La Prohibition, une fausse bonne idée ?

D’après : Europe 1 - Au coeur de l'histoire – 27 jan 2020 / caminteresse.fr - Nicolas François – 30 jan 2021 / Geo - Jean-Jacques Allevi – 25 aoû 2020 / Herodote.net - François Blanchard – 10 jul 2021

       De janvier 1920 à décembre 1933, l’Amérique a vécu sous le régime de l’interdiction de l’alcool, imposé par le puissant lobby des fondamentalistes protestants et des militants progressistes. Une époque bénie… surtout pour le crime organisé.

.          Le 14 février 1929, un gangster bien connu, Jack Mac Gurn, surnommé "la mitrailleuse", membre du gang italien de la ville de Chicago, abat, dans le sous-sol d’un garage, 10 membres d’un gang irlandais concurrent. Ce massacre de la Saint-Valentin est l’apogée de la guerre des gangs que se livrent les Italiens et les Irlandais pour le contrôle du trafic clandestin d’alcool. Chicago est l’un des épicentres de ce commerce interdit qui ravage alors l’Amérique.

La consommation d’alcool est un sujet épineux qui préoccupe les Etats-Unis depuis la moitié du XIX° siècle. De l’installation des premiers colons jusqu’à la conquête de l’Ouest, l’alcool a toujours été omniprésent sur cet immense territoire grâce à l’implantation des fameux saloons que l’on voit dans presque tous les westerns. Il y en a partout !

En 1830, on estime qu’un Américain de plus de 15 ans consomme en moyenne l’équivalent de 90 bouteilles d’alcool (whisky, vodka, …) par an. Les taux de décès dûs à une cirrhose du foie (15 pour 100.000 habitants) et l'alcoolisme chronique (10 pour 100.000 adultes) inquiètent. Le signe que la consommation a changé : de la bière, on est passé à des alcools forts. Des centaines de milliers d'américains étaient alcooliques ; principalement les hommes qui dépensaient leur paye dans ces saloons, les femmes étant condamnées à s'occuper des enfants alors que leurs maris rentraient ivres et parfois même les battaient.

Une volonté de régénérer la nation

.          Dans ce même XIXe siècle, la société américaine est fortement marquée par l’influence du fondamentalisme religieux. Un « grand réveil » s’empare des territoires du Sud et du Midwest où des prédicateurs itinérants viennent prêcher une interprétation littérale de la Bible.

Ce renouveau porté par les églises évangéliques vise à rendre l’homme meilleur et à le préserver de ses mauvais penchants, dont l’alcoolisme. Les religieux cherchent ainsi à retrouver la morale ancienne des premiers colons américains, prétendument pervertie par l’immigration catholique venue d’Europe du Sud et de l’Est. Les comportements liés aux excès alcoolisés choquent les puritains et les protestants, qui veulent s’attaquer à ce fléau. Le saloon qui pousse à la débauche et à la prostitution, détruisant mariages et familles, devient la cible à abattre.

The drunkard’s progress : la carrière de l’ivrogne. Du premier verre à la tombe, Nathaniel Currier, XIX° siècle.

.          En 1826, deux pasteurs presbytériens créent à Boston l'American Temperance Society (ATS) (la Société américaine de Tempérance). Dix ans plus tard, celle-ci compte plus de 8.000 branches locales et rassemble plus d’un million de membres qui ont tous fait serment d’abstinence. C’est l’une des nombreuses Temperance Leagues (Ligues de tempérance) qui vont militer tout au long du XIXe siècle pour interdire la consommation d’alcool qui fait des ravages dans la société américaine.

Au milieu du XIX° siècle, commence la croisade contre le Demon Rum (le Rhum du démon), conduite par les églises évangéliques dans les petites villes du Sud et du Middle-West. Les baptistes, les méthodistes et autres presbytériens imaginent alors renouer avec les valeurs religieuses et morales anciennes de l’Amérique – celles des White Anglo-Saxon Protestants (WASP) – qui, selon eux, ont été perverties par l’arrivée massive d’immigrants.

En 1840, Neal Dow, un politicien considéré comme le père de la Prohibition, fait de Portland (Maine) la première ville "sèche" des Etats-Unis en y prohibant la vente de boissons alcoolisées. En 1846, la totalité de l’Etat du Maine appliquera cette loi. Il sera bientôt rejoint par le Vermont, le Rhode Island et le Minnesota en 1852, le Michigan en 1853, le Connecticut en 1854 et huit autres États en 1855. Ils sont désignés dry (secs) par opposition aux États wet (humides) où la vente d’alcool est autorisée. C’est donc au niveau local que les premières actions antialcooliques sont organisées. A l’orée de la guerre de Sécession (1861-1865), ils sont ainsi une douzaine sur les quarante-huit Etats composant l’Union à imposer « la sécheresse des gosiers ». Mais la Civil war met un coup d’arrêt à cette première offensive.

Camp national de Tempérance à Bismarck Grove, Kansas – Société historique du Kansas.

L’Américaine puritaine se bat pour la Prohibition

.          Après la défaite du Sud, en 1869, un Parti de la Prohibition voit même le jour, mais son candidat ne recueille qu’une poignée de voix aux élections présidentielles qui suivent. Ce sont les femmes, pour qui l’alcool favorise les violences domestiques, qui se porteront à la pointe de la ligue antialcoolique. Eliza Thompson, fille du gouverneur de l’Ohio, accompagnée de femmes déterminées, chantent des hymnes religieux dans les magasins de spiritueux et prient pour leur fermeture. Elles n’obtiennent pas beaucoup de résultats !

En 1874, une suffragette et militante féministe, Frances Willard, invite les Américaines à un engagement civique inédit en faveur de la « protection des foyers » ravagés par l’alcoolisme masculin et fonde la Women’s Christian Temperance Union (WCTU) (Union Chrétienne des Femmes pour la Tempérance). Au même moment, une Temperance Alliance (Alliance pour la tempérance) est portée sur les fonts baptismaux à Oberlin College (Ohio), haut lieu du réformisme protestant et de la lutte contre l’esclavage. Plus qu’une simple ligue de vertu, la WCTU est un véritable porte-voix pour nombre de féministes et de suffragettes. Celles-ci trouvent dans le combat pour la Prohibition un moyen d’être enfin représentées sur la scène politique, mais aussi d’obtenir le droit de vote.

