Le homard, depuis la Nouvelle-Angleterre à nos tables.

Vice - Éric De Benedictis - 23 déc 2015

.            Avant de devenir un produit de luxe ou une icône de l'art contemporain, le homard a longtemps été un mets très bon marché, quasi gratuit et consommé par les plus démunis. S'il est aujourd'hui un crustacé de luxe qui incarne le chic à table, il y a 150 ans, on l'appelait encore « le cafard de la mer ». S'il affiche une belle longévité — jusqu'à 70 ans pour le homard américain —, le homard finit bien par mourir, que ce soit de maladie ou de vieillesse. Alors, pourquoi sa légende d’immortalité ? On peut en attribuer l'origine à l'incroyable vitalité de ce décapode. Car non seulement le homard grandit tout au long de son existence, par mues successives, mais en plus, il conserve toute sa vie sa vitesse de jeunot et son activité sexuelle.

Voici l'histoire du plus goûteux des crustacés à travers les âges, entre anonymat et célébrité, depuis les boîtes de conserves jusqu'aux plateaux d'argent.

.            Au XVIIe siècle, quand les premiers colons européens arrivèrent en Nouvelle-Angleterre, ils se retrouvèrent face à une surpopulation de homards. En 1654, William Hood un historien en visite dans ces nouveaux territoires écrivait alors : « Leur surabondance en fait une denrée peu estimée et peu digne d'intérêt, sauf pour les Indiens qui se servent du homard comme engrais, comme appât ou au pire comme repas s'ils n'arrivent pas à attraper de bar (le poisson) ». Que faire alors de ces « cafards de la mer » dont personne ne voulait ? La réponse est toute trouvée et la bonne société décide de les donner à manger aux prisonniers, aux servants, aux veuves et aux enfants. Mais au XVIIIe siècle, dans le Massachusetts, les domestiques commencent à saturer et parviennent à inclure des clauses dans leurs « contrats » qui leur permettent de ne plus avoir obligatoirement du homard à leur table tous les jours, mais trois fois par semaine au maximum. Dur, dur d'être un homard au XVIIIe siècle : pendant cette période trouble de la Révolution américaine, les soldats britanniques à l'uniforme rouge sont traités de « lobsterback » par les révolutionnaires qui en font une insulte à la mode. Seule consolation pour le crustacé décapode, à cette époque on le cuisinait directement mort, sans encore imaginer que pour révéler toute l'essence de sa saveur, il fallait le cuire vivant dans de l'eau bouillante.

.            Au XIXe siècle, le pauvre homard reste toujours stigmatisé et l'essayiste John Rowan explique dans son ouvrage (au titre peu explicite : The Emigrant and Sportsman in Canada - Some Experiences of an Old Country Settler. with Sketches of Canadian Life, Sporting Adventures, and Observations on the Forests and Fauna ! ) que lorsque l'on retrouve des carapaces vides de homard près d'une maison c'est souvent « un signe de pauvreté et de dégradation ». Sympa. Au milieu du XVIIIe, en 1836 plus exactement, la société B&M (Burnham & Morrill Company) ne sait plus quoi faire face à cette abondance de homard dans le Maine et le Massachusetts – elle est la première à avoir l'idée de mettre le homard en conserve et à réussir à le commercialiser au-delà des frontières américaines. Même si le homard s'est fait une nouvelle peau avec ce mode de conservation inédit, il reste une denrée peu considérée, qui se vend cinq fois moins cher qu'une boîte de « Boston baked beans ». Malgré tout, dans l'État du Maine, les usines de conserves de homard fleurissent et petit à petit, le homard s'industrialise. Tant et si bien que dorénavant, on s'autorise aussi la pêche aux « petits » homards et vers 1850, certains restaurants se mettent à le servir comme un « produit bon marché », en accompagnement de la salade. Le début de la gloire pour notre ami Homarus Americanus ? Pas vraiment.

.            En fait, si le homard est aujourd'hui assimilé à un produit de luxe, on le doit beaucoup au développement du chemin de fer aux États-Unis, vers la fin du XIXe siècle. C'est l'époque où l'on commence à servir les premiers repas à bord des trains qui traversent le pays d'une côte à l'autre. Les dirigeants des compagnies de trains de l'époque, inventent le rebranding d'aliments et ont la bonne idée de servir du homard aux passagers des trains en le faisant passer pour une denrée exotique et à la mode. Pas bête, car d'une part, le homard demeure encore peu coûteux et d'autre part, ces passagers ne connaissent pas la réputation exécrable du crustacé de ce côté-ci du pays. Mieux encore, ils trouvent ce mets délicieux, si bien qu'à la sortie du train, beaucoup se précipitent à Boston pour en manger ou commencent à vouloir en acheter une fois rentrés chez eux. Dès 1880, les chefs américains s'intéressent enfin à la bête et découvrent que celle-ci n'exhale toute sa saveur qu'une fois plongée vivante dans l'eau bouillante. À Boston et à New-York, les gens du monde retournent leurs carapaces et décident de considérer le homard comme un aliment pour cuisinomanes exigeants. La demande s'accroît et on abaisse encore la taille des homards que l'on pêche pour la satisfaire. On dirait bien que plus personne n'ose dire « le homard m'a saoulé, man », bien au contraire.

.            Dans les années 1920, la surpêche réduit de manière drastique l'offre de homard qui devient, en conséquence, un produit de luxe pour les gens qui veulent vivre la grande vie et goûter au mets préféré de Gatsby, le héros du roman de Scott F. Fitzgerald. Le crustacé atteint alors son premier pic de prix, qui ne cessera d'être revu à la hausse durant la décennie.

