L’aventure démographique des Etats-Unis

 

Hérodote.net - Gérard-François Dumont – 10 déc 2015 – Extraits -

.            L’Amérique du Nord a 6 millions d’habitants en 1800. En 2017, ils sont estimés à 495 millions (+8 200%). Son poids démographique relatif dans le monde est ainsi passé de 0,7 à 6.5%. Les Etats-Unis compteront un peu plus de 323 millions d’habitants en 2017, soit 4.2% de la population mondiale (estimée à 7,550 milliards). …

Diversité des flux migratoires

.            Le peuplement de l’Amérique provient d’abord de l’immigration, ou plutôt des immigrations, car il y a eu diverses vagues migratoires à des époques variées, provenant de pays non moins variés. Il convient par exemple de distinguer les premiers immigrants, espagnols, portugais, anglais, français, sans négliger l’importation d’esclaves noirs, puis la vague irlandaise, la vague allemande et la vague italienne.

Le symbole que représente le Mayflower est sans rapport avec son poids démographique. Les «pèlerins» puritains anglais, partis le 6 septembre 1620 de Southampton et qui vont fonder Plymouth en Nouvelle-Angleterre, ne sont qu’une centaine. Leur poids démographique est donc infime dans un continent qui comptait déjà une population dispersée estimée entre 500 000 et 1 500 000 habitants. Mais ce sont les premiers colons qui s’installent sur cette terre et qui apprennent pour cela à cultiver le maïs. Leur exemple attirera des milliers, puis des dizaines de milliers et des millions de personnes.

Autre exemple, la vague irlandaise de 1846-48. Elle est le résultat de calamités naturelles, et plus précisément de la maladie de la pomme de terre, à l’origine de la Grande Famine qui provoqua un choc démographique considérable: un million de morts et l’émigration d’un autre million de personnes, pour une population estimée en 1841 à 8 175 000 âmes. Cette vague migratoire d’un million d’Irlandais paraît considérable, mais elle n’est que la phase aiguë d’une tendance plus durable, mettant en jeu des chiffres considérables, car il est peu de pays au monde qui ait enregistré une émigration aussi massive que celle de l’Irlande. Pour la période 1845-1870, le chiffre est estimé à trois millions de départs, et sur environ deux siècles, 1780-1970, à dix millions. L’Irlande a ainsi connu, tout particulièrement dans la seconde moitié du XIXe siècle, une véritable hémorragie démographique, passant des 8 175 000 habitants cités ci-dessus à 4 705 000 en 1891, chute de42% en dépit d’une fécondité assez élevée.

…  Quant à l’émigration italienne vers l’Amérique, elle devient importante à partir de 1885…  en Amérique du Sud, et en particulier l’Argentine, avant de s’orienter vers les États-Unis …

Le facteur politique

.            Le facteur politique est certain et ne se résume pas à l’exemple du Mayflower. Nombre de minorités ont cherché dans l’Amérique une réponse à l’oppression dont elles étaient l’objet ou au souci de quitter un territoire sur lequel régnait un pouvoir peu apprécié. Les émigrations françaises (notamment lors de la Terreur), russes (après la révolution bolchevique d’octobre 1917), polonaise (provoquées par les partitions, puis par l’empire soviétique) ou juives relèvent de facteurs politiques incontestables.

Mais il ne faudrait pas oublier les émigrations provoquées par la misère résultant des mauvaises politiques des pays d’origine. Par exemple, l’une des vagues migratoires de Grande-Bretagne vers les États-Unis résulta de la politique des enclosures. Enclosant les terres auparavant communes, empêchant les paysans de les exploiter pour leur compte et d’y trouver bois et gibier, les riches propriétaires les réduisaient à la famine. De 1620 et 1642, 80.000 paysans britanniques, hommes, femmes et enfants, furent amenés à abandonner leurs villages pour tenter l’aventure de l’installation en Amérique.

Plus récemment, l’émigration iranienne après la révolution de 1979 et la prise de pouvoir par l’imam Khomeiny a été une émigration politique. Il en est de même de celle des boat people, résultant des politiques liberticides des gouvernements marxistes du Vietnam.