Comité exécutif de la section du New Hampshire de la WCTU (Women’s Christian Temperance Union), 1888 - Société historique du comté de Cheshire.

En 1892, la WCTU compte 200.000 membres. Carrie Nation, l’une d’entre elles, devient une icône de la tempérance en s’attaquant physiquement aux lieux de débauche, armée de sa célèbre hachette. Leurs membres qui font de l'alcool le responsable de tous les maux de la société, seront qualifiées d’"entrepreneurs de morale" par le sociologue Howard Becker.

Rapidement les rangs de ces Ligues grossissent et gagnent en influence en s'alliant à d’autres organisations. Cet activisme, essentiellement féminin permettra aux femmes de s'affirmer et les conduira à obtenir la mise en place de la Prohibition, et aussi à terme le droit de vote, le 26 août 1920 (ratification du XIX° amendement de la Constitution)

L’Anti-Saloon League devient un puissant lobby américain

.          Le combat antialcoolique est demeuré jusque là toutefois relativement marginal. Il ne va pas le rester très longtemps. En 1893, des conservateurs, des progressistes, des industriels ou encore des membres du Ku Klux Klan prennent le relais. L’avocat Wayne Wheeler et quelques riches amis des milieux d’affaires protestants, avec un autre avocat, Howard Russell devenu pasteur sur le tard, s’emparent de l’Alliance pour la tempérance et la transforment en un puissant groupe de pression, non plus à l’échelle d’un comté ou d’un Etat mais à la dimension du pays tout entier.

.          Avec un sens aigu de la communication, ils rebaptisent sans tarder l’organisation. Exit la vieille dénomination d’Alliance, place à une appellation nettement plus martiale : Anti-Saloon League (ASL). Il ne s’agit plus de déclamer des sermons ou de donner de sages conférences dans des lieux de culte, mais bien de constituer une puissante machine de guerre et de mener une offensive sans précédent contre les débits de boissons. Le saloon, voilà donc l’ennemi des fondamentalistes ! Et pour cause : ils sont plus nombreux que leurs églises : en 1908, le pays en compte 100.000, soit un pour 300 habitants adultes.

Saloon de Rudolph Steinbacher. Archives du Wisconsin.

Pour les puritains, ces Hell holes (Portes de l’enfer) sont vecteurs de tous les maux et concentrent les fléaux de la société industrielle : de l’ivrognerie à la contestation sociale, en passant par l’aliénation humaine. C’est là que les travailleurs immigrés – catholiques ou Juifs arrivés d’Europe méditerranéenne ou orientale – se retrouvent pour engloutir des litres de bière sur le comptoir. Mais, c’est aussi là que l’ouvrier entend la parole syndicale dénoncer les conditions de travail. Une raison suffisante pour susciter l’ire du grand patronat, mais aussi, paradoxalement, celle des socialistes pour qui le saloon serait le lieu de l’asservissement du prolétariat. « Le saloon est le lieu de toutes les illégalités, le rendez-vous de la population criminelle, l’école de ses successeurs, l’écran de toutes les prostitutions ».

Des femmes mettent en garde contre les dangers de l’alcool lors d’un défilé de tempérance à Bowling Green, Kentucky, 1906. Musée du Kentucky.

.          Pour mener à bien son offensive, l’Anti-Saloon League (ASL) recrute une armée de missionnaires chargés de répandre la bonne parole. Financer ces expéditions n’est pas un problème car Howard Russell a des alliés de poids. Plusieurs grandes fortunes, et non des moindres, soutiennent son combat. John Rockefeller figure ainsi parmi les membres fondateurs de la League et se montre très généreu. Il n’est pas le seul. Plusieurs autres noms prestigieux de l’industrie (Carnegie, Du Pont, Ford, Packard, Wanamaker…) ne regardent pas à la dépense.  Pour ces magnats, l’alcoolisme est une plaie qui génère de l’absentéisme, freine la production et donc la bonne marche de leurs affaires.

Avec pareils soutiens, en quelques années, la League n’est plus une organisation parmi d’autres mais l’un des plus puissants lobbys américains, capable de consacrer des millions de dollars à sa mission. Une redoutable machine de guerre qu’Howard Russell dirige sans partage, à la manière d’un autocrate, un « Lénine de la Prohibition ». Comme dans la Russie des Soviets, la propagande devient un élément clé de la stratégie de Russell. Grâce aux énormes subsides dont il bénéficie, ses munitions sont inépuisables.

Rallye de la ligue anti-saloon – Collection John Binder

.          Par millions d’exemplaires, la League inonde le pays de brochures, de tracts et autres documents illustrés. Les écoles reçoivent en abondance des planches et des diagrammes aux données parfois truquées. Des conférences, des séminaires et même des « fêtes du jus de fruit » sont organisés. Chaque année, des dizaines d’orateurs sillonnent les Etats. Ils s’expriment en anglais, mais aussi en langue étrangère afin de convertir les nouveaux venus. Dans tout le pays, une armada de démarcheurs fait du porte-à-porte pour recueillir des signatures en faveur de la Prohibition. La League dispose également d’une presse puissante : un quotidien national, deux hebdomadaires et deux mensuels. Le groupe de presse American Issue tire à 1,5 million d’exemplaires par mois et mène de virulentes campagnes contre les ennemis intérieurs.

Un pêcheur dans le Potomac est réniflé par un Hooch Dog dressé pour détecter l’alcool. (1922) © Library of Congress

La Prohibition s’impose aux Américains

.          Face à cette puissance de feu inégalée, les élus – qu’ils soient républicains ou démocrates – sont tous sous observation. Dans chaque circonscription électorale du pays, l’ASL dispose d’un agent qui scrute les faits et gestes des maires, des représentants et des sénateurs. Tous sont fichés. Et gare à ceux qui ne se comportent pas selon la morale prohibitionniste ! A la moindre incartade, l’élu jugé déviant se retrouve sous le feu nourri de militants qui le pilonnent à coups de télégrammes menaçants. Des campagnes d’intimidation qui, au moment des élections, se transforment en appels aux électeurs à ne pas reconduire l’élu dans ses fonctions. En 1899, le gouverneur sortant de l’Ohio en a fait les frais : grâce à ses 100.000 militants, l’ASL a contraint le Parti républicain à investir un autre candidat.

