L'épopée du bétail

Les grandes affaires de l’Histoire – HS 33 _ https://photos.legendsofamerica.com/

Les barons du bétail

.            Le premier seigneur du bétail est incontestablement John Chisum. Tenessien d’origine écossaise né en 1824, il s'était installé avec ses parents au Texas en 1834. Il se lance dans l'élevage en 1854 et est l'un des premiers mener du bétail au Nouveau-Mexique, territoire que les États-Unis avaient récupéré après leur victoire contre le Mexique en 1848. Il y fonde un vaste ranch à Bosque Grande, à 65 km au sud de Fort Sumner. Cette proximité lui permet de ravitailler la garnison mais également la grande réserve mescalero et navajo de Bosque Renondo, créée à proximité du poste militaire.

Fournisseur de l'armée fédérale durant la guerre civile, il s'associe avec Charles Goodnight en 1867 afin de convoyer des troupeaux vers Denver dans le Colorado. Ses ventes lui permettent d'acquérir une immense fortune et de constituer le plus grand cheptel des États-Unis avec plus de 100.000 têtes de bétail qui paissent entre le Nouveau-Mexique et l'ouest du Texas. La stratégie d’extension de Chisum est identique à celles que vont suivre la plupart des grands seigneurs du bétail. Elle s'appuie tout à la fois sur le soutien de banquiers ou d'importants investisseurs qui peuvent financer le développement de l'élevage extensif à grande échelle, et, surtout, sur le détournement éhonté des distributions de terres publiques par le gouvernement fédéral.

John Wesley Illif, le précurseur

.           Pour soutenir la colonisation de l'Ouest, Washington promulgue plusieurs lois agraires prévoyant l’octroi gratuit de terres à tout individu prêt å les exploiter et les mettre en valeur. La première de ces lois, le Homestead Act, est signée par Abraham Lincoln le 20 mai 1862 et offre des lots de 160 acres (65 hectares). S'ensuivent le Timber Culture Act du 3 mars 1873 pour l'exploitation des forêts et le Desert Land Act du 3 mars 1877, pour encourager l'irrigation. D'autres cessions du domaine public s'effectuent dans le cadre de la loi sur la construction du chemin de fer transcontinental de 1862 (3.200 ha de terres publiques par mile (1,6 km) de voie ferrée offerts aux compagnies du chemin de fer qui en obtiendront finalement le double).

Cette générosité profite à des entrepreneurs peu scrupuleux qui comprennent très rapidement l'intérêt qu'ils peuvent en tirer. Le cas le plus emblématique et le plus célèbre est celui du John Wesley Illif (1831-1878). Ce commerçant originaire de l'Ohio avait ouvert une épicerie et une quincaillerie dans le Colorado, le long de l'Overland trail, une piste empruntée par les diligences de la Central Overland California and Pikes Peak express Company dans les années 1860. Illif s'installe par la suite à Denver et décide de se reconvertir dans l'élevage après que des migrants en transit vers la côte Ouest lui aient cédé quelques têtes en guise de paiement de ses produits.

Il installe ce petit troupeau sur une parcelle publique accordée dans le cadre de l'Homestead Act. Il a l'intelligence d’esprit d'obtenir ces terres près de la Platte river, point d'eau indispensable à la survie d'un troupeau. Il agrandit ensuite son domaine en récupérant les parcelles voisines de la sienne par le biais d'un système de prête-noms. Il charge en effet ses cow-boys et ses employés de récupérer ces terres en se présentant comme des Homesteaders. Il leur rachète par la suite ces lots pour une bouchée de pain.

« Le roi des bovins des Plaines ».

.           L’absence d'une administration locale ou fédérale digne de ce nom ou la corruption des fonctionnaires présents, lui permet donc de devenir en toute impunité le propriétaire des terres bordant la Platte River sur une longueur de 50 kilomètres ! Il s'assure dès lors le monopole de l'élevage dans les environs puisque la distance que peut parcourir une bête assoiffée pour se désaltérer se limitait à 20 ou 25 kilomètres ! Illif achète des milliers de têtes aux éleveurs texans comme Charles Goodnight et développe l’open range dans le Colorado, puis dans le Wyoming.

