La seconde Constitution …

Le Figaro – 10 fév 2020

The Age of Entitlement. America Since the Sixties de Christopher Caldwell, chroniqueur à la Claremont Review of Books et contributeur au NYT.

.            Dans The Age of Entitlement. America Since the Sixties (L’Âge des droits. L’Amérique depuis les années soixante), l’essayiste américain décortique les révolutions culturelles qu’ont connues les États-Unis. Selon lui, les lois sur les droits civiques, dont le but initial était louable, ont cependant conduit à un recul des principes démocratiques au profit d’une sacralisation discutable des droits individuels.

Eugénie Bastié - Dans votre nouveau livre, vous montrez à quel point le mouvement des droits civiques a été un tournant dans l’histoire américaine. Que lui reprochez-vous ?

.            Christopher CALDWELL. - Je n’ai aucune objection, et j’ai même pas mal d’admiration pour le mouvement des droits civiques qui militait en faveur de l’égalité jusqu’aux débuts des années 1960. Le problème que je pointe dans mon livre concerne la législation issue du mouvement des droits civiques et en particulier le Civil Right Act de 1964 (loi déclarant illégale une différence de traitement reposant sur l’origine ethnique, le sexe ou la nationalité). La Constitution américaine limite strictement la capacité du gouvernement fédéral à s’immiscer dans la vie privée de ses citoyens. Le premier amendement, en particulier, garantit la liberté des citoyens de dire ce qu’ils veulent et de s’associer avec qui ils veulent. Pour briser la ségrégation dans le Sud, il a fallu restreindre ces libertés. Le Civil Right Act a donné à Washington des pouvoirs qu’il n’avait jamais eus en temps de paix. De nouveaux délits de discrimination ont été créés, tout comme de nouvelles autorités chargées de l’application des lois (la Commission pour l’égalité des chances en matière d’emploi, des services chargés des droits civiques dans chaque administration et entité gouvernementale). Le gouvernement a été autorisé à placer sous surveillance les entreprises de plus de 15 salariés en vue d’assurer l’égalité dans l’emploi et à poursuivre en justice celles dont il désapprouvait les pratiques. D’énormes opportunités se sont présentées pour la création de fondations et d’associations caritatives qui sont devenues par essence des auxiliaires de police, un peu comme les associations des droits de l’homme en France, avec un effet liberticide semblable. Ces nouvelles lois ont exposé chaque recoin de la vie américaine à l’examen des juges. Cela a ouvert la voie à un nouveau système de gouvernement, consistant à changer la société non plus de façon démocratique, comme c’était le cas auparavant, mais par le biais d’une réglementation bureaucratique et de décisions de justice.

C’est ce que vous appelez « la seconde Constitution  »…

.            En effet, la législation sur les droits civiques a créé une seconde Constitution, en rivalité avec l’originale, qui peut désormais être utilisée pour la saper. D’autres groupes cherchant à progresser dans la société américaine - les femmes, les immigrés, les LGBT - ont eu accès à ces raccourcis. Ainsi, de plus en plus de sujets de la vie américaine ont été soustraits au contrôle démocratique des citoyens. En ce qui concerne, par exemple, l’avortement, l’éducation bilingue (en anglais et en espagnol, en particulier), le mariage des couples homosexuels ou l’immigration, les Américains ne font pas leurs lois démocratiquement ; les choix sont imposés à l’opinion par le biais de réglementations et de décisions de justice.

Vous mentionnez l’exemple de Yale, où le politiquement correct dirige le campus. Diriez-vous qu’il n’y a plus de liberté dans les universités américaines ?

.            Non, ce serait une exagération considérable. Mais les universités font partie des institutions américaines où règne le plus de dogmatisme, le plus de peur et le moins de liberté de pensée, ce qui est l’inverse de leur rôle traditionnel. Cela s’explique en partie par le fait que les administrations des universités interagissent avec les puissances de l’économie de l’information et les associations politisées. Les universités sont tout naturellement devenues un bastion contre le populisme.

L’expression “suprématie blanche” connaît un boom paradoxal : moins elle existe, plus elle est invoquée », écrivez-vous. Vous diriez que ce n’est plus un privilège d’être blanc en Amérique ?

