, prend fin en 1878 et s’installe une ségrégation raciale qui dure dans les anciens États confédérés jusque dans les années 1960.

DISTRICT DE COLUMBIA - Washington, une capitale à part

.            Le 18 janvier 1832, Tocqueville et Beaumont arrivent dans la capitale fédérale, encore à l’état de terrain vague parsemé de quelques édifices officiels, dont le Capitole.

.            Le bâtiment est immense, avec ses deux ailes et ses sous-sols. À l’intérieur, c’est un dédale qui s’étend sur plusieurs étages, avec des centaines de pièces et de bureaux reliés par de longs couloirs et des escaliers, certains monumentaux et d’autres dérobés, le plan étant compliqué par des demi-étages et des galeries.

Plusieurs fois reconstruit, agrandi, aménagé, ce palimpseste architectural remonte presque à la fondation des États-Unis. Depuis l’installation du Congrès à Washington en 1800, le Capitole a grandi en même temps que le pays. En plus de deux siècles, de nouvelles ailes ont été ajoutées pour accueillir le nombre croissant de sénateurs et de représentants, à mesure que de nouveaux États entraient dans l’Union.

Le décor est tantôt grandiose, inspiré de la Rome antique, avec des plafonds décorés de scènes historiques et des halls bordés des statues des grands personnages de l’histoire américaine, tantôt purement fonctionnel. Dans les galeries du sous-sol, des tuyauteries courent le long du plafond comme dans les coursives d’un navire. Un petit train souterrain relie l’édifice principal avec le bâtiment Dirksen, ajouté dans les années 1950 pour abriter les bureaux du Sénat. Le quai de ce petit métro parlementaire sert aux journalistes à intercepter les sénateurs qui se rendent à la séance ou en sortent.

Le Capitole tel que le découvrirent Tocqueville et Beaumont (daguerréotype de John Plumbe vers 1846). Everett / Bridgeman images

.            Seul le bâtiment central existe quand Tocqueville et Beaumont visitent le Capitole en 1832, les deux ailes n’ayant pas encore été ajoutées. Au lieu du célèbre dôme blanc et de sa statue éclairée pendant les sessions du Congrès, l’édifice est coiffé d’une coupole plus petite, en bois et en cuivre. Le bâtiment a été reconstruit après avoir été incendié en 1814 par les Britanniques, lorsqu’ils occupent brièvement la ville. Le commandant anglais, le contre-amiral Cockburn, se serait alors assis dans le fauteuil du président de la Chambre pour demander à ses soldats du ton de la moquerie : « Ce refuge de la démocratie yankee doit-il être détruit ? Que tous ceux qui sont d’accord votent oui ! » Le feu dévaste l’aile du Sénat, la partie la plus ancienne du bâtiment, et la précieuse collection de livres et de manuscrits de la bibliothèque du Congrès, alors située dans l’édifice. Seule une pluie torrentielle sauve celui-ci de la destruction totale. Pour faire bonne mesure, les Anglais mettent aussi le feu à la Maison-Blanche et à plusieurs ministères. Le contre-amiral Cockburn fait également détruire toutes les lettres C de l’imprimerie du journal de la ville, pour que son nom ne puisse plus être écrit.

À leur arrivée à Washington, Tocqueville et Beaumont ne sont pas très impressionnés, ni par la ville, ni par le Capitole, dont le nom emprunté à Rome leur paraît de la dernière prétention.

« Les Américains ont placé sur le lieu dont ils voulaient faire leur capitale l’enceinte d’une ville immense qui, aujourd’hui encore, n’est guère plus peuplée que Pontoise, mais qui, suivant eux, doit contenir un jour 1 million d’habitants », écrit Tocqueville. « Déjà ils ont déraciné les arbres à dix lieues à la ronde, de peur qu’ils ne vinssent incommoder les futurs citoyens de cette métropole imaginaire. Ils ont élevé, au centre de la cité, un palais magnifique pour servir de siège au Congrès, et ils lui ont donné le nom pompeux de Capitole. »

Il trouve les parlementaires assez quelconques, surtout ceux de la Chambre.

« Lorsque vous entrez dans la salle des Représentants à Washington, vous vous sentez frappés de l’aspect vulgaire de cette grande assemblée… Ce sont, pour la plupart, des avocats de village, des commerçants, ou même des hommes appartenant aux dernières classes. Dans un pays où l’instruction est presque universellement répandue, on dit que les représentants du peuple ne savent pas toujours correctement écrire ».

Le Sénat est plus à son goût.