Le facteur économique

.            Mais déjà, dans les derniers exemples, s’entremêlent facteur politique et facteur économique. La naissance démographique de l’Amérique dérive de l’espoir économique que ce continent avait fait naître : de vastes espaces, des terres vierges, des possibilités agricoles et même une sorte de loterie avec l’attrait des mines d’or que de nombreux films, comme La ruée vers l’or de Chaplin, ont immortalisé. L’essentiel a été la disponibilité des terres, enlevées sans scrupule, si nécessaire, à leurs premiers occupants. D’ailleurs l’Amérique a été un continent d’agriculteurs. Cela a été notamment vrai pour les Etats-Unis qui ont longtemps dépendu de l’Europe, et notamment de la Grande-Bretagne, pour leurs besoins industriels. Pour alimenter en eau San Francisco, il était plus simple de faire venir des tuyaux de Pont-à-Mousson en France que de la côte Est de la fédération.

Le facteur économique a donc une double face: d’un côté, il convient de considérer les difficultés économiques subies par telle ou telle partie de la population. Ainsi la Grande-Bretagne, au XIXe siècle, avait une situation économique plutôt meilleure que celles des autres pays et elle était même le phare économique du monde, disposant d’un Empire sur lequel «le soleil ne se couchait jamais». Mais les émigrants furent des ruraux, confrontés aux évolutions des spéculations agricoles moins exigeantes en main d’oeuvre. D’un autre côté, la situation économique des pays de destination a beaucoup d’importance, selon les potentialités les plus apparentes, les variations conjoncturelles, la législation et les facilités apportées aux migrations (comme, par exemple, l’octroi de terres).

Le facteur humain

.            Il ne faudrait pas omettre le rôle des facteurs humains. L’émigré potentiel est davantage tenté de concrétiser son projet s’il sait qu’il pourra être accueilli dans le pays de destination par des compatriotes déjà installés. Dans notre fin du XXe siècle, ce type de migration est largement facilité d’une part par les nouvelles techniques de communication permettant d’avoir des échanges aisés et fréquents entre pays, et d’autre part par la rapidité et le faible coût des transports.

La transition migratoire

.            … Le taux d’émigration des populations du Royaume-Uni, d’Irlande, d’Allemagne, puis après de Norvège et de Suède, culmine dans les années 1880, au moment même où leur taux d’accroissement naturel culmine également. La Norvège a envoyé vers les États-Unis les deux tiers de l’accroissement naturel de sa population, et la malheureuse Irlande plus que la totalité de cet accroissement naturel.

Pour les pays d’Europe méridionale et orientale, dont la transition démographique a été plus tardive, les niveaux maximaux se constatent après 1900…

Les pays les plus attirants

.            L’ensemble des causes de l’émigration va entraîner entre 1821 et 1933, ces dates résultant des données statistiques disponibles, une émigration considérable, particulièrement vers les Amériques. En effet, parmi les onze pays qui reçoivent pendant cette période plus de 500 000 immigrants, quatre seulement ne sont pas américains: l’Australie, l’Afrique du Sud, la Nouvelle-Zélande et Maurice. Ils ont reçu 4 932 000 immigrants, soit une proportion limitée, 8,71% du total, alors que les sept autres pays, tous en Amérique, en ont reçu 51 856 000. Ces apports ont été d’ailleurs très inégalement répartis, puisque les États-Unis se sont taillés la part du lion avec 34 244 000 immigrants, soit 66% du total. Ensuite viennent l’Argentine (6 405 000), le Canada (5 906 000), le Brésil (4 431 000), Cuba (857 000) et l’Uruguay (713 000).

Si l’on rapporte ces flux d’immigration à la population initiale, le classement est légèrement différent puis qu’arrivent en tête, selon les estimations, l’Uruguay, dont les immigrants auraient représenté huit fois la population initiale, le Canada, 5,5 fois plus, l’Argentine, 5 fois plus comme les États-Unis, dont la population était estimée en 1821 à 10 701 000 habitants…

Effets indirects

.            …. In fine, il serait tout à fait excessif de prétendre que l’Amérique serait sous-peuplée si elle n’avait pas bénéficié de l’immigration. On peut en effet admettre que si sa population avait cru comme la moyenne des populations du monde, elle serait passée de 12 millions, chiffre estimé pour 1750, à 86 millions en 1995, chiffre évidemment nettement inférieur aux 774 millions estimés…

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Ces Français d’Amérique

 

Contrepoints -  Guy Sorman – 24 jan 2017

.            La communauté des Français aux États-Unis, une France hors de France, est la plus vaste jamais recensée en Amérique : une petite révolution.