Il se constitue une énorme fortune en approvisionnant le chantier de construction du chemin de fer de l'Union Pacific qui traverse le Colorado en 1868. Il est alors surnommé « le roi des bovins des Plaines ». Chisum procède de la même manière au Nouveau-Mexique tout comme les éleveurs qui importent l'open range dans le Wyoming.

Une fraude gigantesque

.           Les éleveurs se précipitent vers les points d'eau, qui deviennent le noyau des empires fonciers qu'ils vont constituer entre 1870 et 1890 dans un contexte socio-politique extrêmement favorable. Les Grandes Plaines sont pacifiées et les Indiens qui y vivaient depuis des siècles sont relégués dans des réserves. Les colons commencent à peupler ces immenses territoires mais la démographie reste faible. Les herbages prolifèrent tout comme les bons points d’eau. Le bétail peut donc s'épanouir en toute liberté, sans être gêné par la présence humaine.

Le détournement du système par des hommes de paille prend une ampleur extravagante. Les fraudes relatives au Desert land Act concernent ainsi 95% des titres des terres distribuées ! « Le cas le plus scandaleux, souligne Philippe Jacquin, demeure la manière dont l'Union Cattle company of Cheyenne acquit ses titres de 33.000 acres (13.350 ha) : elle fit creuser un mince sillon de 60 km de long baptisé canal d'irrigation et bénéficia des titres de propriété de part et d'autre du canal ». Les éleveurs ont d'autant moins de scrupules à agir de la sorte que les autorités publiques soutiennent le développement de l'élevage extensif et distribuent sans compter une partie de leur domaine foncier. Les compagnies ferroviaires, richement dotées en terres publiques par l'Etat lors de la construction du réseau, s'en débarrassent en les cédant aux éleveurs. L'Union Pacific brade ainsi au début des années 1880 1,2 million d'acres (486.000 ha) à l'Edinburgh Swan and Cattle company dans le Wyoming.

Une rentabilité stupéfiante

.           La rentabilité de l'open range est stupéfiante. Les bénéfices annuels atteignent 20% des sommes investies. Le baron Walter von Richthofen, qui s'était installé à Denver en 1877 où il avait fait fortune dans la spéculation immobilière, affirme dans le livre de promotion du bétail Cattle-Raising in the Plains of North America, qu'il publie en 1885, qu'un entrepreneur s'engageant dans l'élevage peut escompter toucher des bénéfices de 156% en cinq ans ! Le prix de revient de l'élevage d'un bœuf est en effet estimé à 2 $ au début des années 1880 et il peut être vendu dans l'Est jusqu'à 60 $ ! Les années durant lesquelles le cours du bœuf est au plus haut (au-dessus de 5 $ le quintal), un éleveur gagne 40 $ par tête.

Une véritable frénésie s'empare du pays mais également de l'Europe où les fortunes constituées ont un écho considérable. De grands intérêts financiers anglais, écossais, allemands ou français investissent les dizaines de milliers de dollars nécessaires à la création d'un ranch.

Le Wyoming, contrée des barons du bétail

.           Le Wyoming se transforme en quelques années. Cette contrée sauvage où circulaient encore au début des années 1870 Sioux et troupeaux de bisons devient le centre de ce nouvel open range. Les domaines couvrent des millions d'acres et abritent des centaines de milliers de têtes. Parmi les vingt grandes compagnies d'élevage du bétail, la moitié appartient à des Britanniques. Au total, ces derniers investissent plus de 45 millions de dollars dans le bétail américain dans les années 1880. Entre 1880 et 1900, 181 sociétés diverses investissent dans l'élevage dans le Wyoming, ce qui représente une capitalisation de 94 millions $.