« À deux pas de là s’ouvre la salle du Sénat, dont l’étroite enceinte renferme une grande partie des célébrités de l’Amérique… Ce sont d’éloquents avocats, des généraux distingués, d’habiles magistrats ou des hommes d’État connus. Toutes les paroles qui s’échappent de cette assemblée feraient honneur aux plus grands débats parlementaires d’Europe. »

.            En haut de sa colline, le Capitole domine alors une capitale encore en chantier. En 1832, les plans grandioses de Pierre-Charles L’Enfant sont loin de s’être matérialisés. L’ingénieur français, chargé par George Washington de concevoir la capitale des nouveaux États-Unis, avait imaginé de larges boulevards, des arcs de triomphe, des musées et des monuments inspirés de la Rome antique, avec un plan en damier comme un jardin à la française, coupé d’avenues diagonales qui convergent vers le Capitole, le symbole de la nouvelle démocratie. Mais le projet s’est rapidement enlisé.

La Maison-Blanche au début du XIXe siècle. Library of Congress

« À l’époque où Tocqueville visite Washington, la ville est bien loin de ressembler à cette cité idéale », explique JD Dickey, historien et auteur de Empire of Mud, (« L’empire de la boue, histoire secrète de Washington DC »). « À part le Capitole, la Maison-Blanche et quelques ministères, le reste est composé de baraques en planches et de taudis sordides. Le canal qui traverse alors Washington est un égout à ciel ouvert. L’avenue de Pennsylvanie, qui devait être l’équivalent des Champs-Élysées, n’est pas pavée et n’a pas de trottoirs. Il n’y a quasiment pas d’éclairage public et il est dangereux de circuler la nuit. Il y a aussi les esclaves enchaînés dans les rues et les marchés où ils sont vendus. Ce sont d’ailleurs des esclaves qui ont construit le Capitole, temple de la Démocratie et de la Liberté. On comprend que Tocqueville n’ait pas été tellement séduit. »

.            Les rives marécageuses du Potomac sont un emplacement discutable pour y construire une ville. Les étés y sont torrides et les canaux répandent des odeurs fétides. Le statut du territoire, sans représentation électorale, rend aussi sa gestion difficile. Cette situation s’améliore au début du XXe siècle avec le plan McMillan, qui revoit le projet de L’Enfant et crée la ville actuelle, avec son architecture néoclassique et la perspective du National Mall.

.            Mais les Américains continuent d’entretenir un rapport ambigu avec leur capitale. Le slogan « drainer le marécage », allusion au site de la ville, est popularisé par Ronald Reagan dans les années 1980 pour désigner la bureaucratie fédérale, selon lui coûteuse et inefficace, qui entrave l’esprit d’entreprise des Américains.

.            Six mois après l’irruption des émeutiers trumpistes dans le siège du Congrès américain le 6 janvier 2021, un sentiment de malaise demeure, comme si les images de l’irruption de la foule dans le Capitole avaient rappelé aux Américains qu’ils sont finalement un pays comme les autres.

MARYLAND - Baltimore, l’autre face de la prospérité américaine

.            En février 1832, le voyage de Tocqueville et Beaumont touche à sa fin. Il sera à l’origine d’un chef-d’œuvre visionnaire paru en 1835.

.            Plusieurs maisons ont les fenêtres bouchées par du contreplaqué. D’autres n’ont plus de toit et de la végétation pousse dans les étages. Autrefois élégantes, les demeures mitoyennes aux façades de brique de l’avenue East North à Baltimore tombent à présent en ruine.

Quelques-unes sont encore habitées, mais ce quartier, comme d’autres, semble presque avoir été frappé par un cataclysme. Les rares magasins sont à l’abandon, leur devanture maculée de graffitis. Assis sur les escaliers, des habitants désœuvrés tentent d’échapper à la chaleur de l’été. Au carrefour, des jeunes gens s’appuient contre une voiture d’où s’échappent les pulsations d’un rap lourd. Un homme titube, accroché à un poteau, ivre ou drogué, et un vagabond pousse sa vie rassemblée dans un chariot de supermarché.

À une heure de Washington, Baltimore offre le spectacle d’une Amérique en crise. La criminalité atteint des records, faisant de la ville l’une des plus dangereuses des États-Unis. La drogue, qu’elle soit illégale comme le crack, ou légale comme les médicaments opiacés, fait des ravages. La pandémie de Covid est venue porter un coup supplémentaire à l’économie. Au dernier recensement de 2020, la population de la Baltimore est tombée en dessous de 600.000 habitants, après avoir approché le million voici quelques décennies.

Avec ses maisons condamnées, Baltimore offre le visage d’une Amérique en crise. MANDEL NGAN/AFP

.            Baltimore est une ville manufacturière prospère et l’un des plus grands ports des États-Unis quand Tocqueville et Beaumont y séjournent. Ils y rencontrent Charles Carroll, dernier signataire encore vivant de la déclaration d’indépendance, et seul catholique parmi les Pères fondateurs des États-Unis.