Mais combien sont-ils ? De deux cent à quatre cent mille Français selon le mode d’évaluation. Le chiffre le plus bas correspond à celui des expatriés qui estiment nécessaire de s’inscrire dans les consulats. L’inscription permet de participer à nos élections, locales et nationales : hors de France, les Français d’Amérique peuvent élire leur député pour une circonscription qui inclut les États-Unis et le Canada. Mais un nombre de nos concitoyens non-inscrits dans les consulats, au moins équivalent, étudient, vivent, et travaillent aux États-Unis avec l’intention d’en revenir un jour. Ou pas. Cette communauté, une France hors de France, est la plus vaste jamais recensée en Amérique : une petite révolution.

Il se trouve que de tous les pays européens qui, depuis trois siècles, ont peuplé les États-Unis, le nôtre par son absence faisait exception. Au cours de l’histoire américaine, aux Anglais avaient succédé Allemands, Suédois, Irlandais, Italiens, Russes, Ukrainiens, Polonais, Juifs d’Europe centrale mais à peu près aucun Français. Il faut remonter à la Révocation de l’Édit de Nantes, en 1685, pour qu’une vague de réfugiés protestants choisissent l’Amérique comme nouvelle patrie : il en reste quelques traces comme une Rue des Huguenots dans le village de New Paltz, au nord de New York.

Ces Français qui ont fait l’Amérique

.            On doit à ces pionniers la plantation des premiers vignobles, dans le New Jersey. On distingue aussi une poignée de Français dans l’entourage de Georges Washington, comme John Jay, originaire du Mans, premier Président de la Cour Suprême, le premier ministre des Finances, Alexander Hamilton, Français par sa mère et le premier écrivain authentiquement américain, St John de Crèvecœur, normand et auteur de Lettres d’un fermier américain, un classique du temps. Suivront les Bretons à New York, dans la restauration souvent, et les Béarnais à San Francisco qui deviendront blanchisseurs. Mais cette immigration était limitée. Envisageons que l’on était assez heureux en France pour y rester au contraire des Irlandais ou des Italiens affamés et des Juifs persécutés.

Tout change dans les années 1980. Les universités américaines font rêver les étudiants français en quête d’une carrière internationale ; des entrepreneurs, les plus jeunes surtout, veulent participer à l’aventure de la Silicon Valley et à l’envolée de Wall Street ; des chercheurs de haut niveau, en biologie et en économie particulièrement, fuient les idéologies marxistes et écologistes à la mode dans nos universités autant que le manque de moyens. Et les grandes universités américaines débauchent chez nous les meilleurs enseignants avec des  offres irrésistibles. C’est pour étudier et entreprendre que l’exode vers les États-Unis commence et s’amplifie.

Le rêve américain des Français

.            Aussi de grandes entreprises françaises s’y installent et font venir leurs cadres, plus seulement dans la restauration mais dans l’exploitation pétrolière au Texas, la gestion des cantines (Sodexo compte neuf mille clients), l’aviation d’affaires avec Dassault-Falcon dans le New Jersey. Les enseignes françaises, dans le luxe surtout, essaiment sur tout le territoire américain : Ladurée, l’Oréal, Louis Vuitton, Sofitel, L’Occitane… Pour en finir avec une rumeur persistante, on ne s’installe pas aux États-Unis pour fuir le fisc.

L’Amérique n’est pas un refuge fiscal : pour ceux qui y travaillent, le poids de l’impôt, si on y ajoute les dépenses scolaires et de santé à votre charge, est à New York ou San Francisco équivalent à ce qu’il est en France. La Floride fait exception : échappant à l’impôt sur le revenu local comme sur le patrimoine, quelques Français fortunés et retraités s’y sont installés pour cette raison. Mais mieux vaut la Suisse ou la Belgique.

Habitant à New York, la moitié de l’année, et dirigeant là-bas le magazine bilingue France-Amérique (fondé en 1943 pour soutenir De Gaulle contre les Vichystes locaux), je constate combien les Français d’Amérique restent des Français en Amérique, de culture et de langue française, transmises aux enfants s’il y a lieu, se considérant toujours comme des citoyens français, fut-ce après des décennies passées aux États-Unis.