En 1882, les six comtés du territoire déclarent au fisc 476.274 bovins d'une valeur de 7 millions $ ; cette estimation est certainement sous-évaluée de moitié, les éleveurs cherchant à frauder le Trésor. Cheyenne est la principale ville du bétail de l'Etat où vivent 8 millionnaires sur une population de 3.000 habitants en 1880. Réduite à un ensemble de baraquements et de tentes dans les années 1860, elle se transforme, grâce à l'argent des éleveurs, en une cité moderne et opulente. Sont édifiés l'hôtel de ville, un opéra de mille places (1882) et le capitole, siège du gouvernement territorial (1885), tandis que les rues de la ville sont parmi les premières du pays à être éclairées par des lampadaires électriques.

Le développement d’empires fonciers

.           De véritables empires du bétail se forment, notamment au Texas et au Wyoming. La Cattle company d'Edimbourg et la Matador Land and Cattle Company acquièrent respectivement, en 1881 et 1882, 500.000 (202.000 ha) et 1,5 millions d'acres (607.000 ha) dans le Texas. Dans le nord de l'Etat, le ranch XIT (prononcer « exit ») couvre 3 millions d'acres (1,214 million ha) représentant la majeure partie de la superficie de 10 comtés du Panhandle (région de l'État du Texas comprenant les 26 comtés les plus septentrionaux de l'État).

Alexander Swan, né en 1831, et ses trois frères constituent dans le Wyoming la Swan Land and Cattle Company, l'une des plus puissantes entreprises d'élevage en 1874. En 1882, elle possède 4,5 millions d'acres (1.821.000 ha) et 100.000 têtes de bétail. La compagnie a des intérêts dans une vingtaine de sociétés d'élevage et sa fortune est estimée à 440 millions $. De vastes propriétés apparaissent également dans l'est du Montana et dans les Dakotas.

L’élevage, une activité très mondaine

.           Outre l'appât du gain, l'acquisition ou la création d'un ranch est également motivée par une forme de snobisme. La possession d'un cheptel est en effet à la mode sur la côte Est et dans les capitales européennes où les « cattlemen» font sensation.

De grands noms de la haute société, de l'aristocratie ou du business, tels William Vanderbilt et William Rockfeller, investissent dès lors dans l'élevage. Le ranch du futur président Théodore Roosevelt voisine dans le Dakota du Nord avec celui du sulfureux aventurier français, Antoine-Amédée-Marie-Vincent Manca-Amat de Vallombrosa dit le marquis de Morès (1854-1896), qui prendra, à son retour en France, la tête de groupes antisémites et d'une bande redoutable de bouchers des abattoirs de la Villette. Les frères Arbuckle, magnats du café, possèdent un élevage de bovins et de chevaux au nord de Cheyenne. Oliver Amer, Sydney Dillon et Thomas Durant, « barons du chemin de fer », ouvrent des ranchs dans le Texas tout comme Joseph Glidden et Charles Post, industriels du barbelé, dans le Texas.

Un état dans l’Etat

.           Les éleveurs, soucieux de préserver leurs intérêts, se regroupent au sein d'associations de lobbying, dont l'une des plus efficaces est la Wyoming Stock Growers Association (VVSGA), créée en 1872 et dont les membres se réunissent dans le très luxueux Cheyenne club où ils dégustent huîtres, mets délicats et grands crus classés. Outre ces agapes, la WSGA acquiert un rôle politique éminent au point d'être surnommé « le gouvernement territorial de facto. »

C'est grâce à son influence qu'est adoptée en 1884 la loi Maverick, du surnom d'un animal non marqué. La prolifération du bétail et l'impossibilité d'assurer une surveillance continuelle avaient entraîné la naissance de nombreux veaux qui échappaient au « brand » (marquage). Ils erraient dans la plaine et pouvaient donc être capturés par tout cow-boy qui s’empressait de les marquer pour se les approprier. Les barons se sentaient spoliés car nombre de ces jeunes animaux avaient pour mères des vaches de leur cheptel. Pour y remédier, ils obtiennent donc une loi sur mesure : tout veau retrouvé non marqué doit désormais être marqué d'un « M » et devenir automatiquement la propriété de la WSGA. La loi contraint tous les éleveurs à disposer de leur propre marque. L’enregistrement est officiellement confié à la WSGA qui impose donc un coût très élevé et se réserve le droit d'accepter ou non une requête.