D’autres élus moins coriaces sont tout bonnement achetés. A l’image du représentant Richmond P. Hobson, co-auteur du XVIII° amendement, qui a perçu en neuf ans plus de 170.000 dollars de pots-de-vin. Tous les moyens sont bons : la League n’hésite pas à utiliser des méthodes encore moins avouables, rétribuant des détectives privés et parfois des hommes de main chargés de suivre les élus les plus influents afin de les compromettre. La stratégie de la League s’avère payante. Petit à petit, elle grignote le pays, asséchant d’abord les zones rurales, puis les villes et les métropoles… puis tout un Etat. La position sociale des fondateurs et le charisme de Wheeler vont faire de cette croisade une préfiguration de ce qu’on appellera, plus tard, le lobbying.

La première Guerre Mondiale, déclencheur de la Prohibition généralisée

.          Au début du XXe siècle, la Prohibition rassemble derrière elle des pans entiers de la société américaine. Aux puritains et aux militantes féministes viennent se greffer des citadins éclairés, désireux de préserver la santé publique. À gauche comme à droite, la Prohibition finit par séduire.

Même les industriels Andrew Carnegie et Henry Ford deviennent de fidèles soutiens de la Ligue Anti-saloons ; le magnat de l’automobile, exigera de ses ouvriers la tempérance et licenciera les alcooliques. Même le Ku Klux Klan, qui prétend incarner la morale puritaine des WASP, rejoint les rangs des prohibitionnistes. Il s’en servira pour persécuter les ouvriers immigrés qui se retrouvent dans les saloons après le travail.

.          Malgré l’engouement autour la Prohibition, un dernier obstacle empêche son application généralisée : celui de la fiscalité. Le droit d’accise perçu sur l’alcool est en effet l’une des principales ressources de l’État fédéral. Ce dernier verrou saute en 1913 quand le XVI° amendement instaure un impôt sur le revenu, rendant ainsi la Prohibition financièrement acceptable. En 1910, une dizaine d’Etats américains prohibent la vente et la consommation d’alcool sur leur territoire. En 1914, on compte déjà 19 Etats prohibitionnistes.

.          Mais comme toute interdiction crée un désir de transgression, cette décision, drastique, entraîne, automatiquement, la vente et la consommation clandestines de l’alcool. Même dans les États secs, on boit de plus en plus et le nombre des saloons augmente ! Un comble ! Ainsi malgré l’activisme des partisans de la tempérance et les différentes restrictions locales, les Américains boivent toujours plus. Entre 1900 et 1913, la production de bière passe de 4,6 milliards à 7,6 milliards de litres. Au total, la consommation d'éthanol par habitant a augmenté de près d'un tiers. Une Prohibition fédérale stricte semble alors être la solution.

Les révérends Charles Monroe Sheldon et Young versent de l’alcool dams les égouts à Topeka, Kansas. – Société Historique du Kansas

.          Aux élections de 1916, le président de l’Anti-Saloon League (ASL), Wayne Wheeler, joue les faiseurs de rois et mobilise son réseau en faveur des candidats favorables à la Prohibition. Installé dans le très puritain village de Westerville (Ohio), l’ASL possède sa propre société d’édition (la American Issue) et dépense sans compter dans une propagande abondante. Livre, tracts, affiches et journaux argumentant sur les méfaits de l’alcool y sont imprimées et envoyées aux quatre coins du pays.

C’est alors que Wheeler lance une offensive antialcoolique sous le prétexte que l’utilisation des céréales pour fabriquer de l’alcool est inadmissible, qu’on a besoin de céréales pour nourrir les Américains et participer ainsi à l’effort de guerre. En effet, les Etats-Unis sont entrés en guerre le 06 avril 1917 et envoient des troupes sur le front français. Un soldat qui boit ne peut pas (bien) défendre son pays !

La League martèle également partout que l’alcool est une arme de destruction massive entre les mains de l’Allemagne impériale. Dans un pays où les plus grands brasseurs de bière portent des noms à consonance germanique, l’effet est immédiat. Plusieurs industriels sont accusés d’espionnage. « Distiller et brasser sont interdits. Prohibition et amour de la patrie sont maintenant synonymes ». Boire une simple bière est assimilé à un acte de haute trahison …

Après de fortes pressions des mouvements de tempérance sur les législateurs, en 1917, le texte du XVIII° amendement est discuté au Sénat puis par la Chambre des représentants. Les arguments volent bas. « De tous les alliés du Kaiser aucun n’est aussi menaçant que l’alcool », claironnent les prohibitionnistes. Le 18 décembre 1917 le texte de l’amendement est adopté par 282 voix contre 128. Le même jour, le Sénat l’approuve par 47 voix contre 8. Reste l’épreuve de la ratification par les trois quarts des Etats. C’est chose faite par les 36 Etats nécessaires le 16 janvier 1919. Le président Woodrow Wilson tente d’opposer son véto à la nouvelle législation. En vain. L’amendement est promulgué dans la foulée. Le Congrès vote alors la fermeture des saloons.

Cet amendement (le seul de la Constitution américaine à avoir été abrogé, en 1933) n'interdisait pas la consommation d'alcool en elle-même, mais rendait plus difficile de s'en procurer légalement.

.          Mais le décret qui va effectivement instaurer la Prohibition dans tous les États américains viendra plus tard. Le Volstead Act – dont le texte a été soufflé par les services juridiques de la League de Wayne Wheeler est ratifié le 28 octobre 1919. Il permet la mise en œuvre, le soir même à minuit pile, du XVIII° amendement à la Constitution américaine qui interdit l’alcool. C’est un coup de tonnerre. « La fabrication, la vente ou le transport, l’importation ou l’exportation des boissons alcoolisées sont interdites aux Etats-Unis », déclare la loi. L’Amérique puritaine jubile. Dans leurs fiefs ruraux et protestants du Sud, des Grandes Plaines, des Rocheuses ou du nord de la côte Pacifique, les prohibitionnistes célèbrent en fanfare l’application du Volstead Act.

