Pearl Harbor : les Américains outragés. L’opération “Snow”

Les Américains outragés . Un tournant de la guerre mondiale

Le Figaro - Jean-Louis Margolin - 07 déc 2021

.            7 et 8 décembre 1941 (suivant que l’on considère l’heure de Tokyo ou celle d’Honolulu) Pearl Harbor est bombardé. (Le port est situé dans une baie peu profonde de l'île d'Oahu, la plus peuplée et la troisième par la taille de l'archipel d'Hawaï, à l'ouest d'Honolulu. L’île annexée au territoire américain le 7 juillet 1898 avec le statut de Territoire d'Hawaï est devenue le 50éme Etat américain le 21 août 1959).

.            L’importance de l’événement ne souffre pas la contestation : précipitant les États-Unis dans la guerre (l’Allemagne choisit de la leur déclarer le 11 décembre), celle-ci se transformait en un conflit pleinement mondial. La Chine, jusque-là en lutte contre le seul Japon, sans déclaration de guerre formalisée, s’y trouvait intégrée. La mobilisation contre l’axe Berlin-Rome-Tokyo de l’énorme puissance industrielle et humaine des États-Unis bouleversait le rapport de force, ce dont on fut conscient à Londres, à Moscou et à Chongqing (alors capitale chinoise), où, sans le crier bruyamment, on se réjouit de l’événement.

.            Il reste que la bataille elle-même est souvent mal comprise, et sa présentation fréquemment entachée d’erreurs.

Pearl Harbor est souvent considéré du seul point de vue américain. Or, si pour Washington ce fut le début d’une guerre qui dura un peu moins de quatre ans, pour Tokyo cela constitua l’élargissement d’un conflit commencé plus de quatre ans auparavant, par l’attaque contre la Chine de juillet 1937. Plus de 1 million de soldats japonais étaient stationnés en terre chinoise, et des centaines de milliers d’autres en Mandchourie face à l’URSS. Si les combats décisifs menant à la victoire d’août 1945 furent ceux remportés par Américains, Britanniques et Australiens, ceux-ci eurent à faire face à des troupes généralement moins nombreuses que celles alors basées sur le continent asiatique. La terminologie témoigne de cette fracture : guerre du Pacifique pour les Occidentaux, guerre de la Grande Asie de l’Est pour le Japon d’alors, guerre de l’Asie-Pacifique pour la plupart des historiens japonais contemporains.

La seconde erreur est liée à la première. Faute de moyens, le Japon n’a jamais eu l’intention d’envahir le territoire américain, ou d’anéantir son armée. Il s’est agi pour lui d’infliger des coups suffisamment puissants pour que la démocratie américaine multiethnique, envers laquelle les dirigeants nippons fascisants n’éprouvaient que mépris, s’avoue vaincue et reconnaisse l’hégémonie japonaise sur l’ensemble de l’Asie orientale et du Pacifique occidental. Priver la Chine de tout allié devait précipiter l’écroulement de son obstinée résistance. Et il fallait priver les États-Unis de la possibilité d’entraver la conquête de l’Asie du Sud-Est et de ses richesses naturelles (pétrole en premier lieu), dans laquelle Tokyo s’était lancé.

.            En effet, l’attaque aéronavale contre Pearl Harbor ne constitua pas un acte isolé. Elle ne fut que le point d’orgue d’une offensive tous azimuts qui laissa les Anglo-Saxons abasourdis. Les premiers coups de feu de cette fatale journée furent tirés sur les plages du nord-est de la Malaisie britannique, conquise en deux mois. Le Royaume-Uni eut à subir une attaque contre Hongkong (qui capitula à Noël). Le gouvernement néerlandais en exil à Londres, dont l’Indonésie dépendait, eut à faire face à des bombardements aériens, vite suivis de débarquements victorieux. Enfin, les États-Unis enregistrèrent une offensive aérienne et terrestre contre leurs possessions insulaires les plus proches du continent asiatique : Wake, Guam (Mariannes) et surtout Philippines, leur principale colonie, conquises pour l’essentiel dès janvier 1942.