Au XIXe siècle, du temps de sa prospérité. (c) Roger-Viollet / Roger-Viollet/(c) Roger-Viollet / Roger-Viollet

La ville portuaire accueillait alors de nombreuses manufactures. ŠUig/Leemage

.            La crise commence à Baltimore dans les années 1960, au début de la déségrégation raciale et du déclin des industries lourdes. Les classes moyennes blanches fuient la ville devant l’afflux de la population noire, les revenus de la municipalité se tarissent. « Baltimore connaît un certain nombre de problèmes, mais qui ne sont pas différents de ceux que connaissent d’autres anciennes cités industrielles, explique David Simon, ancien journaliste au Baltimore Sun. Les conséquences de la fuite des Blancs se font encore sentir, notamment par la ségrégation de fait qui s’est imposée. »

Mais alors qu’une renaissance a lieu quelques décennies plus tard dans les autres grands centres urbains de la côte Est, New York ou Boston, Baltimore ne parvient pas à sortir du marasme. La crise n’est pas uniforme. Certains secteurs prospèrent, entourés d’une misère que le contraste fait encore plus ressortir. Des quartiers sont rénovés par la municipalité, d’anciennes maisons rachetées par des hipsters (jeunes urbains à contre-courant de la culture de masse). Le géant biomédical Johns Hopkins est une puissante institution de renommée internationale. D’autres entreprises lucratives se sont installées, mais les emplois qu’elles créent sont d’un genre nouveau. Plutôt que d’assurer la prospérité collective, ils contribuent à isoler encore un peu plus les individus.

Au sud-est de Baltimore, au confluent de la rivière Patapsco et de la baie de Chesapeake, la péninsule de Sparrows Point a été l’un des symboles de la puissance industrielle américaine. L’aciérie de Bethlehem Steel, qui emploie à l’époque de sa splendeur près de 30.000 personnes, a été la plus grande du monde. C’est là où a été produite une grande partie de l’acier qui permet aux Alliés de remporter la Seconde Guerre mondiale. Grâce aux salaires obtenus par les puissants syndicats, les ouvriers mènent des vies confortables dans les rangées de petites maisons individuelles, avec leurs restaurants et leurs bars. La fermeture de l’usine en 2012 est un choc.

.            Depuis 2017, Amazon a fait de Baltimore l’une de ses principales plateformes sur la côte Est. « Le patron d’Amazon, Jeff Bezos, qui a fait de Baltimore l’une de ses principales plateformes sur la côte Est, a sans doute autant contribué à transformer notre société que Henry Ford au siècle dernier en inventant la chaîne de montage, dit Bill Barry. Ford avait révolutionné la façon dont les choses étaient fabriquées. Bezos, celle dont on les vend et les achète. Et cette transformation a affecté notre vie quotidienne, a changé la façon dont les gens travaillent, la façon dont ils consomment, jusqu’à la physionomie de nos villes. »

« Autrefois, il y avait des bars, des restaurants, où les ouvriers se retrouvaient, dit Barry. Aujourd’hui, les employés sont isolés dans leur partie de l’entrepôt, ils ne se connaissent pas entre eux et n’ont aucun endroit pour se rencontrer. » Depuis, les bars ont fermé et les centres commerciaux sont à l’abandon. « La structure du travail d’Amazon est conçue pour empêcher toute organisation collective d’émerger. Les employés reçoivent même des primes pour les encourager à quitter l’entreprise au bout d’une certaine période », ajoute Barry. La taille et la puissance d’Amazon dépassent à présent celles des anciennes aciéries.

.            Dans le chapitre final de De la démocratie en Amérique, Tocqueville décrit dans un passage resté célèbre les nouvelles formes d’oppression qu’il perçoit à l’œuvre dans les sociétés démocratiques.

« Je vois une foule innombrable d’hommes semblables et égaux qui tournent sans repos sur eux-mêmes pour se procurer de petits et vulgaires plaisirs dont ils emplissent leur âme. Chacun d’eux, retiré à l’écart, est comme étranger à la destinée de tous les autres : ses enfants et amis particuliers forment pour lui toute l’espèce humaine ; quant au demeurant de ses concitoyens, il est à côté d’eux, mais il ne les voit pas ; il les touche et il ne les sent point ; il n’existe qu’en lui-même et pour lui seul, et, s’il lui reste une famille, on peut dire qu’il n’a plus de patrie. Au-dessus de ceux-là s’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il est absolu, détaillé, régulier, prévoyant et doux… Il pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, conduit leurs principales affaires, dirige leur industrie, règle leurs successions, divise leurs héritages ; que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

Tocqueville et Beaumont embarquent le 20 février 1832 à New York à bord du Henri IV, navire en partance pour la France. Ils renoncent à faire escale en Angleterre, par crainte de l’épidémie de choléra.

« Dieu veuille que nous ne trouvions pas la maladie chez nous !, écrit-il avant de partir. Je l’espère plus que je n’y compte. Le choléra fera le tour du monde. C’est le plus terrible fléau que Dieu ait envoyé dans le monde, puisque ni saisons ni climats ne l’arrêtent et qu’il revient sans cesse sur ses pas. »

Tocqueville ne reviendra jamais en Amérique. Mais il attachera pour toujours son nom à l’histoire de ce pays singulier, qu’il aura compris mieux que quiconque.