A Norfolk, en Virginie, Billy Sunday, un ex-joueur de base-ball devenu l’un des évangélistes les plus populaires du pays s’enflamme. Devant des milliers de fidèles réunis pour célébrer l’avènement de la Prohibition, cet alcoolique repenti s’écrie : « Fini le règne des larmes ! Les taudis ne seront plus qu’un souvenir. Nous transformerons les prisons en usines. Les hommes auront la tête haute. Les femmes souriront. Les enfants riront. L’enfer peut afficher à jamais une pancarte à louer. » Sunday est loin d’être le seul à pavoiser de la sorte. A Nashville, dans le Tennessee, un pasteur va jusqu’à prétendre que « l’échec de la Prohibition en Russie a été suivi par le bolchevisme ». Pour ces fondamentalistes chrétiens (ils ont expurgé de la Bible toute référence au vin ou à la vigne), la nouvelle législation est un « cadeau du Seigneur à la nation américaine ». Un présent si merveilleux qu’il faut l’étendre « au reste de l’univers », claironne un autre exalté !

         Devant cet emballement religieux sans précédent, les opposants à la Prohibition rasent les murs ou presque. La veille de l’entrée en vigueur du Volstead Act, un New-Yorkais fortuné a toutefois tenu à réunir ses amis pour un dernier verre, en forme d’enterrement. Dans un hôtel de Park Avenue privatisé pour l’occasion, ses invités ont dégusté du caviar et vidé, une à une, des dizaines de bouteilles rassemblées dans un… cercueil. A Chicago, des mafieux ont inauguré cette ère sèche en pillant une cargaison d’alcool entreposée dans deux wagons stationnés sur une voie de chemin de fer. Un premier coup d’éclat qui sera suivi par bien d’autres …

.          Si cette loi conforte la résolution de 1917, en fait, elle ne prohibe pas totalement l’alcool. En effet, elle autorise les alcools utilisés dans l’industrie, le cidre, l’alcool prescrit sur ordonnance médicale et … le vin de messe, exceptions qui seront bien évidemment sources d’abus et de détournement. La bière reste également en vente libre … à condition que son taux d’alcool soit inférieur à 0,5%. Mais elle élargit les interdictions : « À partir d'une année après la ratification de cet article, la fabrication, la vente, le transport des boissons enivrantes à l'intérieur des États-Unis et de tout territoire soumis à la juridiction de ces derniers, leurs importations et leurs exportations à fins de boissons sont interdites. »

La Prohibition, un choc des cultures

.          Elle change les normes et les valeurs d'un pays qui ne considérait pas l'alcool comme un tort. De ce fait des millions d'américains sont désormais des déviants comme le soutient le sociologue Robert King Merton. Elle est ainsi considérée comme le début d'une période trouble, qui verra de véritables empires mafieux se constituer autour de la contrebande d'alcool.

La Prohibition et son parfum de puritanisme arrivent en outre à contre-courant des Roaring Twenties, (les Années folles américaines) synonyme d’insouciance et de libération des mœurs. Dans les grandes villes, les speakeasy, ces bars clandestins cachés dans des caves ou accessibles par des passages secrets se multiplient. « Speak easy » (Parlez doucement), rappelle le mot de passe que les clients devaient chuchoter à travers la porte fermée de l’établissement pour pouvoir entrer discrètement. On en compte plus de 32.000 à New York. Les clients viennent y danser le charleston, écouter du jazz et bien sûr, boire.

Speakeasy Club, le Krazy Kat, Washington D.C. ~ 1920

Qu’à cela ne tienne, « la loi régule la morale et l’a régulée depuis que les Dix commandements nous ont été donnés », disait Andrew Volstead, le représentant du Minnesota qui a défendu le décret d’application devant la chambre des représentants. La réalité va pourtant vite le rattraper, car cette loi qui constitue une intervention dans l’économie du pays a tout pour se révéler désastreuse. Le marché de l’alcool ne disparaitra pas, ou plutôt, seul le légal disparaitra, un immense trafic clandestin ne manquera pas de s’y substituer.

Les conséquences pour la vie et l’économie ?

.          D’abord, elle restreint mais n’interdit pas la consommation de l’alcool, et comment peut-on consommer une boisson que l’on ne doit ni acheter ni fabriquer ? Ensuite, la loi laisse au Congrès le soin de déterminer, de façon totalement arbitraire, à partir de quelle teneur en alcool une boisson peut être qualifiée d’enivrante. Enfin, la loi peut bien décréter la disparition de l’alcool, … celui-ci existera malgré tout. Elle ouvre donc la porte à un trafic parallèle.

.          Facialement tout semble se passer le mieux du monde. Même à bord des transatlantiques les plus luxueux, les boissons alcoolisées sont totalement interdites. C’est le cas du plus beau paquebot du monde, le Leviathan lors de sa première traversée New-York-Cherbourg en août 1923. Ce navire a une étonnante histoire : avant la Première Guerre Mondiale, il était l’orgueil de la flotte commerciale allemande et s’appelait le Vaterland. Saisi par les Etats-Unis en août 1914, il avait servi, à partir de 1917, au transport des troupes américaines vers l’Europe. Il a ensuite été somptueusement restauré.

Le célèbre journal L’Illustration raconte ainsi cette traversée inaugurale :"Bien entendu, sur ce navire américain la loi de la Prohibition est en vigueur, non seulement dans la limite des 3 milles marins accordée aux navires étrangers, mais de façon permanente. Il paraît, toutefois, que des accommodements sont assez facilement trouvés, car, jusqu’à présent, on ne visite pas les bagages des voyageurs qui s’embarquent dans un port américain, où l’on n’est pas sensé pouvoir s’approvisionner de boissons alcoolisées. Aussi, lors du premier voyage, les cabines furent-elles transformées, comme par enchantement, en celliers et si, sur les tables, une vertueuse eau minérale était seule en vue, des caves complaisantes s’étaient improvisées à portée de la main, sous les nappes complices".

Durant les premières années les chiffres seront très prometteurs. On observe une diminution très forte des amendes pour ivresse ainsi que de la consommation d'alcool. Officiellement, on se réjouit de la diminution de la criminalité, dont on considérait que 14 % de celle-ci était due à l’alcoolisme. La League et son cortège de fanatiques de l’idéologie sèche ont définitivement gagné leur combat. C’est du moins ce qu’ils croient. Mais rapidement les vieux démons des américains reprirent le dessus, car bien sûr, tout l’alcool ne pourra disparaître. Certains Américains vont même remplir leurs caves en attendant des jours meilleurs.