.            Pearl Harbor est souvent considéré comme une écrasante victoire japonaise. En réalité, les pertes américaines furent modérées : 2.400 morts, 1.200 blessés et 188 avions certes, mais deux unités navales de grande taille seulement (les cuirassés Arizona et Oklahoma). Plusieurs autres navires, gravement endommagés, furent renfloués et remis en état. Les porte-avions, qui allaient se révéler l’arme décisive, étaient absents de la rade. Les infrastructures de la base navale ne furent pas sérieusement atteintes, et les gigantesques réservoirs de pétrole demeurèrent intacts. Aucun débarquement ne fut tenté. Hawaï redevint rapidement opérationnel, et constitua le solide point de départ des contre-offensives américaines, ainsi que le relais vital en direction de l’Australie. L’amiral Isoroku, trop fréquemment considéré comme un stratège hors pair, avait fait prendre à la flotte japonaise des risques inconsidérés pour des gains somme toute mineurs. Et il avait galvanisé une nation américaine presque unanime face à « l’infamie » dénoncée par Roosevelt : la première vague d’assaut avait précédé la déclaration de guerre : le très long texte, peu clair, aurait dû être remis à la Maison-Blanche une demi-heure avant l’attaque. Mais le décodage à l’ambassade du Japon à Washington avait mal fonctionné, et pris du retard…

.            Un mot d’un mythe : celui d’un Roosevelt poussant Tokyo au crime, et laissant se dérouler une opération dont il aurait été informé, afin de convaincre ses concitoyens pacifistes. L’idée fut initialement émise par des officiers supérieurs d’Hawaï, injustement sanctionnés pour négligence, et relayée par l’opposition républicaine d’alors. Elle n’a aucun fondement, factuel ou logique. Pas le plus petit début de preuve incontestable, et un argumentaire bien faible : fin 1941, une nette majorité d’Américains avait déjà admis l’inévitabilité d’une entrée en guerre, et l’hostilité à l’Axe était massive.

Que les États-Unis aient acculé le Japon à la guerre est un autre non-sens. Le monde - États-Unis compris - s’était montré très tolérant à l’égard des agressions nippones contre la Mandchourie en 1931, et la Chine en 1937. L’Archipel, profitant des victoires de l’allié allemand en 1940, avait procédé à l’occupation partielle de l’Indochine française, à de fortes pressions sur la Grande-Bretagne pour qu’elle interrompe son aide à la Chine (route de Birmanie), ainsi que sur les Pays-Bas pour qu’ils livrent le pétrole indonésien. La provocation de trop eut lieu à l’été 1941, quand Tokyo obtint de Vichy l’installation de bases dans le sud du Vietnam - mettant la Malaisie à portée d’ailes. Devant le raidissement américain (rupture des relations commerciales et financières), la décision d’attaquer Pearl Harbor fut prise le 5 novembre, alors que, pour la forme, les négociations continuaient à Washington.

La fuite en avant du Japon, fort de la détermination de ses combattants fanatisés, ne cessa qu’avec l’acceptation de la reddition et la capitulation après avoir été mis définitivement à genoux par les attaques atomiques sur Hiroshima et Nagasaki de 1945.

.            L’attaque surprise de la base aéronavale de Pearl Harbour, menée par le Japon au petit matin du dimanche 7 décembre 1941, fut peut-être la plus grande humiliation militaire jamais subie par les Etats-Unis. Mais elle a en réalité permis au président Franklin D. Roosevelt de sortir de l’isolationnisme dans lequel son pays s’était enfermé et d’entrer en guerre. Cet isolationnisme soutenu par une opinion publique encore traumatisée par les pertes américaines lors du premier conflit mondial, était alors désormais devenu totalement caduc.

Les images du président Roosevelt, mine défaite mais verbe haut, quand il prononce son discours historique au Capitol, au lendemain de l’assaut nippon, permet de mesurer l’ampleur du traumatisme subi. « Hier, 7 décembre 1941, restera une date marquée par l’infamie. Les États-Unis ont été délibérément attaqués par surprise par la marine et les forces aériennes du Japon. J’ai le regret de vous annoncer que bon nombre de nos compatriotes y ont laissé leur vie. Peu importe le temps qu’il nous faudra (…) le peuple américain a le droit et le devoir de se défendre jusqu’à la victoire absolue. » Face à cette agression, qui tua plus de 2.400 Américains et en blessa près de 1.200, les parlementaires votèrent en quelques minutes l’entrée en guerre de leur pays.

