Constitution et politique : comparaison France-Etats-Unis.

Contrepoints - Frédéric Mas - 29 jun 2022 / Le Figaro - Pierre-Yves Dugua – 29 jun 2022 

.            Le même terme Constitution en France et aux Etats-Unis renvoie à deux réalités différentes, la première désignant un document légal et technique visant à mettre en forme le pouvoir politique, le second désignant un document presque sacré, partie intégrante du constitutionnalisme libéral. La France s’est dotée d’une Constitution pour organiser le pouvoir, là où les États-Unis ont cherché à préserver des droits sous le règne absolu du droit.

Dans le système légal français, le droit a une place que l’on peut qualifier de subalterne. Des trois pouvoirs définis par Montesquieu, le judiciaire a la place la moins favorisée. On parle d’ailleurs d’autorité judiciaire plus que de pouvoir au même titre que le législatif ou que l’exécutif. L’indépendance de la justice y est toute relative, puisque du ministère de la Justice jusqu’aux conditions de recrutement, d’avancement et d’organisation, tout dépend de l’exécutif.

En matière de production des normes juridiques par sa jurisprudence, l’autorité judiciaire court derrière l’exécutif qui est également le principal organe législatif véritable du système politique français. La place limitative de la loi dans la Constitution française a donné au gouvernement un pouvoir qui n’a cessé de croître depuis. À cela s’ajoutent la prépondérance des projets de loi sur les propositions du parlement, et de plus en plus des prises d’ordonnances.

À l’inverse, le système de séparation des pouvoirs aux États-Unis est strict, et le judiciaire joue à armes égales avec les pouvoirs législatif et exécutif :

De manière très significative, le terme de government désigne aux États-Unis non l’exécutif seul comme c’est le cas en France, mais la réunion des trois pouvoirs. Cette articulation des pouvoirs remonte directement à l’esprit qui a présidé à la fondation des États-Unis : primauté absolue du droit, dont la forme suprême est la Constitution ; puissance du législatif, représentant le peuple et les différents États, producteur du droit en concurrence avec les tribunaux ; méfiance envers l’exécutif, assimilé aux monarchies absolutistes du Vieux continent.

En résumé, là où la France s’est dotée d’un système de gouvernement de type « monarchie républicaine », les États-Unis ont choisi la nomocratie. Si aux États-Unis, le droit est sacré, en France, ce n’est qu’un instrument du politique. De là découle une différence fondamentale d’attitude face au document constitutionnel : le gouvernant américain modifie la loi suprême avec parcimonie, la « main tremblante » pour paraphraser Montesquieu, là où le français n’hésite pas à la charcuter au gré des circonstances et de l’opportunité politique (intégration du principe de précaution ou de la Charte environnementale, débats « oiseux » sur la suppression du mot race du document constitutionnel, droit à l‘IVG, …)

.            Juin 2022. A l’image d’Emmanuel Macron face à un Parlement divisé, Joe Biden ne dispose pas non plus de majorité absolue au Congrès. Dit-on pour autant que l’Amérique est ingouvernable? Non. En dépit des blocages partisans, l’Amérique de 2022 est gouvernée. D’abord grâce à un réel partage du pouvoir entre un législatif dominant et un exécutif affaibli. Ensuite le système politique américain fonctionne tant bien que mal en raison d’un régime fédéral qui applique vraiment le principe de subsidiarité et responsabilise les États comme leurs élus locaux. Enfin parce que le pouvoir économique est aux États-Unis bien plus détaché de la capitale et moins étatisé.

Le président américain n’a ni « gouvernement », ni premier ministre. Il dispose simplement d’un cabinet dont les membres ne sont pas responsables devant le Congrès, mais juste confirmés par le Sénat. Il n’y a pas non plus de « solidarité gouvernementale » à Washington: les membres du cabinet ne sont pas tenus d’être de la même obédience et de défendre publiquement tout ce que font leurs collègues. Ils servent le président et ce selon son bon plaisir.

L’idée que le président en France intervient personnellement pour décider de détails aussi spécifiques que la date de l’entrée en vigueur du contrôle technique des vélomoteurs, la prolongation de l’heure de la finale d’un tournoi de tennis et même le taux horaire du salaire minimum (relevé sans vote du Parlement!), paraît choquante pour un Américain. Tout aussi choquant pour un Français, le fait que les chaînes de télévision américaines puissent refuser de diffuser une allocution présidentielle.