La contrebande bat son plein

.          L’imagination ne manque pas pour se procurer de l'alcool. On peut en obtenir sur ordonnance médicale, avec tous les membres d'une famille simultanément malades ! Même la religion devient un moyen d’obtenir de l'alcool, car le XVIII° amendement autorisant les vins de messe, ce furent bientôt des milliers de bouteilles qui furent livrées. Les prêtres reconnaitront humblement que seulement un petit quart des commandes suffisait aux offices !

Dans un alambic, faites fermenter un mélange de sucre de maïs, de betterave, des pelures de pomme de terre ou de fruits pour obtenir de l’alcool. Puis ajoutez quelques baies de genièvre et laissez macérer le tout dans un grand contenant : une baignoire fera l’affaire. Voilà la recette du gin qu’on se repasse entre initiés. La fabrication d’alcool domestique dans ces alambics clandestins explose. En campagne, on distille l’eau de vie la nuit, d’où le mot moonshine (clair de lune) pour désigner l’alcool produit illégalement.

Les trafiquants pouvaient fournir, entre autres, de l’alcool de leur propre fabrication : à base de toutes sortes de matières susceptibles de fermenter : céréales, fruits, déchets de vignes, qu’ils distillaient. L’alcool obtenu était souvent frelaté avec du méthanol, une substance toxique ; il était coloré avec du caramel. Tout cela est stocké dans des bocaux normalement utilisés pour des conserves, donc faciles à trouver, car leur transparence permettait d’apprécier la couleur du liquide. On pouvait ainsi voir si la teinte se rapprochait de celle d’un vrai whisky. Encore aujourd’hui, utiliser un bocal en guise de verre lors de fêtes est un clin d’oeil à la Prohibition !

Les mélanges à base d’alcool industriel échappent à tout contrôle et font des ravages, d’autant plus que le gouvernement demande aux fabricants d’empoisonner l’alcool qu’ils produisent pour le rendre imbuvable. Les liqueurs de mauvaise qualité sont diluées ; c’est le boom des cocktails. Tous les Américains n’ont pas les moyens de se payer une chope de bière ou un Bloody Mary dans les bars citadins où les prix restent élevés.

.          Ce texte chargé de moraliser la société américaine fera très vite la réussite de gangsters pour lesquels la Prohibition fut une chance providentielle. Les fameux bootleggers (littéralement « ceux qui cachent une bouteille dans leur botte ») flairent un juteux marché et organisent la contrebande. Ces trafiquants d'alcools, tels les frères Genna à Chicago, ou Frankie Yale à New York, ne s'estimeront pas déviants, voire seront fiers de leur illégalité.

Dans les grandes villes, les trafiquants et les bootleggers n’ont que faire de la nouvelle loi. Du cireur de chaussures au marchand de glace en passant par le coiffeur ou le marchand de lacets, chacun vend à prix d’or du whisky sous le manteau. Partout, fleurissent des bars clandestins, les blind pigs ou blind tigers, autres appellations des speakeasies. En quelques mois, ces débits de boissons clandestins dépassent les 32.000 à New York. A Detroit, c’est pire encore : 20.000 établissements ont ouvert, soit un « clandé » pour 30 adultes ! Pour enfreindre la législation, l’imagination n’a pas de limite. Des livres évidés permettant de dissimuler des flacons font leur apparition. Des cannes creuses ou des bottes à double fond permettent de transporter le liquide proscrit. Tout comme les corbillards et les biberons. Des prostituées font des allers-retours au Canada afin de rapporter de l’alcool dans des soutien-gorge XXL spécialement aménagés !

.          Dans les milieux populaires, les liquides frelatés et les eaux de Cologne font des ravages, laissant des milliers de consommateurs aveugles, paralysés ou invalides, victimes du moonshine. On observa également que si des millions d'américains ont arrêté de boire, ceux qui ont persisté en buvaient davantage. Au milieu des années 20, la mutation de la société américaine s’accélère, et tout comme les hommes, les femmes en viennent à braver la loi.

.          Dans les métropoles pourtant officiellement asséchées, les arrestations pour ivresse publique explosent comme jamais. Elles passent de 1,6 million en 1919 à 2,3 millions en 1923. Et, la plupart des distilleries seront contraintes de fermer, provoquant une crise économique et du chômage. Quant aux saloons, ils s’adapteront.

A Cleveland, dans l’Ohio, il y avait 1.200 bars en 1919, à la veille de la Prohibition ; quatre ans plus tard, on comptera près de 3.000 speakeasies. Étrangement, au lieu d’alcool, ils vont se mettre à vendre des ice-creams ! A Chicago, parmi les 20.000 speakeasies et saloons, 4.500 saloons se transforment en boutiques de glaces ! Ajoutons-y les musiciens de jazz comme Louis Armstrong ou Duke Ellington qui y lancent leur carrière en faisant danser un public d’assoiffés. Ou encore les femmes, autrefois exclues des saloons, qui deviennent les reines de ces night-clubs nichés derrière des façades discrètes, où la nuit ne s’arrête jamais.

Détente dans un Speakeasy dans les arbres – 1921 – Library of Congress

Un autre effet de la clandestinité sera le changement du type d'alcool approvisionné sur le marché noir ; la bière et le cidre ont petit à petit fait place au gin, au whisky et aux alcools forts. Une conversion encouragée par les trafiquants, les boissons fortes contenant plus d’alcool dans un volume beaucoup plus faible minimisaient les coûts de transport et les risques associés.

.          Les producteurs de whisky écossais mais surtout des Français vont en tirer un maximum de profit. L’alcool importé illégalement provient du Canada, du Mexique ou encore des Bahamas. Au large de la côte Est, l’archipel de Saint Pierre et Miquelon devient la plaque tournante du trafic et connait alors une prospérité ... qu’il n’a jamais retrouvée. Les Français y acheminent leur cognac et du whisky écossais. Les tonneaux sont acheminés puis transbordés à quelques milles des côtes américaines sur des dizaines de vedettes rapides, les « rum-runners », de bateaux de pêche ou de plaisance qui ravitaillent discrètement le pays.

Certains navires situés aux limites des eaux territoriales américaines proposaient à leur bord alcool, jeux d’argent et prostitution. Le plus réputé d’entre eux, le SS Monte Carlo, mouillait au large de la Californie. Pour lutter contre ces pirates d’un nouveau genre, le gouvernement dut étendre le périmètre d’application de la Prohibition à 12 miles nautiques au lieu de 3, obligeant les sins ships (navires du péché) à affronter la haute mer en plus des garde-côtes.