Le président américain F.D. Roosevelt signant la déclaration de guerre contre le Japon, une fois son discours prononcé devant le Congrès.

L’Opération « Snow » et  Pearl Harbor.

.          Les historiens se sont longtemps demandé si l'espionnage étranger était responsable de l'attaque militaire du Japon sur Pearl Harbor. Mais de nouvelles recherches ont permis de relier des éléments majeurs de l’activité soviétique aux États-Unis de manière très détaillée. Et la plupart de ces éléments mènent à un seul homme.

La plupart des preuves pointent vers un employé du gouvernement américain devenu espion : Harry Dexter White. Il était le plus haut fonctionnaire du département du Trésor de FDR et avait l'oreille d'éminents New Dealers tels que son patron, le secrétaire Henry Morgenthau, ainsi que d'autres membres du cabinet du président Roosevelt.

White était en contact étroit avec Vitaly Pavlov, le "commandant en second" du NKVD (prédécesseur du KGB). Or, le principal problème du Japon était le pétrole qu’il ne possède pas et qu’il doit donc acquérir auprès de l'Union soviétique ou des États-Unis. White travailla intensément tous les niveaux du pouvoir américain pour provoquer une attaque du Japon, épargnant les Soviétiques. Les deux hommes élaborèrent une stratégie - l'opération "Snow" - qui déclencha la chute de dominos qui aboutira finalement au 7 décembre 1941.

White y parvint en influençant l'administration Roosevelt à refuser de conclure un accord diplomatique avec les Japonais. Une attaque japonaise contre l’URSS aurait détourné les forces soviétiques de son front occidental, rendant hautement probable la conquête du pays par l'Allemagne.

Une grande partie de ce que nous savons de White provient de son témoignage d'août 1948 devant le House Committee on Un-American Activities. Mais l'ancien fonctionnaire du Trésor n'ayant pas réussi à se disculper lors de cette comparution devant la commission, il s'est donné la mort trois jours plus tard, à 45 ans le 16 août 1948, dans un suicide déguisé (deux attaques cardiaques couvrant une overdose of digoxin).

Une taupe soviétique à la Maison Blanche de Roosevelt

http://www.sdh-fact.com - Tadashi Hama - 2012
John Koster : How A Soviet Mole in FDR’s White House Triggered Pearl Harbor (Éditions Regnery, 2012)

.            Un certain nombre d'ouvrages sur l'attaque japonaise de 1941 sur Pearl Harbor démontrent clairement que l'administration de Franklin Delano Roosevelt avait été avertie d'une attaque par les forces japonaises (Toland J., 1982 ; Barnes H.E., 1972). En outre, ces travaux montrent que l'administration a délibérément caché des informations aux forces américaines à Pearl Harbor, ce qui a entraîné la perte de plus de 2.000 vies. Certains suggèrent que l'administration a choisi d’ainsi sacrifier des vies américaines afin que l'anglophile FDR puisse entrer en guerre en Europe « sur son cheval blanc et sauver l'Angleterre » de l'Allemagne.

.            Jusqu'à l'attaque de Pearl Harbor, l'administration américaine, faisant fi des lois de neutralité américaines, a envoyé une aide militaire secrète à la Grande-Bretagne. L'administration a également ordonné aux forces militaires américaines dans l'Atlantique de provoquer les forces allemandes, dans l'espoir que les "attaques allemandes" rallieraient les Américains en faveur d'une implication dans une énième guerre en Europe (Buchanan P.J., Churchill, Hitler and the Unnecessary War, 2008). Les Allemands ne sont pas tombés dans le panneau, car ils ne souhaitaient pas une guerre contre l'Amérique et cherchaient même à mettre fin à l'état d'hostilités avec la Grande-Bretagne pour se concentrer sur la guerre contre l'Union soviétique. Les provocations américaines sont ainsi restées sans réponse.