En 1886, la loi est enrichie d'un nouvel article favorable aux grands ranchers : seules les marques enregistrées peuvent marquer un veau. Ces mesures visent en réalité à dissuader l'implantation de petits éleveurs dans le Wyoming. L'influence des éleveurs est telle dans certains territoires qu'ils monopolisent les charges publiques. Le juge Joseph M. Carrey, né en 1845, rancher à partir de 1879, est à la fois un dirigeant de la WSGA et le délégué du Wyoming au Congrès et, à ce titre, le rédacteur du projet de loi qui permet d'ériger celui-ci en Etat en 1890, puis son premier sénateur. Le premier gouverneur de l'Etat est également un éleveur, Francis Emroy Warren, né en 1841 dans le Massachusetts, patron de la Warren Livestock Company, fondée en 1883, qui avait également été élu maire de Cheyenne en 1885. En 1911, Carrey accède à son tour au poste de gouverneur du Wyoming.

Guerre impitoyable contre les petits éleveurs

.           Surtout, certains d'entre eux n'hésitent pas à utiliser les moyens les plus brutaux pour préserver ou étendre leur domination. Leur voracité foncière les pousse en effet à convoiter les terres de petits éleveurs. Pour les en expulser, ils les harcèlent en engageant des bandes de voleurs de bétail.

Parallèlement, les barons se livrent à de véritables conjurations contre les modestes ranchers : « ils les accusaient de leur avoir volé des bêtes. Ils lançaient sur leurs traces des shérifs et des vigilantes (membres des comités de vigilance financés par eux) et parvenaient parfois même à les faire tuer. Ils obtinrent ensuite que le parlement qu'ils contrôlaient, tout particulièrement au Texas et au Kansas, créât des conseils de commissaires au cheptel. Ces conseils louaient les services d'inspecteurs et de détectives, le plus souvent des pistoleros, chargés de superviser les grands rassemblements de bétail et la vente des bêtes. Tous les animaux "inacceptables", c'est-à-dire dans la pratique n'appartenant pas à l'association des éleveurs, étaient confisqués par les commissaires. »

Listes noires de cow-boys interdits de travail, interdiction de l'accès du bétail aux points d'eau, assassinats de ranchers ou de leurs employés, ou encore attaques contre les éleveurs de moutons accusés de détruire les pâturages, rythment l'âge d'or de l’open range et ces crimes constituent la face obscure de cette épopée.

L'ambition démesurée des grands barons du bétail finit par provoquer une série de « guerres » particulièrement violentes, que ce soit dans le comté de Lincoln, dans le Nouveau-Mexique, où Chisum s'oppose à des marchands de viande également voleurs de bétail (1878), ou dans le comté de Johnson dans le Wyoming où la WSGA tente d'éliminer physiquement des petits éleveurs en faisant appel à une milice privée composée de pistoleros et de tueurs à gage (1889-1893).

Un ordre féodal

.           Comme le remarque avec pertinence Philippe Jacquin, « dans le royaume de l'open range, du Texas aux plaines du nord, les seigneurs des troupeaux imposent . . . un ordre arbitraire qui s'apparente plus à un système féodal qu'à la liberté d'entreprise et à l'égalité sociale. » La déliquescence de cette caste survient très rapidement avec le déclin tout aussi brusque de l'open range à la fin des années 1880. Même si de grands domaines survivent à la crise, les mondains de la côte Est et les sociétés financières abandonnent une activité désormais à risque, tandis que des éleveurs comme Alexander Swan sont au bord de la faillite, quelques années seulement après avoir constitué une fortune insolente...

Les villes de bétail

.           L'essor de l'élevage et de la transhumance provoque l'émergence de véritables cités champignon, les villes du bétail du Kansas, qui assurent la connexion entre les grandes pistes routières suivies par les troupeaux et les lignes de chemin de fer.

Des villes abattoirs

.           Les premières Villes de bétail sont en réalité des centres d'abattage où les bovins sont transformés. Dans le nord-est, il s'agit essentiellement de boucheries alors que les ports du golfe du Mexique comme Rockport récupèrent les peaux des bovins mais également leurs carcasses pour la production de suif. La première capitale de la boucherie est Cincinnati, qui dispose de 26 abattoirs en 1844.