01-01-1937 Un garde-côte s’éloigne après avoir arrêté deux gardiens qui officiaient sur le casino flottant. Les résidents de Tent City attendent que la mer rejette des objets de valeur. Bibliothèque publique de Coronado (Californie)

Le Figaro - 12 avril 1923

Le triomphe de la pègre 

.          Pourtant l'État ne fut pas naïf ; il savait qu’il y aurait des fraudes contre la loi. Aussi, en même temps que la promulgation du Volstead Act, Washington avait créé le Bureau de la Prohibition avec 1.500 agents dont des douaniers et des agents fiscaux, dépendant du ministère des Finances, pour faire respecter les lois fiscales, effectuer des descentes dans les bars clandestins et sanctionner les délits. Cette institution, trop rapidement mise en place et notoirement insuffisante, n’a pas été rigoureuse dans le recrutement de ses effectifs et a très vite été gangrénée par la corruption, y compris politique. Ses agents peineront à freiner le trafic ; confrontés à des ennemis fortunés, ils cèderont bien souvent à la corruption. Celle-ci limite l’application réelle de la Prohibition. Les opérations de police se limitent bien souvent à des coups de communication dans les journaux qui publient des photographies de barriques éventrées et vidées dans le caniveau.

Des agents versent de la liqueur dans les égouts. - Library of Congress

Comme pour tout produit interdit par la loi, la demande sera satisfaite sur le marché illicite. En peu de temps, le trafic d’alcool devient l’une des industries les plus dangereuses et florissantes du pays. Un juteux marché « que se partagent les catholiques –italiens ou irlandais – alliés aux gangs juifs et afro-américains ».

.          L’un des plus habiles profiteurs de la Prohibition est un Américain d’origine allemande, George Remus, immigré aux Etats-Unis à 5 ans. A 19 ans, bon entrepreneur, il rachète la pharmacie où il était employé, s’y ennuie et devient avocat pénaliste, spécialisé dans la défense de la pègre.

Quand la loi de la Prohibition est votée, il y voit une occasion de réaliser de grands profits. Il s’installe à Cincinnati où se trouvent 80% des distilleries des Etats-Unis. Il en achète plusieurs qui produisent du whisky officiellement à des fins thérapeutiques. Il ouvre, en même temps, plusieurs pharmacies qui lui permettent d’écouler son whisky. Dès que le trafic est trop visible, il ferme cette pharmacie pour en ouvrir une autre ailleurs. Il devient l’un des bootleggers les plus audacieux du pays.

Grâce à son ingénieux système George Remus gagne une véritable fortune : 40 millions de dollars en trois ans. Pour augmenter encore ses revenus, il s’associe avec un comparse qui va commercialiser le whisky à travers le pays et un employé de l’American Express qui se charge du transport des caisses d’alcool. Le stratagème est découvert. Il arrête son commerce sans être démasqué.

L’ingénieux George Remus change de stratégie. Il centralise sa production en construisant une énorme distillerie dissimulée dans une ferme fortifiée. Son nom est tout un programme : La ferme de la Vallée de la Mort ... A partir de là, des camions blindés se chargent de véhiculer la production à travers tout le pays.

Evidemment, George Remus prend soin de bien payer son personnel et de verser les pots-de-vin nécessaires pour calmer la curiosité des autorités. Il sera démasqué en 1925 et condamné à deux ans de prison pour contrebande d’alcool. Il se fera encore remarquer deux ans plus tard en tuant sa femme à coups de revolver parce qu’elle avait demandé le divorce après l’avoir trompé avec un policier corrompu. Il n’est à nouveau condamné qu’à une peine légère, deux ans de prison et mourra en 1952. Personne n’aurait parlé de lui si Francis Scott Fitzgerald ne s’en était, dit-on, inspiré pour en faire le héros de son roman le plus connu Gatsby le Magnifique, publié en 1925.

Une figure emblématique : Al Capone

.          Si George Remus est un solitaire, la Prohibition va profiter à un monde infiniment plus dangereux, celui du crime organisé. La contrebande d’alcool, les jeux d’argent et la prostitution sont dominés par les gangsters, les armes à la main, protégés par des politiciens véreux, des policiers corrompus et des avocats marrons qui amassent des fortunes considérables. Lucky Luciano, John Dillinger et surtout Alphonse Gabriel Capone, deviennent des héros médiatiques de leur vivant.

.          La figure emblématique de cette période est, évidemment, Al Capone, surnommé Scarface, en raison d’une balafre sur la joue gauche (il inspirera le film Scarface d’Howard Hawks, en 1932). Fils d’émigrés napolitains, il est né en 1899 à Brooklyn, un quartier populaire de New-York. A 20 ans, il rejoint le gang des Five Pointers comme videur de bar.

Al Capone pêche sur son yacht, 1931

Marié à une Irlandaise, après un intermède de comptable à Baltimore, dans les années 20 il gagne Chicago et entre dans le gang de Toni Torrio. Il gravit tous les échelons et devint son premier lieutenant. Toni Torrio, menacé de mort par ses adversaires du gang irlandais, se retire. Al Capone devient chef du gang italien. La position stratégique de la capitale du crime permet à Al Capone de contrôler l'ensemble de la chaîne, depuis l'achat d'alcool au Canada jusqu'à la vente dans les speakeasies. Il règne sur des bars clandestins, des maisons closes, quelques commerces légaux pour faire illusion et surtout pratique avec maestria le racket et l’intimidation.

.          Grâce aux énormes profits engendré par l'illégalité, les mafieux pouvaient aisément acheter leur liberté, et leur tranquillité, en corrompant policiers et magistrats. Al Capone, à la tête du plus grand trafic d'alcool, devint l'une des personnes les plus connues et « appréciées » de son époque, bien qu’il fut le plus grand criminel de son temps ; sa notoriété était telle qu'il signait des autographes en pleine rue.

Une descente de police à Elk Lake, 1925

La guerre que se mènent les gangs pour contrôler le trafic fait la une des journaux et deviendra une intarissable source d’inspiration pour le cinéma. Elle atteint son paroxysme le 14 février 1929, jour du « massacre de la Saint Valentin », qui voit la mafia italienne d’Al Capone assassiner sept membres d’un gang irlandais rival.