.            Étant donné l'état des choses avant l'attaque de Pearl Harbor, on ne comprend pas bien pourquoi l'administration FDR a choisi d'entrer dans la guerre européenne par l'Asie. Il y avait, en effet, un intérêt certain de l'administration américaine à préserver le statu quo en Asie, c'est-à-dire à préserver l'intégrité territoriale des colonies européennes et à stopper l’« agression » japonaise en armant secrètement les nationalistes chinois, quitte à contourner à nouveau les lois sur la neutralité en appliquant des sanctions économiques. Toutefois, à l'époque, l'intérêt majeur de l'administration américaine était la guerre contre l'Allemagne, et non contre le Japon. Le livre de John Koster, Operation Snow, suppose que l'attaque de Pearl Harbor serait le produit d'une tierce partie : l'Union soviétique.

.            Les conclusions de l'historien John Koster ajoutent à la littérature sur Pearl Harbor. Koster rejette avec audace les "versions officielles", les "histoires officielles" et les histoires « en noir et blanc, des bons et des méchants » de Pearl Harbor en particulier et de la guerre américano-japonaise en général, qu'il a « apprises au lycée et à Hollywood ». Koster va plus loin en écartant même les historiens controversés tels que John Toland (Infamy : Pearl Harbor and Its Aftermath, 1982), qui montra que FDR a provoqué puis permis l'attaque japonaise sur Pearl Harbor, et Harry Elmer Barnes (Pearl Harbor after a Quarter of a Century, 1972), qui a non seulement montré que le président Franklin Delano Roosevelt a « délibérément planifié l'attaque sur Pearl Harbor » mais a également suggéré que cela était basé en partie sur les sentiments pro-chinois (et violemment anti-japonais) de FDR.

.            Bien que Koster n'accorde que peu de poids aux caractères personnels dans l'élaboration d’une politique et d’une prise de décision, il serait difficile de l'écarter d'emblée, les décideurs politiques renonçant rarement à leurs penchants naturels en arrivant au bureau ! Et en effet, un certain nombre de membres de l'administration FDR étaient pro-chinois, en partie en raison d'une campagne de propagande efficacement menée par le " lobby chinois ", un ensemble de nationalistes chinois éduqués en Occident, d'organisations chrétiennes et de médias américains (Bradley, J., The China Mirage, The Hidden History of American Disaster in Asia, 2015). Un certain nombre de responsables gouvernementaux, influencés par le lobby chinois ou ayant un attachement sentimental à la Chine, inculqué durant leur jeunesse, comme dans le cas de FDR, étaient également membres du lobby. L'unique objectif de ce lobby était de canaliser l'aide américaine vers les nationalistes de Tchang Kaï-chek, "les chrétiens pro-occidentaux défenseurs de la Chine".

.         Dans le même temps, l'administration était très majoritairement anti-japonaise, comme en    témoigne FDR. Il ne croyait pas que les Japonais vivant en Amérique seraient capables de s'assimiler et pensait que les Japonais étaient une espèce inférieure, en dessous des Blancs et même des Chinois (Robinson, G. : By Order of the President FDR and the Internment of Japanese Americans, 2001). Koster note que Stanley K. Hornbeck, l’« indestructible expert en affaires d'Extrême-Orient » du département d'État et l'un des quatre « conseillers spéciaux » du secrétaire d'État de Roosevelt, Cordell Hull, était « déraisonnablement » et « intensément » anti-japonais et que Hornbeck pensait que « les Orientaux étaient lâches et facilement intimidés par les menaces et la technologie ». John Koster note également que le patron de Hornbeck, Hull, n'avait pas une haute opinion des Japonais, qualifiant l'envoyé spécial Saburo Kurusu et l'ambassadeur Kichisaburo Nomura de « crapules et de pisseux ».

.            Koster fonde ses arguments principaux sur les mémoires publiées en 1996 par le lieutenant général du KGB à la retraite, Vitali Pavlov, qui, en 1941, était le deuxième agent du NKVD, le plus haut gradé chargé de l'espionnage en Amérique. Le livre s'ouvre sur la rencontre fatidique de mai 1941 entre Pavlov et Harry Dexter White, un haut fonctionnaire du département du Trésor, « expert du Japon » et … agent soviétique.