Pourtant, quelques années plus tard, la crise de 1929 et la grande dépression font à nouveau chuter la demande et les prix. Dans le Maine, à la même période, manger du homard redevient un marqueur de pauvreté que les familles les plus démunies mangent presque honteusement, pendant dans les écoles, les enfants tentant d'échanger leurs sandwichs au homard contre des sandwichs au beurre de cacahuète.

C'est après la seconde guerre mondiale que le homard poursuit son ascension et confirme sa place de produit de luxe. Il arrive à la table des stars hollywoodiennes d'après-guerre qui le consomment dans les dîners en ville décadents de l'époque. La surpêche atteint son paroxysme entre 1950 et 1970, et face à la pénurie et la flambée des prix du Homarus Americanus, les autorités se décident enfin à réglementer sa pêche.

Il faudra attendre 2012 pour que le homard connaisse une nouvelle crise. Cette année-là, la température des océans est particulièrement élevée, ce qui a pour conséquence une pêche très fructueuse (le homard, paradoxalement, adore l'eau chaude qui favorise sa croissance) et entraîne une offre plus forte que la demande et des prix comparables à ceux de 1929. La saison 2015-2016 est marquée par une nouvelle pénurie. La raison : un hiver particulièrement froid dans le Maine, mêlé à une incroyable hausse de la demande portée par le marché Chinois.

Le homard en Europe

.            En Europe, le homard est connu et apprécié depuis l'Antiquité. Au Moyen-Âge et à la Renaissance, on luit reconnaît des vertus médicinales, tandis qu'à partir du XVIIe siècle, il commence à faire son apparition sur les tables bourgeoises lors de joyeux festins. C'est la raison pour laquelle on voit l'animal s'inviter de plus en plus dans les natures mortes des peintres flamands tels que Davidsz de Heem, Joris van Son ou encore Pieter Van Overschee. Plus rare et donc plus cher que son cousin américano-canadien, il traîne surtout sa carapace bleutée dans l'Atlantique-Est ainsi que dans le nord de la mer Méditerranée. Question goût : sa chair est réputée plus fine et plus ferme : une douceur iodée, très appréciée des épicuriens de notre temps. En termes de démocratisation de sa dégustation, le Vieux Continent semble encore accuser un train de retard sur l'Amérique. Aux États-Unis, on trouve le homard à tous les coins de rue et on le bouffe entre deux tranches de pain. En Europe, le crustacé est encore un mets réservé aux grandes tables ou gourmets qui ont les moyens. De là à ce que les Français soient prêts à le consommer en conserve, c'est une autre paire de pinces.

Et si, finalement, la meilleure place du homard n'était pas au bout d'une laisse, comme un animal de compagnie ? Quelque part au milieu du XIXe siècle, Gérard de Nerval fut justement surpris en train de promener un homard sur les marches du Palais Royal. Réponse du poète aux regards ahuris des badauds : « En quoi un homard est-il plus ridicule qu'un chien, qu'un chat, qu'une gazelle, qu'un lion ou toute autre bête dont on se fait suivre ? J'ai le goût des homards, qui sont tranquilles, sérieux, savent les secrets de la mer, n'aboient pas ».

Nouvelle-Angleterre, côté océan

D’après La fille & Le garçon - 02 déc 2017 

Le meilleur de la mer

.            Quand on roule de long de la côte de la Nouvelle-Angleterre, longue de 890 kilomètres, impossible de passer à côté de ces panneaux représentant un homard aussi rouge que souriant, que l’on déguste absolument partout dans les innombrables petits snacks au bord de l’océan. Le homard du Maine est en effet l’un des symboles de la région. Il fut pourtant un temps où son abondance était telle qu’il s’agissait d’un mets déconsidéré, réservé aux prisonniers et aux plus pauvres…

 

Un hot dog au homard

.            Si les Yankees (nom des habitants de la Nouvelle-Angleterre) sont prêts aujourd’hui à faire des dizaines de miles à la recherche du meilleur lobster shack, leur rapport au homard n’est pas le même que chez nous. Où le concept même du lobster roll semble une hérésie. Soit la chair d’un homard (voire deux!) fourrée dans du pain, façon hot dog. A déguster froid avec de la mayonnaise ou chaud, arrosé de beurre fondu …

A moins, comme les puristes, de préférer son homard tout juste sorti du vivier et simplement ébouillanté avec un épi de maïs. Reste à le décortiquer et à se pourlécher les doigts.

A la pêche au homard

.            Le homard est devenu une véritable attraction, attirant à lui seul des milliers de touristes vers les côtes du Maine. A Bar Harbor, petite ville en bordure de l’Acadia National Park (seul parc national de Nouvelle-Angleterre), on peut faire des croisières pédagogiques pour aller pêcher le homard. Ou plutôt pour « ramasser » le homard. Celui-ci est en effet piégé dans de grands casiers, qui font partie du paysages dans les petits ports du Maine.

Autrefois en bois, aujourd’hui en acier, ces cages sont accrochées à des bouées réparties en mer. En hiver, quand la pêche est à l’arrêt, le travail des pêcheurs consiste à repeindre, une à une, leurs bouées. Chacun possède en effet ses propres couleurs. Et gare à celui qui serait tenté d’aller relever le panier d’un collègue. Il perdrait aussi sec sa licence (de même s’il ne rejette pas les crustacés trop petits). Un permis qu’il aura dû attendre des années tant la liste d’attente est longue pour devenir pêcheur de homard, activité très rentable.