.          C’est le début de la fin pour Al Capone. Il est allé trop loin. L’opinion est révoltée par le bain de sang. Alors, se dresse contre lui une figure de l’anti-corruption, l’agent du Trésor Elliot Ness. Avec son équipe d’Untouchables (Incorruptibles), ils seront popularisés par des films mythiques et une célèbre série télévisée des années 1960. Ces policiers vont s’acharner à faire tomber le caïd.

Ses crimes sont bien connus, mais il est toutefois difficile de confondre Al Capone. Son business et son réseau criminel sont puissants des 100 millions de dollars de revenus annuels. Pourtant, ce n’est pas pour un crime de sang qu’il tombera mais pour évasion fiscale, à la suite d’une minutieuse enquête sur ses finances. Le 24 octobre 1931, Al Capone est condamné à onze ans de prison. Atteint de syphilis, il est libéré sous conditions en 1939. Il mourra le 25 juin 1947, d’un arrêt cardiaque.

La crise économique change la donne

.          La Prohibition s’illustre aussi par une certaine hypocrisie. Si les présidents Calvin Coolidge (1923-1929) et Herbert Hoover (1929-1933) semblent avoir respecté l’abstinence, l’alcool coulait à flot à la Maison blanche durant le mandat de Warren Harding (1921-1923). À New York, le maire Jimmy Walker est connu comme un habitué du 21 Club, un speakeasy huppé où il vient dîner avec sa maîtresse.

Tant de trafics, tant de crimes et tant de corruption finissent par lasser. La new-yorkaise Pauline Sabin, qui avait soutenu la Prohibition en pensant protéger ses enfants de l’alcool, constate que son interdiction avait eu l’effet inverse car les speakeasies servaient librement de l’alcool aux plus jeunes. L’association qu’elle fonde en 1929, la Women's Organization for National Prohibition Reform (Organisation nationale des femmes pour la réforme de la Prohibition) rassemble plus d’un million et demi de membres.

.          Au regard de l’inefficacité manifeste de la Prohibition et de la Grande Dépression qui balaye l’économie américaine, de nombreuses voix s’élèvent pour abroger le XVIII° amendement. Beaucoup changent d’avis sur la question. Désormais le nombre de personnes favorables à un retour de l'alcool augmente de plus en plus. Beaucoup de femmes qui avaient milité pour le bannissement de l'alcool, se surprennent désormais à souhaiter son retour, même si l'on observe une opposition entre les générations : les filles étant davantage anti-Prohibition que leurs mères. Avec la crise de 1929 le nombre d'opposants à la Prohibition double au Congrès.

De son côté, l’Association Against the Prohibition Amendment (Association contre l'amendement de la Prohibition) bataille pour faire de l’abrogation un élément fort du programme des démocrates. Ses militants misent sur l’argument économique : en pleine récession, se priver de la manne financière que représentent les taxes sur l’alcool parait impensable. L’association reçoit même le soutien des populations rurales du Sud autrefois favorables à la Prohibition. Durement touchées par la crise, elles réclament de pouvoir reprendre la culture du houblon.

.          Dès lors, plusieurs Etats vont cesser de poursuivre les crimes liés à la Prohibition, laissant cette mission au FBI.

.          La Grande Dépression de 1929, puis l’élection du démocrate Franklin Roosevelt à la présidence des Etats-Unis, en 1932, vont sonner le glas de la Prohibition. Si le considérable succès de ce dernier est surtout dû à l'impopularité de Hoover, il tient aussi sans doute beaucoup à la promesse de Roosevelt d'abolir la Prohibition dont les opposants avaient plusieurs arguments : la limitation des libertés individuelles, l'inefficacité de la loi, le manque à gagner sur les taxes, l'augmentation du chômage, etc., …

.          Certains grands bailleurs de fonds de l’ASL avaient retourné leur veste dès avant l’élection, glacés par la perspective d’une augmentation massive de leurs impôts, seul moyen – selon les ultras de la Prohibition – de faire appliquer rigoureusement le Volstead Act. Oubliant la religion et les considérations morales, plusieurs magnats rejoignent, sans scrupule, l'Association contre l'amendement de la Prohibition. Rockefeller, lui-même, change de camp et réclame l’abrogation du XVIII° amendement ! Les protestations outrées des Prohibitionnistes, dont celles du prédicateur évangéliste Billy Sunday, n’y changent rien. La bière fait son grand retour. Partout des défilés sont organisés et des feux d’artifice sont tirés.

.          Par le Blaine Act du 17 février 1933, Roosevelt avait déjà lancé l'abrogation du XVIII° amendement. Puis en mars 1933, la loi Cullen-Harrison ouvre la voie à l’abrogation en autorisant la vente des boissons dont la teneur en alcool n’excède pas 3,2%. « Je pense que c’est le bon moment pour boire une bière », aurait déclaré le Président après avoir signé le texte de loi. Puis il estime si grave la situation de crise, qu’on ne peut se passer des revenus que procurent les taxes sur l’alcool. Comme il s’en consomme d’immense quantités de façon clandestine, l’Etat doit pouvoir y retrouver son compte.

L’abrogation sera officiellement adoptée avec le XXI° amendement, le 5 décembre 1933. Ce jour-là, l’Utah est le dernier Etat nécessaire à voter la fin de la Prohibition. Le Volstead Act est mort ; après quatorze ans, cinq mois et cinq jours d’interdiction, les alcools forts et les vins sont de retour. Les hôtels, les restaurants, les bars et autres clubs sont bondés. En quelques heures, on se rue sur les stocks de whisky, de gin et de champagne arrivés d’Europe par navires entiers au cours des jours précédents. Le comique Groucho Marx peut ironiser : « J’étais contre l’alcool… jusqu’à la Prohibition. »

Finalement, chaque Etat peut pratiquer la politique qu’il veut dans le domaine de l’alcool ; certains Etats s’y refuseront même, comme le Mississippi qui fut le dernier Etat à procéder au retrait de la Prohibition … en 1966.

Et ensuite …

.          L’Etat fédéral percevra ses taxes. Pour les gangsters, les revenus de la drogue, de la prostitution et des jeux vont largement compenser ceux du trafic illégal de l’alcool.