À cette époque, les Soviétiques avaient besoin d'un moyen d'empêcher le Japon, leur rival anti-communiste en Asie, d'attaquer leur flanc oriental si les Allemands venaient à attaquer leur front occidental. Koster note que les informations obtenues par les agents soviétiques suggéraient la possibilité d'un traité de neutralité entre la Grande-Bretagne et l'Allemagne et la forte probabilité d'une invasion allemande prochaine de la Russie soviétique. Bien que des pactes de non-agression aient été signés en 1939 avec l'Allemagne et un pacte de neutralité en avril 1941 avec le Japon, les Soviétiques étaient néanmoins anxieux à l'idée d’avoir à mener une guerre sur deux fronts. Ainsi, pour éloigner l'armée japonaise des frontières soviétiques, les services de renseignement soviétiques imaginèrent une guerre entre le Japon et les États-Unis. White, en tant qu’attaché à Henry Morgenthau, le Secrétaire au Trésor, a été chargé par les Soviétiques de « provoquer » une guerre entre les États-Unis et le Japon.

.            Sous l’influence de White et de sa "marionnette" Morgenthau, ainsi que de certains membres « anti-japonais » du personnel du département d'État, les États-Unis rejetèrent catégoriquement un certain nombre de propositions de paix japonaises au cours de l'été et de l'automne 1941. Si les perspectives d'une attaque japonaise contre les États-Unis semblaient possibles, la guerre n'était pas encore fatale. White rédigea donc deux mémos, l'un « destiné à être signé par Morgenthau » et à être transmis à FDR, l'autre pour être transmis à Hull. Tous deux consistaient en une « série de demandes, si hautement susceptibles d'inciter à la révolution au Japon, si elles étaient acceptées, que leur rejet serait évidemment assuré. » Hornbeck a participé à la rédaction de la proposition finale des États-Unis celle qui allait être connue comme la « Hull note », (officiellement « Outline of Proposed Basis for Agreement Between the United States and Japan »), envoyée par les États-Unis à l'empire du Japon le 26 novembre 1941. Koster affirme que la « note Hull, basée sur les deux mémorandums de White, était, pour les Japonais, une déclaration de guerre. » Il convient de noter que White n'a pas imaginé les exigences de manière irréfléchie ; elles avaient été délibérément conçues pour être absolument inacceptables pour le Japon. Et White avait déjà réfléchi à ces exigences, en rédigeant un projet de mémo peu après sa rencontre avec Pavlov. Les exigences de ce mémo ont été reprises, sous une forme modifiée dans la note Hull, en particulier le retrait des forces militaires japonaises de Chine, y compris de Mandchourie, et la destruction du matériel de guerre japonais.

.            Les réponses américaines aux offres japonaises étant toujours déraisonnables, le Japon ne pouvait que se préparer à l'éventualité d'une guerre. La décision finale d'attaquer est prise le 1er décembre, le cabinet votant en faveur de l'attaque en présence de l'empereur : "Harry Dexter White nous a donné Pearl Harbor".

.            Koster montre comment White a influencé sans effort et efficacement la politique étrangère. Son patron, le secrétaire Morgenthau qui dirigeait le Trésor, était le "vieil" et "proche" ami de FDR. Morgenthau était également appelé le « deuxième secrétaire d'État » car il conseillait fréquemment FDR en matière de politique étrangère. Dans le même temps, FDR "snobait" le secrétaire d'État Hull, dont la nomination par FDR se voulait être "camouflet aux démocrates conservateurs du Sud". Hull évidemment n'appréciait pas la disgrâce de FDR. Avec la présence de bureaucrates anti-Japon/pro-Chine comme Hornbeck, à des postes clés du gouvernement, qui s’imaginaient que la simple démonstration de force amènerait le Japon à se plier aux exigences américaines, la formulation de la politique anti-japonaise par Hull serait facile. Et en parallèle, effectuant des tâches dans un département qui n’était pas le sien, White était parfaitement en situation de mettre en place une politique soviétique clé. Aucun de ses collègues n'a jamais soupçonné qu'il était un agent soviétique.