.            « Le privilège blanc » est un slogan à la mode depuis les cinq dernières années. D’un côté, c’est un terme assez euphémisant et formaliste pour décrire quelque chose d’aussi violent et brutal que le régime esclavagiste du Sud au début du XIXe siècle. À la limite, le terme est approprié pour désigner les lois Jim Crow (ces lois, adoptées après la guerre de Sécession dans les ex-États confédérés vaincus, ont organisé la ségrégation). Ces lois iniques étaient en vigueur uniquement dans le Sud, région à l’époque arriérée, et ont été abolies voilà plus de soixante ans. Mais utiliser cette phrase pour décrire les États-Unis de 2020, c’est à la fois insultant et bizarre. Les critiques d’un « privilège blanc » étaient une part importante du mouvement Black Lives Matter (Les vies des noirs comptent), né en 2013 et qui a duré jusqu’aux élections de 2016. Ses positions étaient impopulaires et son attitude conflictuelle. Le mouvement est devenu un cauchemar pour les démocrates candidats aux primaires en vue de la présidentielle (Hillary Clinton, Bernie Sanders et le gouverneur du Maryland Martin O’Malley) qui essayèrent de réinterpréter le message en un plus fraternel All lives matter (Toutes les vies comptent). Mais les dirigeants du mouvement ont insisté sur le fait que ce n’était absolument pas ce qu’ils voulaient dire, et les trois candidats ont été forcés de s’excuser. Les électeurs l’ont sûrement remarqué.

L’héritage occidental en accusation, ...

à l’école, aussi bien que l’université

Le Figaro - Beauchard, Renaud – 11 fév 2020

Professeur associé à l’American University Washington College of Law, à Washington DC.

.            En Amérique, le « politiquement correct » et la répudiation de l’humanisme occidental commencent dès le primaire à l’école publique. C’est une des causes du climat idéologique qui prévaut dans les universités.

.            Dans une de ces grandes braderies rituelles de l’héritage humaniste qui ponctuent l’actualité universitaire aux États-Unis depuis plusieurs décennies, le département d’histoire de l’art de l’université de Yale vient d’annoncer sa décision de supprimer son cours d’introduction à l’histoire de l’art, jugé trop occidentalo-centré, pour le remplacer par quatre cours composites d’« histoire globale ». Cette nouvelle n’est guère surprenante, venant d’une université qui a cédé en 2016 à la pression d’étudiants pétitionnaires du département d’anglais réclamant d’être soulagés de l’obligation d’étudier les œuvres de Shakespeare ou Milton pour mieux pouvoir se consacrer à la production littéraire d’artistes appartenant à des catégories victimaires identifiées. À vrai dire, le plus étonnant n’est pas la suppression de ce cours, mais le fait qu’il ait pu subsister aussi longtemps dans l’atmosphère de transe nihiliste qui sévit depuis plusieurs décennies dans une partie des départements des universités de l’Ivy League.

Mais contrairement à une opinion répandue en Europe, la mise en pièces de la culture occidentale ne commence pas à l’université. Aux États-Unis, en effet, à l’école publique, règne dès le primaire un curieux mélange des genres entre le culte fanatique de la célébrité et la liquidation méthodique de toute mémoire collective.

.            La biographie de Mae Jemison, la première femme noire astronaute, ou celle de Beyoncé sont souvent mieux connues que celle de Martin Luther King lui-même. Il ne s’écoule plus une année sans une poussée de fièvre de censure en milieu scolaire dirigée contre le célèbre roman Huckleberry Finn (1884) de Mark Twain, au motif que le « N word » (« nigger ») y est employé. Quant à l’auteur de la Déclaration d’indépendance, Thomas Jefferson, dont le nom est en sursis au fronton de nombreux établissements éducatifs, il est souvent réduit à un vulgaire propriétaire d’esclaves qui aurait eu plusieurs enfants naturels avec son esclave Sally Hemings, entretenant très tôt dans l’esprit des élèves l’idée qu’un des pères fondateurs de leur nation serait une sorte de précurseur de Harvey Weinstein.