Cet ancrage dans les origines se manifeste dans la multiplication spectaculaire des écoles bilingues, franco-américaines, sur tout le territoire américain : on en dénombre environ trois cents, petites et grandes alors qu’il n’y en avait pas dix, il y a vingt ans. Des écoles privées, on est aux États-Unis, coûteuses et de bon niveau. À ce seuil, la présence française change de sens : ces écoles attirent maintenant autant d’Américains que d’enfants de la communauté française.

La culture française aux yeux des Américains

.            La culture française, prisée aux États-Unis depuis La Fayette, est plus appréciée que jamais : les francophiles sont infiniment plus nombreux que les francophones. Des écoles bilingues, ces francophiles attendent qu’elles apportent à leurs enfants la langue, la culture, les bonnes manières que n’enseignent pas les écoles américaines. Récemment, elles voient aussi affluer des élèves d’origine chinoise : les parents estiment que l’addition de la culture française à l’efficacité américaine dotera leur progéniture du meilleur dans la mondialisation. Des écoles publiques approuvent, puisque l’on observe à Harlem à New York, en Louisiane, au Texas et, avant tout, dans l’Utah à la demande du gouverneur local, le développement du bilinguisme franco-américain dans le secteur public.

En plus de ces écoles, à mon sens, le trait le plus spectaculaire dans l’influence française, applaudissons le succès de TV5, de sa chaîne de cinéma et de ses programmes pour les enfants, diffusée sur abonnement payant ; les spectateurs de TV5 sont des Américains francophiles plus souvent que des francophones. Autre symbole d’influence, les Alliances françaises ; associations privées, soutenues par leurs adhérents et des mécènes locaux, une centaine sur tout le territoire, conçues au départ pour enseigner notre langue, elles sont devenues des centres culturels vivants pour un public américain.

Une classe politique francophile

.            La classe politique est gagnée par cette francophilie : il s’est créé en 2003, en pleine crise diplomatique quand Jacques Chirac refusa de se joindre à l’invasion de l’Irak, à l’initiative de l’ambassadeur d’alors, Jean-David Levitte, un « caucus » – une alliance – de parlementaires francophiles, une centaine de représentants et sénateurs, fidèles à la France quoiqu’il arrive. Donald Trump aura affaire à eux s’il s’aventurait à imposer des visas aux visiteurs français.

Cette francophilie est parfois embarrassante quand elle vire à l’excès d’admiration pour une France rêvée plus que contemporaine et réelle. On révère Versailles plus que le Centre Pompidou, on lit Flaubert plus que Modiano, on préfère le cinéma de la Nouvelle vague aux productions récentes. Woody Allen ne s’habitue pas à ce que Paris soit devenu aussi cosmopolite, ou presque, que Manhattan. Le dernier livre à succès d’Adam Gopnik, journaliste au New Yorker, consacré à la gastronomie, affirme que la vraie cuisine ne saurait qu’être française, sans dénoncer le succès de McDonald’s en France.

Chaque mois, il se publie quelque ouvrage hâtif pour expliquer que seules les Françaises savent élever leurs enfants, qu’en amour elles restent insurpassables et qu’elles ne prennent jamais de poids à l’inverse des Américaines mal fagotées et obèses. À gauche, les intellectuels américains idéalisent notre Sécurité sociale et nos allocations publiques sans trop s’interroger sur leur coût ni leurs conséquences ambiguës sur le chômage.

De conférences en colloques universitaires, je découvre que je ne dois pas critiquer la France sauf à me faire huer par la salle plus francophile que nous autres Français ne le seront jamais ; mais il n’est pas interdit d’expliquer, avec ménagement, que chaque pays éprouve son lot de contradictions. Dans l’échange franco-américain, un précepte édicté par Tocqueville en 1831, reste valable : « Pour comprendre les États-Unis et la France, écrit-il, il convient de ne jamais les comparer ».

Ne concluez pas qu’il est aisé, si le désir vous saisit, de s’installer aux États-Unis ; les visas de travail sont rares, ils exigent une longue démarche. Mais les chanceux décrocheront une Carte verte, permis de séjour et de travail, à la loterie annuelle qu’organise le gouvernement américain. Les amoureux peuvent devenir Américains par le mariage, tout en conservant la nationalité française, et les aventuriers abuser de leur visa de touriste. Par toutes ces portes étroites se faufilent, chaque année, vingt à trente mille nouveaux Français d’Amérique.