La ville de l'Ohio est cependant rapidement concurrencée par Chicago, où un premier abattoir avait été ouvert en 1827. Elle profite en effet pour prospérer de sa situation de carrefour commercial où se rencontrent les routes des Grands-Lacs, du lac Erié ou du canal de l'Illinois river ouvert en 1846. Au début des années 1850, la grande cité de l'Illinois s'industrialise et les tueries deviennent des usines : « chaque travailleur se voit confier une tâche précise, les quartiers de viande défilent à un rythme soutenu : en une minute cinq à six ouvriers préparent trois carcasses. Les conditions de travail sont terribles, l'hygiène et la conservation laissent à désirer ».

En réalité, c'est tout Chicago qui se mue en une ville de sang. Ses rues principales sont piétinées et souillées par des milliers de bêtes convoyées vers les usines à viande. Leurs abats et leurs entrailles sont jetées sans vergogne dans la Chicago River dont les eaux rougies par des torrents de déchets organiques sont tellement encombrées que la navigation y est impossible ! Une odeur de mort plane au-dessus des abattoirs.

La population et les autorités municipales exigent et obtiennent le départ de cette industrie nauséabonde en 1849. Les grands maîtres de la viande acquièrent dès lors des terrains marécageux au sud de la ville où ils créent une véritable cité entièrement dédiée à la viande : enclos à bétail, usines, ateliers, bâtiments administratifs voisinent avec hôtels, bars, restaurants et commerces où travaillent et vivent des milliers de personnes. Regroupées au sein de la Stock Yards Union, les principales compagnies font fortune durant la guerre civile en approvisionnant les armées de l'Union. En 1868, les chaînes d'abattage de Chicago accueillent 300.000 bœufs !

Parc à bestiaux des abattoirs Union Stock yards de Chicago (1878 / 1947)

Des transferts de troupeaux

.           Les éleveurs texans commencent à expédier des long-horns (race de bovidés aux longues cornes, issue de croisements de bovins espagnols et anglais) vers le nord-est à partir des années 1840.

Il est difficile de faire effectuer les 1.240 miles (soit près de 2.000 km) séparant San Antonio de Chicago aux troupeaux. Le voyage s'effectue en deux étapes. Les convois empruntent tout d'abord la Shawnee trail pour rejoindre Baxter Spings. Cette petite agglomération située à cheval entre le Missouri et le Kansas se développe autour d'un general store ouvert vers 1855 par John Baxter. Ce dernier ravitaille en nourriture et en équipements les éleveurs qui peuvent également parquer leurs bêtes dans des corrals. Des négociants et maquignons prennent l'habitude de venir y acheter des bovins destinés aux boucheries de Kansas City ou de Chicago, ou aux paysans de l'Illinois ou du Missouri qui les utilisent comme bêtes de trait.

Dans les années 1860, la demande en viande rouge explose en raison d'une hausse spectaculaire de la consommation, notamment dans les grandes villes du nord-est. Les usines chicagoanes réclament toujours plus de bétail. Cependant, le cheptel américain a été durement touché lors la guerre de sécession. Les seuls troupeaux à ne pas avoir été décimés sont ceux du Texas où paissent 5 millions de long-horns, soit près du tiers du nombre des bovins recensés aux États-Unis par une Commission de l'Agriculture au lendemain du conflit. Les procédés de conservation ne donnant pas véritablement satisfaction, le seul moyen d'alimenter les abattoirs de l'Illinois est de convoyer le bétail vivant.