L'Union soviétique a survécu à la Seconde Guerre mondiale et White, considéré comme un héros, a continué à servir d'agent soviétique jusqu'à sa mort en 1948.

.            Le principal atout du livre de Koster est qu'il expose sans détour l'ampleur de l'infiltration communiste dans le cercle restreint de FDR et la manière dont l'agent soviétique White a facilement manœuvré dans ce milieu. La question de savoir si FDR était tout à fait conscient ou non de l'étendue de l'infiltration communiste dans son gouvernement n'a pas encore été abordée dans les histoires classiques, mais Koster suggère que FDR a « involontairement » couvert « White et d'autres communistes présumés » en « refusant de remettre en question leur politique privée ou secrète tant qu'ils le flattaient et s'en remettaient à lui ». L'étendue de l'infiltration soviétique dans l'administration de FDR, telle que démontrée par le livre de Koster et par l'opération de l'armée américaine visant à décoder les messages du NKVD (VENONA), est mise en évidence par tous les historiens, contrecarrant ainsi les idées reçues affirmant que les discussions sur l'infiltration soviétique n'étaient que des "divagations paranoïaques".

Koster démontre également son refus de la version de l'histoire « en noir et blanc, les bons et les méchants » en s'attaquant à un certain nombre de mythes, tels que :

  • "l’idée que l'empereur du Japon jouissait de l'obéissance absolue de ses sujets, qui le vénéraient comme un dieu », était le produit de la propagande de guerre américaine ;
  • "les Japonais avaient délibérément mitraillé des femmes et des enfants à Pearl Harbor" (Koster affirme que les 68 civils tués et les 35 blessés étaient pour la plupart des "dommages collatéraux", dus à des balles perdues des forces américaines) ;
  • "le pacifique Premier ministre Fumimaro Konoye avait été écarté par le ministre militariste de la Guerre, le général Hideki Tojo" (un exemple de ré-écriture de l'histoire du Japon) ;
  • "La marche de la mort de Bataan (*) ... ne fut pas un massacre organisé et prémédité" (Le nombre de morts américains a été annoncé à 5.200 -à coté des 12.000 Philippins- et non les 600/650 (?) finalement reconnus.) ;

(*) Aux Philippines, du 9 avril au 1er mai 1942, la marche forcée, longue de 97 km, concerna de 70.000 à 85.000 prisonniers de guerre américains et philippins capturés par l'Armée impériale japonaise après la bataille de Bataan qui avait duré trois mois.

.            On peut se demander pourquoi le rôle de White dans le lancement d'une guerre américano-japonaise pour les Soviétiques n'a pas été révélé beaucoup plus tôt, avant la publication du livre de Pavlov en 1996. Les documents gouvernementaux de White sont archivés à l'université de Princeton et les services de renseignement de l'armée américaine ainsi que le FBI savaient que White était un agent soviétique. Il est intéressant de noter que Barnes (1972) a noté l'ampleur de l'infiltration communiste dans l'administration de Roosevelt, mais a néanmoins minimisé le rôle qu'elle aurait pu jouer dans la préparation de Pearl Harbor, soit exactement le point de vue opposé que Koster adopte dans son livre. Néanmoins, toute tentative de mettre en évidence l'ampleur de l'infiltration soviétique à la Maison Blanche de Roosevelt ou l'ampleur de l'espionnage soviétique en Amérique en général est généralement qualifiée « d’alarmisme de droite » et la discussion est bloquée.

Bretton Woods, nid d’espions ?

.            Fils d’émigrés juifs lituaniens de Boston, White avait tardivement repris des études pour soutenir une thèse à Harvard sous la direction de Frank Taussig, mais il ne parvient pas à obtenir un poste à Harvard du fait, sans doute, de sa judéité. Recommandé par Taussig et par son ami et collègue Lauchlin Currie, l’économiste Jacob Viner le fait entrer au Trésor en 1934. Il se rend rapidement indispensable auprès d’Henry Morgenthau Jr., le secrétaire au Trésor.