Dans le même esprit, les parents d’élèves reçoivent des messages leur annonçant que la classe du surlendemain sera consacrée à honorer « Black Lives Matter » (mouvement militant afro-américain qui se mobilise contre la violence ainsi que le racisme systémique envers les Noirs), ou qu’il n’y aura pas école cet autre jour afin que les élèves puissent participer au « Day Without Women » (appel à la grève des femmes lancé par des associations féministes pour protester contre la politique de l’Administration Trump) ou à d’autres manifestations « woke » (conviction de faire preuve de vigilance extrême sur les questions relatives aux droits des minorités). Quatre États (la Californie, le New Jersey, le Colorado et l’Illinois) imposent désormais l’obligation d’enseigner à l’école l’histoire de la contribution de « la communauté LGBTQ+ » à l’histoire des États-Unis, parachevant une évolution engagée avec la généralisation des Social Studies, dont l’effet a été de diluer l’étude de l’histoire dans celle des problèmes sociaux. Et, à l’université, l’on débat sérieusement du « mouvement 1619 », projet, lancé dans le New York Times, de réécriture de l’histoire américaine non plus à partir de la première colonie du Massachusetts ou de Roanoke, mais à partir de la date de l’arrivée du premier navire transportant des esclaves.

.            Motivant leur décision de supprimer le cours d’introduction à l’histoire de l’art, les administrateurs de Yale ont exposé que, puisqu’il est impossible de couvrir toute l’histoire de l’art en accordant une place égale à toutes les cultures, il valait mieux supprimer pour l’instant ce cours tout en promettant d’ici à quelques années une version expurgée de son ethnocentrisme occidental. La dernière saison universitaire avant suspension du cours, ont pris soin d’annoncer les administrateurs, celui-ci sera consacré à questionner l’existence d’un « art occidental », c’est-à-dire à en liquider l’idée même. Le doyen de la faculté, qui aura l’honneur de présider à la liquidation de ce stock de vieilleries encombrantes, a fait savoir que l’accent serait mis sur les rapports dudit art avec les autres traditions du monde, en le passant au prisme des questions de genre, de classe, de race, et même à celui du réchauffement climatique. Que n’avait-on pensé en effet à envisager la responsabilité de Giotto et de Titien dans les émissions de gaz à effet de serre.

.            Cette anecdote convoque immédiatement la mémoire du très grand livre d’Allan Bloom, L’Âme désarmée (1987). Le grand professeur déplorait l’obsession pour les causes humanitaires qui s’était emparée de l’université américaine. C’est « l’engagement qui devient la grande vertu morale, car il indique le sérieux de celui qui agit », se navrait l’auteur. Par leurs divagations associées à leur esprit de sérieux, les vandales de Yale confirment la justesse du jugement de Bloom.

De grandes universités capables de réaliser la fission de l’atome ou de découvrir des traitements pour les plus terribles maladies sont ainsi tétanisées à l’idée de former les étudiants à la contemplation des œuvres de Caravage sans les ramener aussitôt aux causes militantes du moment. Bloom voyait là une « parabole de notre temps ». Il déplorait le remplacement des enseignements de culture générale, une des rares occasions pour les étudiants américains d’être mis en présence d’un « vaste univers au-delà du petit monde qu’il[s] connai[ssent] » par des cours « composites » qui ne « renvoient à rien qui aille au-delà d’eux-mêmes ».

.            Malgré son caractère presque anodin comparé aux happenings nihilistes qui se produisent sur les campus américains, l’affaire de Yale pose la question de la place de la connaissance, question au cœur des œuvres d’Allan Bloom et de Christopher Lasch. En dépit de leurs désaccords sur la question de la méritocratie et la possibilité d’une société sans classes, les deux penseurs s’entendaient sur un point : une université qui aspire à devenir une sorte de couveuse humanitaire reposant sur la suspension de tout jugement éthique ne peut promouvoir qu’une forme de vie commune rudimentaire incompatible avec la démocratie.

Prendre la démocratie au sérieux, c’est mesurer que sa survie dépend de son aptitude à produire, paraphrasant Whitman, un « agrégat de héros, de caractères, d’exploits, de souffrances, de prospérité ou de malheur, de gloire ou d’infamie, communs à tous, typiques de tous ». Or s’il est une leçon qu’on peut retenir de l’histoire de l’art occidental, c’est que la relation primordiale que l’on peut entretenir avec les œuvres qui la composent vient de ce qu’elles ne puisaient pas leur inspiration dans des truismes humanitaires. Et c’est ainsi qu’elles contribuent, comme l’écrivait Christopher Lasch, à un sens de la confiance et de la permanence dans le « monde durable des objets humains et des associations humaines ».