Principales villes de bétail et pistes de transfert

Des entrepreneurs opportunistes. Abilene

.           En 1866, le marchand de bétail Joseph McCoy crée une connexion entre éleveurs texans et négociants du Nord-Est. Profitant de la pénétration du chemin de fer au Missouri puis au Kansas, il aménage des enclos à bétail et des rampes d'embarquement près d'installations ferroviaires, où les cow-boys pourront amener leurs troupeaux des ranchs du Texas (que les trains ne traversent pas encore), qui seront alors transférés par train vers Chicago qui s’est dotée de grands abattoirs. McCoy jette son dévolu sur une gare ouverte en 1867 par la Kansas Pacific Railroad sur une ligne qui sera prolongée dès 1870 jusqu'au Colorado. La station est située dans une petite bourgade primitivement appelée Mud Creek, puis rebaptisée Abilene en 1860 en référence à un passage de la Bible qui évoque la « ville des Plaines » (Luc 3, l). McCoy acquiert 100 hectares au nord et à l'est de l'agglomération. Il a décidé de faire de cette bourgade la plaque tournante du commerce de bovins.

Il y construit des parcs à bestiaux pouvant accueillir 2.000 têtes de bétail, des écuries pour les chevaux et un hôtel, le Drover's Cottage. Grâce à une habile publicité, il convainc dès le mois de septembre 1867 des éleveurs texans de lui livrer du bétail. L'impulsion est donnée et Abilene devient la première « cattle town » de l'âge d'or de l'élevage en open range et du « drive ». Grâce à la l'ouverture de la Chisholm trail, qui relie directement San Antonio à Abilene, le trafic de bestiaux ne cesse de progresser. 35.000 têtes sont expédiées vers le nord et l'est en 1867. Abilene devient LE point de départ des troupeaux : en 1871, 700.000 bêtes atteignent ainsi la ville, migration assurée par 25.000 cow-boys.

Une économie et ses infrastructures

.           Cette activité impacte naturellement l'économie d'Abilene, qui connaît un relatif essor démographique (2.000 habitants au début des années 1870, 2.360 en 1880). De multiples commerces ouvrent leurs portes : banques, épiceries, boutiques de mode et de « nouveautés » apportés par le train comme le Great Western store et le Texas store, armureries, coiffeurs, barbiers, bars de luxe réservés à une clientèle select de négociants et notables comme le Head's bull (son enseigne est un taureau affichant toute sa virilité, ce qui scandalise les âmes vertueuses de la ville qui ne parviendront pas à la faire retirer), etc.

La présence saisonnière des cow-boys et de maquignons mais également de soldats, d'ouvriers du chemin de fer, de pionniers, d'émigrants et d'aventuriers en tout genre suscitent également l'essor d'activités dissolues. Saloons, cabarets, restaurants, hôtels ouvrent leurs portes pour accueillir un monde interlope de joueurs professionnels, prostituées, vendeurs d'alcool ambulants et autres escrocs, qui comptent bien lessiver de leurs soldes les cow-boys qui viennent faire la fête en ville au terme de leur drive.

Nuisances et migrations

.           Les nuisances causées par le passage des bovins qui détruisent notamment les cultures des fermes situées sur leur passage provoquent la colère des fermiers, tout comme celles des honnêtes gens qui se désespèrent de l'amoralité régnante dans la ville. Dès 1868, ils parviennent à reléguer les activités les plus sulfureuses dans un quartier réservé qui prend le nom de « Texas town ». En 1872, les opposants au bétail d'Abilene regroupés au sein de la Farmer's protective Association (Association de défense des fermiers) obtiennent gain de cause en expulsant les troupeaux de la ville.

McCoy et ses concurrents vont dès lors migrer de ville en ville le long de la voie ferrée et des interdictions prononcées par les autorités locales. Ils avaient ainsi commencé à déplacer leurs installations à l’ouest d'Abilene à Ellsworth dès le printemps 1871. Ils sont chassés d'Ellsworth en 1874 et déménagent à Wishita puis, après leur exclusion de celle-ci en 1876, à l'ouest, à Dodge City et à Caldwell, plus au sud en 1880. Celle-ci profite de l'ouverture d'une liaison ferroviaire avec Santa Fe en 1880 pour conserver cette activité jusqu'en 1885. Au total, une quinzaine de villes jouissent, entre 1866 et 1885, du statut de villes de bétail sur un temps assez limité, qui peut aller d'un ou deux ans pour atteindre une dizaine d'années comme le cas de Dodge City.