.            Dans les années 1930, le Parti communiste américain avait développé un réseau d’influence dirigé par un journaliste, Whittaker Chambers. D’après ce qu’il dévoilera plus tard dans Witness (et au FBI !), il prend contact avec White pour obtenir des renseignements et influencer les positions américaines. Mais les purges staliniennes conduisent Chambers à renier sa foi, quitter le réseau, et se confier à une haute personnalité, Adolf Berle, proche conseiller de Roosevelt.

La rencontre a lieu à Washington, en septembre 1939. L’esprit sans doute embrumé par l’alcool, il donne le nom des membres de son réseau dans lequel apparaissent des fonctionnaires du Trésor proches de White : Frank Coe, Solomon Adler, Harold Glasser. On y trouve aussi le nom de Lauchlin Currie, conseiller économique de Roosevelt, un des chefs de file des économistes « keynésiens » américains et que Keynes évoquera par la suite dans ces termes : « Un de mes vieux amis et je le connais bien, mais il n’y a personne avec qui il est plus difficile de traiter. Il est extrêmement méfiant et jaloux, très anti-britannique. » (cité par R. Skidelsky)

Whittaker a-t-il prononcé le nom de White ? Whittaker affirme que non. Le journaliste Isaac Don Levine, qui assiste à la rencontre, soutient que oui. Adolf Berle, qui travaille quasi quotidiennement avec White, ne le met pas dans la liste qu’il enverra plus tard à l’administration.

.            Des contacts sont repris au printemps 1941 pour préparer le retour aux États-Unis de l’espion Iskhak Akhmerov alias « Bill » ou « Michael Green. » C’est un miraculé des purges. Rappelé à Moscou comme beaucoup d’agents, il échappe suffisamment longtemps aux exécutions pour redevenir utile aux services secrets pour son expérience de l’Amérique.

Si le secrétaire d’État, Cordell Hull, était lui aussi sur une ligne dure, le secrétaire à la Guerre Henry Simpson demandait des allégements dénoncés par White qui, de son côté, met en garde contre un « Munich oriental » qui « abaisserait l’éclat du leadership mondial de l’Amérique dans le combat d’une grande démocratie contre le fascisme » (cité par Benn Steil dans The Battle of Bretton Woods).

Plus tard, on mettra également en cause White pour sa participation au plan Morgenthau – vraisemblablement communiqué aux Soviétiques pendant la Conférence de Bretton Woods – et qui visait à ruraliser l’Allemagne. Enfin, on lui reprochera d’avoir fait livrer à l’URSS les planches à billets qui permettaient d’imprimer une monnaie d’occupation liée au dollar.

C’est White qui souhaite inviter l’URSS à la conférence de Bretton Woods consacrée à la mise en place d’un système monétaire fondé sur des changes fixes et la convertibilité des monnaies. Pendant la Conférence de Bretton Woods, beaucoup d’observateurs ne manquent pas de remarquer la russophilie de White. Le très actif assistant de White, Édouard Bernstein, se souviendra bien plus tard d ans son livre-entretien avec Stanley Black que « White était un peu anti-anglais, et ça apparaissait souvent. Il n’y a aucun doute que Harry était proche des Russes. »

Harry White, père du « FMI » et agent des Soviétiques

.            Sur le plan des relations internationales, les convictions de White étaient aussi celles de Roosevelt : faire émerger un nouvel ordre international fondé sur l’alliance des deux plus grandes puissances de l’époque, les États-Unis et la Russie. Il n’est pas certain, néanmoins, que Roosevelt aurait partagé sa confiance dans la planification. White écrit ainsi que « la Russie est le premier exemple d’économie socialiste en action. Et ça marche ! » (cité par Benn Steil). Sa naïveté et ses imprudences dans une diplomatie parallèle qui outrepassait ses fonctions sont reconnues même par ses défenseurs. Mais White a-t-il été au-delà ?

Après Chambers, d’autres dénonciations interviendront : celle de Katherine Perlo en avril 1944 (pour se venger de son ex-mari, Victor qui dirigeait le réseau) et celle d’Elizabeth Bentley. Les différentes listes se recoupent largement et on y retrouve, outre White, les noms de personnalités présentes à Bretton Woods comme Lauchlin Currie, Solomon Adler, William Ullmann et Gregory Silvermaster.