.          Par réalisme, les Etats-Unis mettent fin à cette expérience de « moralisation » du pays. Ainsi qu’à l’âge d’or de la fête sans limite dans les speakeasies. Le XVIII° amendement a surtout largement montré son inefficacité. Les religieux dénoncent l’immoralité des bars clandestins, la guerre des gangs mafieux gangrène les grandes villes et la police, en bonne partie corrompue, est lassée de la désobéissance permanente des citoyens américains.

.          Ceux qui buvaient déjà avant la Prohibition avaient su trouver les moyens de continuer à boire. Mais l’alcool disponible était alors le plus souvent frelaté et dangereux pour la santé. De surcroit, les établissements de santé où les alcooliques avaient l’habitude de trouver de l’aide avaient disparu n’ayant plus de raison légitime de se maintenir.

La Prohibition laissa donc de nombreuses séquelles. Certaines personnes souffrent de handicaps à cause d'alcool coupé avec des ersatzs de mauvaise qualité, fabriqués dans des conditions hygiéniques déplorables, dans la précipitation de la clandestinité, et, dit-on, parfois empoisonné par le gouvernement qui ne supportait plus de voir la loi bafouée sans vergogne. D’autres se sont ruinés à s’approvisionner à des prix qui ont explosé, nécessitant de plus en plus de moyens, et rendant le vol rapidement incontournable. Le consommateur est ainsi rentré également dans le cercle de la criminalité.

.          En 1935 deux alcooliques que les médecins considéraient alors comme étant condamnés, William Griffith Wilson et Robert Holbrook Smith décident de s'entraider pour abandonner l'alcool, et créent l’AA (Association des Alcoholics Anonymous), qui aujourd'hui compte dans plus de 180 pays, avec 120.300 groupes, près de 2.100.000 membres.

Du point de vue de la santé publique, la Prohibition aura effectivement fait baisser la consommation annuelle d’alcool par individu. Chez les plus de 15 ans, celle-ci chute de 10 à 4 litres purs entre 1915 et 1934. Les cas de cirrhoses diminuent également. Le XVIII° amendement aura un effet durable sur la consommation d’alcool dans le pays ; ce sera le seul. Il faudra en effet attendre les années 70 pour que la consommation moyenne par habitant dépasse le pic atteint avant la mise en place de la Prohibition. Pour certains, cet amendement fut un désastre pour la société américaine ; c'était le premier amendement qui limitait les libertés individuelles.

.          Les jeunes américains ne peuvent toujours pas acheter ni consommer d'alcool avant leur majorité (18 ou 21 ans selon les Etats), même si plus d'un tiers de la bière consommée aux Etats-Unis … l'est illégalement par des jeunes de moins de 21 ans.

Le mouvement de tempérance a toujours des adeptes, si bien que de nombreux comtés ou municipalités américaines interdisent encore aujourd’hui la vente d’alcool. Fondé en 1869, le Parti de la Prohibition est l’un des plus anciens mouvements politiques des États-Unis. Il continue de présenter tous les quatre ans un candidat aux élections présidentielles.

Logo officiel du Parti de la Prohibition (fondé en 1869)

Les stars de la police ... et les caïds du banditisme

- Izzi Einstein.    (1880-1938) – Expert dans l’art du déguisement, l’agent fédéral Isidor «Izzy» Einstein (1880-1938) fut, avec son partenaire Moe Smith, responsable de près de 5 000 arrestations.

- Elliot Ness.   (1903-1957) - Immortalisé par la série télévisée puis le film Les Incorruptibles, Eliot Ness monta un groupe d’hommes de confiance issus des services du Trésor pour mener la guerre contre les gangs de Chicago.

- Lucky Luciano.   (1897-1962) - A New York, Charles «Lucky» Luciano fut, dès 1920, l’un des piliers du Broadway Mob, spécialisé dans la contrebande d’alcool. Durant cinq ans, il réalisa un chiffre d’affaires annuel de plus de 12 millions de dollars.

- Al Capone (1899-1947) dirigea l’Outfit de Chicago qui, contrairement aux cinq familles de New York, rassemblait des gangsters de toutes les nationalités.

Une nation purgée du mal

 « Cette nuit, une minute après minuit, naîtra une nouvelle nation. Le démon de la boisson fait son testament. Une ère d’idées claires et de belles manières commence. Les taudis ne seront plus qu’un souvenir. Les prisons et les maisons de correction vont se vider ; nous les transformerons en greniers et en usines. De nouveau, tous les hommes marcheront droit, toutes les femmes souriront, tous les enfants riront. Les portes de l’enfer seront fermées pour toujours. » Le révérend Billy Sunday, le 16 janvier 1920, lors des fausses funérailles de John Barleycorn, personnage fictif personnifiant le whiskey et la bière.

La Prohibition, quelle Prohibition ?

« Il est impossible de dire si la Prohibition est une bonne ou une mauvaise chose. Elle n'a jamais été appliquée dans ce pays. La quantité d'alcool consommée aujourd'hui n'est peut-être pas aussi importante qu'avant la Prohibition, mais il y a tout autant d'alcool. […] À mon avis, un trafic d'alcool aussi énorme ne pourrait pas se poursuivre sans la connaissance, sinon la connivence, des fonctionnaires chargés de l'application de la loi. […] Au moins 1 000 000 000 $ par an sont perdus pour le gouvernement national et les différents États et comtés en taxes d'accise. […] Selon mes calculs, au moins un million de dollars par jour est versé en pots-de-vin et en corruption à des fonctionnaires fédéraux, étatiques et locaux. Une telle situation est non seulement intolérable, mais elle est démoralisante et dangereuse pour le gouvernement. Il semblerait que les « secs » aient peur de la vérité. […] Une enquête complète, honnête et impartiale révélerait des situations incroyables, la corruption, le crime et un système organisé de trafic illicite tel que le monde n'en a jamais vu...  » Fiorello La Guardia, représentant du 20e district de New York, audition devant le comité judiciaire du Sénat, 1926.

Une loi qui divise

« La loi de Prohibition, écrite pour les faibles et les négligents, ceux qui ne peuvent pas contrôler leurs appétits, a divisé la nation […] en trois parties : les « humides » (wet), les « secs » (dry) et les hypocrites. » Florence Sabin, The Catholic World : Volume 133 (1931), p. 66.