Chemin de fer et frénésie « Western » : Dodge city

.           Dodge City occupe une place à part dans l'histoire des « cattle towns » À l'origine, l'agglomération se limite à quelques maisons et saloons construits à proximité de Fort Dodge, poste militaire construit en 1865 pour surveiller la piste de Santa Fe. La ville se développe grâce à la construction du chemin de fer de la ligne du Atchison Topeka and Santa Fe Railroad. Les ouvriers et les poseurs de ligne y résident et fréquentent les bouges établis non loin de la gare (ouverte au mois de septembre 1872) dans des campements de tentes.

Dodge City est accessible aux troupeaux par une route plus directe que la Chisholm trail, la Great Western trail, qui menait directement les cow-boys vers l'ouest, évitant ainsi les zones les plus peuplées du Kansas. Très rapidement, Dodge City devient la « reine des villes de bétail » et voit transiter par ses installations des dizaines de milliers de tête chaque année. Un entrepreneur de la ville, Robert M. Wright, décrit la frénésie qui s'empare de la ville : « À peine le chemin de fer est-il arrivé là, bien avant qu'un dépôt puisse y être construit, les affaires ont commencé. Des dizaines de voitures par jour étaient chargées de peaux et de viande, et des douzaines de wagons de céréales, de farine et de provisions arrivaient chaque jour. Les rues de Dodge étaient bordées de chariots, ramassant cuirs et viande et s'approvisionnant tôt le matin jusque tard dans la nuit ».

Ce dynamisme provoque l'invasion des professionnels du jeu, de l'alcool et de la prostitution. La clientèle potentielle y est en effet fort importante puisque, outre les cow-boys et les soldats, s'ajoutent des centaines de chasseurs de bisons qui viennent y vendre leurs peaux à partir de l'hiver 1872-1873 (la ville exporte 1 million de peaux entre 1873 et 1876).

Dodge City

Des bordels miteux (« bawdy houses ») voisinent avec des établissements plus confortables, tels le China Doll et le Red Light, qui doit son nom à la lumière rouge qui illuminait son salon (ce nom a également donné naissance aux « red light districts », les quartiers réservés à la prostitution dans les grandes villes occidentales comme Amsterdam par exemple). Des saloons comme le Long Branch, ouvert en 1874, attirent une nombreuse clientèle, pressée de rejoindre sa salle de jeux de hasard, d'assister à ses spectacles, à ses concerts ou à des altercations entre fines gâchettes.

.           La presse de l'époque dresse un portrait apocalyptique des « cattle towns » et notamment de Dodge City. Selon le Hays Sentinel, la ville « est pleine de prostituées et chaque maison est un bordel ». Pour le Yates Center News, Dodge City est « un repaire de voleurs et de coupeurs de gorges ».

La   violence est en effet endémique mais, contrairement au mythe colporté par le western, les cow-boys n'en sont que très rarement les responsables. Entre 1867 et 1890, 55 homicides sont recensés dans les villes du bétail. 39 résultent de fusillades et 19 victimes ont été abattues par des policiers. Un seul cow-boy figure dans cette liste, tué lors d'un bal à Abilene. Enfin, aucun d'entre eux n'est impliqué dans ces différents cas. Les criminels se recrutent surtout parmi les joueurs professionnels, qui sont souvent de véritables tueurs à gage (c'est le cas du célèbre « Doc » Holliday, qui séjourne à Dodge City avant de rejoindre son ami Wyatt Earp lors du fameux règlement de comptes d'OK Corral à Tombstone, le 27 octobre 1881). L'une des plus célèbres fusillades des cattle towns survient au Long Branch Saloon de Dodge City : elle oppose deux « gamblers » du nom de Frank Loving et Levi Richardson, lequel y perd la vie, le 5 avril 1879.

Une société hypocrite

.           Les villes du bétail ne sont donc pas les capitales du vice que certains journalistes de la côte Est décrivent dans des articles à sensation publiés dans les années 1880 (Dodge City n'a jamais compté plus d'une vingtaine de bars alors que sa population atteint 12.000 personnes). Malgré ces exagérations, les cattle towns, dont l'histoire était très récente, ne possédaient pas encore toutes les structures policières et judiciaires indispensables au maintien de l'ordre. Pour assurer cette mission, les autorités locales font appel à des tireurs professionnels, qu'ils nomment marshall (policier municipal), comme William « Wild Bill » Hickock à Abilene, Bat Masterson et Wyatt Earp à Dodge City. Il peut également être renforcé par le responsable de la police du comté, le sherif.