.            Ces témoignages venant de personnes fragiles ne peuvent constituer des preuves, mais tous les éléments nouveaux qui se sont accumulés depuis 1948 vont dans le même sens. « Venona » révèle qu’entre le 16 mars 1944 et le 8 janvier 1946, White était cité dans 18 câbles sous différents noms de code (Lawyer, Jurist, Richard, Reed). La chute du mur de Berlin, les témoignages d’agents survivants et l’ouverture des archives personnelles de White ont alourdi les charges. White était bien un agent soviétique convaincu que ce qui était bon pour l’URSS l’était aussi pour les États-Unis.

Il ne pensait sans doute pas trahir en défendant des positions qu’il aurait soutenues, même sans la pression des agents du NKVD. Il est, néanmoins, difficile d’admettre qu’il ignorait commettre des actes illégaux. Trois jours après son audition au Congrès, White meurt d’une crise cardiaque ou… d’une surdose de digitaline. Les autres membres du réseau devront quitter l’administration. Frank Coe rejoindra la Chine de Mao, qu’il conseillera. Il sera rejoint par Solomon Adler et son épouse Dorothy Richardson, également présente à Bretton Woods. Ils sont tous les trois enterrés dans un cimetière de Pékin. Lauchlin Curie, d’origine canadienne, sera déchu de sa nationalité américaine.

Harry White écarté du FMI par Edgar Hoover

.            D’après Curt Gentry dans Edgar Hoover : The Man and the Secrets, Lord Halifax aurait dès 1941 informé Roosevelt des activités clandestines de White sans susciter de réactions de sa part. L’ambassadeur, ancien ministre des Affaires étrangères de Neville Chamberlain, savait tout des confidences du transfuge soviétique Wariss Krivitsky, interrogé par le FBI et le MI5 avant de se « suicider » (probablement un assassinat) et qui aurait pu donner le nom de White au MI5.

En 1946, Keynes apprendra des autorités américaines qu’elles ont renoncé à nommer White directeur général du FMI, alors que sa nomination était considérée comme acquise. Le Président avait pris connaissance d’un rapport d’Edgar Hoover, directeur du FBI, qui mettait White en cause. N’ayant personne d’autre à proposer, Truman décide de laisser la direction à un Européen, le Belge Camille Gutt. Depuis c’est toujours un Européen, souvent un Français, qui a dirigé cette organisation laissant aux Américains la présidence de la Banque mondiale.

Harry Dexter White (29 octobre 1892 - 16 août 1948), haut fonctionnaire du département du Trésor américain. Travaillant en étroite collaboration avec le secrétaire au Trésor Henry Morgenthau Jr, il a contribué à définir la politique financière américaine envers les alliés de la Seconde Guerre mondiale. A la conférence de Bretton Woods de 1944 qui a établi l'ordre économique d'après-guerre, il a dominé la conférence et imposé sa vision des institutions financières d'après-guerre malgré les objections de John Maynard Keynes, le représentant britannique. À Bretton Woods, White est l'un des principaux architectes du Fonds monétaire international et de la Banque mondiale.

Le projet Venona était un programme de contre-espionnage américain lancé pendant la Seconde Guerre mondiale par l’United States Army's Signal Intelligence Service (absorbé plus tardpar the National Security Agency –NSA-), partiqué du 1er février 1943 au 1er octobre 1980. Il visait à décrypter les messages transmis par les agences de renseignement de l'Union soviétique (par exemple, le NKVD, le KGB et le GRU). Lancé lorsque l'Union soviétique était un allié des États-Unis, le programme s'est poursuivi pendant la Guerre froide, alors qu'elle était considérée comme un ennemi. Pendant les 37 ans qu'a duré le projet Venona, environ 3 000 messages ont été décryptés et traduits. On lui doit la découverte du réseau d'espionnage Cambridge Five au Royaume-Uni et de l'espionnage soviétique du projet Manhattan aux États-Unis (connu sous le nom de projet Enormous) pour le soutien, en particulier, du projet de bombe atomique soviétique. Le projet Venona est resté secret pendant plus de 15 ans après sa conclusion. Certains des messages soviétiques décodés n'ont été déclassifiés et publiés par les États-Unis qu'en 1995.