La maigreur des pouvoirs propres d’un président américain se mesure surtout au fait qu’il ne contrôle pas du tout l’ordre du jour du Congrès. Il ne peut même pas faire passer de force un budget ni obliger le Congrès à voter sur sa proposition de budget. Il ne peut pas non plus endetter l’État au-delà d’un plafond que le Congrès doit régulièrement relever par un vote.

À Washington, le pouvoir est réellement partagé entre l’exécutif et le législatif. « Gouvernement » n’est pas synonyme d’exécutif ou du mot « Maison-Blanche ». Le gouvernement américain siège à la fois au Capitole et au 1600 Pennsylvania Avenue. L’« Administration » fédérale, dont les dirigeants sont largement nommés par le président, doit aussi obéir au Congrès. Elle est sans cesse interpellée, humiliée, contrainte et surveillée par des commissions parlementaires de toutes sortes. Ces dernières sont dotées de réels moyens d’investigation, d’effectifs et de budgets qui font d’elles de vrais contre-pouvoirs.

Pour mieux empêcher la dérive monarchique, très bien identifiée par les pères fondateurs dès 1787, chaque chambre du Congrès décide de son propre ordre du jour. Il n’y a pas de coordination entre elles dans l’examen des propositions de loi. Sauf quand le parti du président contrôle aussi les deux chambres du Congrès, ce qui est relativement rare. Il n’y a pas aux États-Unis de « projets de loi » au sens français du terme. Il n’y a que des propositions de lois qui n’émanent que du législatif. La Maison-Blanche ne rédige pas de texte qu’elle soumettrait aux deux chambres. Elle ne peut qu’influencer, convaincre et plaider auprès des leaders des majorités du moment pour qu’ils rédigent des textes reprenant ses vœux.

Faute de discipline de parti, des majorités de circonstances se forment et se dissolvent au gré des sujets. Sur l’immigration, quelques républicains peuvent voter avec les démocrates. Sur la réglementation des banques ou des sociétés numériques, aussi. Sur les questions commerciales ou les investissements d’infrastructures physiques, nombre de démocrates peuvent se rallier à des projets républicains. En revanche, sur les questions de fiscalité et de programmes sociaux, la logique partisane reprend souvent le dessus.

Le système américain de gouvernement s’en retrouve chaotique et imprévisible. Il ne peut fonctionner que si les deux partis souhaitent faire des compromis. Cette tradition se perd car les centristes au Capitole ont largement disparu. Washington peut donc rester bloqué sur des sujets importants pendant des années. C’était le cas sur l’accès aux armes à feu jusqu’à ces derniers jours. C’est encore le cas pour l’avortement, ce qui laisse alors le champ à la Cour suprême pour dire le droit.

Le président américain partage aussi le pouvoir avec les dirigeants élus des 50 États de l’Union. Pas question d’un préfet dans les États. Ces derniers sont dirigés par des gouverneurs élus qui gèrent leur État avec des chambres totalement indépendantes de Washington. En France, régions et départements dépendent de Paris pour leurs finances, leurs infrastructures, leurs services publics. Les États américains, certes dépendants aussi de fonds fédéraux, ne sont pas du tout dans ce degré de subordination hiérarchique. On a vu par exemple ces derniers mois que le port du masque, la vaccination et la liberté d’accès aux lieux publics relevaient des autorités locales et non pas de Washington.

Il n’existe même pas de carte nationale d’identité aux États-Unis. Le président américain ne peut pas envoyer de forces pour maintenir l’ordre dans un État sans une demande expresse du gouverneur ou de l’Assemblée législative concernés, sauf, à titre d’exception, si des lois fédérales étaient violées de façon patente et les autorités locales incontestablement impuissantes à les faire respecter. L’hôte de la Maison-Blanche ne peut pas non plus décider seul de construire des centrales nucléaires ou des lignes de trains à grande vitesse, sous prétexte que ce serait dans l’intérêt national. L’Amérique est en gros le contraire d’une France plus « monarchiste » et bien moins « républicaine » qu’elle le croit.