.           Une hypocrisie générale règne dans les principales villes du bétail. Alors que les autorités publiques tentent d'interdire les établissements mal famés (c'est le cas dans le Kansas en 1880) ou de les reléguer à la périphérie, ils profitent des revenus de ces mêmes salons et bordels, par le biais de taxes qui gonflent les recettes municipales. Les arrêtés d'interdiction sont donc d'autant moins respectés que les mêmes notables qui crient au scandale sont souvent les actionnaires des tripots ou des saloons. William Harris, ancien éleveur reconverti dans la banque, est ainsi l'actionnaire, avec le joueur professionnel Luke Short, du Long Branch de Dodge City. Comme le note le New York Herald, « les saloons, les salles de jeux et les salles de danse fonctionnent en parfaite liberté et leurs propriétaires sont les principaux hommes de la ville

Ces profits permettront aux cattle towns de financer la construction d'équipements qui faisaient défaut : tribunal, écoles, etc. Les honnêtes citoyens, les plus aisés, refusent de se mélanger avec les foules de cow-boys, d'aventuriers ou la soldatesque. Ils ne fréquentent donc que des établissements aux tarifs rédhibitoires pour le commun des mortels. À cette ségrégation sociale s'ajoute la discrimination raciale qui est généralisée. Indiens, métis, noirs ou mexicains sont interdits dans la plupart des saloons. Seule Dodge City abrite une salle de bal réservé aux Afro-Américains.

.           Le traitement infligé aux prostituées est tout aussi hypocrite. Durant l'âge d'or des villes du bétail, 600 filles viennent y travailler. Arrivant de Kansas City, de St. Louis ou de Memphis, elles sont en majorité âgées d'une vingtaine d'années, et pour une écrasante majorité blanches. Si quelques Indiennes et Mexicaines vendent leurs charmes, les clients — notamment les cow-boys texans — perclus de préjugés raciaux, refusent de coucher avec des femmes de couleur. Elles sont issues de milieux sociaux modestes, que la guerre civile a plongés dans la misère. Malgré les surnoms poétiques dont on les affuble (« nymphes en calicot », « filles de la nuit », « nymphes de la prairie »), leurs conditions de vie sont loin d'être enviables.

Alors que nul n'ignore leur présence, des décrets leur interdisent l'accès aux saloons (ces mesures concernent toutes les femmes en général). Elles doivent pratiquer leur métier dans des cabanes ou dans des annexes appartenant à un patron de saloon ou à un hôtelier. Ne pouvant ouvertement racoler dans la rue (le Kansas punit de fortes amendes la prostitution et le proxénétisme), elles alpaguent les cow-boys lors de bals organisés dans des salles de fêtes. Le prix d'une passe oscille entre 5 et 10 $, cela comprend une part allouée au tenancier. Elles acquièrent une certaine célébrité selon leurs pratiques sexuelles et les cow-boys les identifient grâce aux pseudonymes qu'elles s'attribuent : « Alice dent d'écureuil », « Annie pied de cochon », « Vache galopante », ou « Petit poulet perdu ».

Si les policiers sont chargés de réprimer leur activité, ils savent détourner la tête en raison des liens intimes entretenus par certaines d'entre elles avec des notables locaux. D'autres parviennent même à se faire épouser et à sortir de leur condition.

Le chant du cygne

.           L'apogée de Dodge City survient en 1883. Son chant du cygne arrive pourtant dès 1885, après que l'état du Kansas ait élargi vers l'ouest les zones de quarantaine frappant le bétail texan accusé de propager des épidémies. Face à l'essor du chemin de fer et des clôtures, la transhumance commence à perdre son utilité. La disparition des bovins et des cow-boys fait partir définitivement les joueurs et les prostituées, rendant à Dodge City sa tranquillité de petite ville banale.