Universités américaines : liberté académique en danger ; déclin ?
D'après : The Conversation - Alessia Lefébure – 17 jan & 11 mars 2021
La liberté académique des enseignants est-elle en danger sur les campus américains ?
Jamais les universités américaines n’avaient été autant prises à partie dans les débats publics français. Cancel culture, Wokeness, Triggers warnings, Safe spaces… autant de concepts dont les médias se sont emparés pour décrire des campus américains qui seraient depuis quelques années les théâtres d’une restriction sans précédent de la liberté d’expression, au nom de la défense des minorités et d’un nouveau « droit à ne pas être offensés ».
La liberté académique, principe historique des universités américaines
. Pourtant, s’il est une pierre angulaire de l’espace académique et de recherche américain, c’est bien la liberté académique. Son fondement juridique est le premier amendement de la Constitution américaine de 1791, celui qui garantit la liberté d’expression, principe fondateur de l’identité nationale, contre toute restriction, notamment venant du pouvoir politique, même si toutefois la Constitution américaine ne mentionne pas explicitement la liberté d’enseignement et de recherche, ni le contexte spécifique des universités. Ce sont donc les universitaires eux-mêmes qui se sont donnés les moyens de définir et de garantir l’exercice de cette liberté.
Rappelons qu’en France, la liberté académique, au sens de l’indépendance et de la libre expression des enseignants et des chercheurs, est garantie par la décision du Conseil Constitutionnel n° 83-165 DC du 20 janvier 1984.
. L’enjeu, pour ces universitaires, est une double émancipation. Il s’agit de réaffirmer la liberté académique comme une composante fondamentale de la liberté intellectuelle, à côté de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et de la liberté de religion. Mais il s’agit aussi de définir la nature de la liberté académique comme « la liberté de poursuivre la profession de savant selon les standards de cette profession », c’est-à-dire une liberté dont les contours, les évolutions et le sens appartiennent aux universitaires eux-mêmes.
. En plus d’un siècle, les principes de la charte de 1915 de l’American Association of University Professors (AAUP), réaffirmés en 1940 (liberté de recherche et de publication, liberté d’enseignement, liberté d’expression dans les murs de l’Université et en dehors) ont fait l’objet de révisions et interprétations successives, s’imposant aujourd’hui comme le texte de référence qui permet aux universités de remplir leur mission sociale fondamentale, c’est-à-dire la poursuite de la connaissance, en tant que « bien commun ».
Ce sont donc les universités, dans une logique d’autorégulation et de contrôle par les pairs, qui gouvernent et défendent l’exercice de la liberté académique aux États-Unis. Contrairement aux Français, les Américains n’attendent pas du législateur qu’il encadre cette liberté par des interdictions et des sanctions pénales, car c’est la gouvernance même des universités qui est organisée en fonction de la préservation de la liberté fondamentale de chercher, dire, enseigner, débattre par-delà les orientations politiques, les idées, la confession religieuse, l’appartenance ethnique, le genre, et de ne pouvoir être jugé que par ses pairs sur un plan purement scientifique.
Les universités comme lieu du débat démocratique
. Les campus américains, en dépit de la grande hétérogénéité du système, sont dans les faits des lieux de débat démocratique et de pluralité d’opinions.
Pour les quelque 16 millions d’étudiants inscrits en premier cycle, la formation, surtout dans les grandes universités de recherche, offre une palette de choix de cours et de disciplines sans commune mesure avec celle des universités françaises. La liberté de choisir, de tester et tâtonner, de changer d’avis, d’explorer différents champs du savoir et manières de voir pendant les quatre années du bachelor – la licence américaine – fait partie de la formation intellectuelle.
L’éclectisme des points de vue se reflète également dans la vie associative qui doit permettre à chaque groupe, à chaque minorité, à chaque communauté de promouvoir ses valeurs et ses intérêts à côté de ceux des autres. Car les universités considèrent que le pluralisme, le débat contradictoire, la confrontation entre écoles de pensées est ce qui les caractérise et les distingue d’autres organisations. Même des idées potentiellement dérangeantes doivent être présentées et débattues en classe et partout sur le campus à condition de garantir la même possibilité d’expression à tous.
Le mouvement « woke » et les restrictions à la liberté d’expression
. Pourtant, depuis une dizaine d’années, le maintien de la liberté académique, notamment dans sa dimension de liberté d’expression, est devenu un combat permanent dans presque toutes les universités américaines. La menace ne provient pas de l’ingérence des pouvoirs publics ni, comme autrefois, d’une quelconque autorité religieuse. Elle semble plutôt venir de l’intérieur même des campus, à savoir de la communauté étudiante.
. Depuis les années 1970, afin de mieux refléter la composition de la société américaine, les universités ont progressivement instauré des « politiques de diversité » (voir article suivant). Sur chaque campus, les groupes historiquement sous-représentés, comme certaines minorités ethniques ou de genre, ou encore les anciens combattants, ont poussé vers davantage de pluralisme en exigeant une plus grande prise en compte de leur histoire et de leur singularité dans les programmes d’enseignement et les contenus des cours. C’est ainsi que beaucoup d’universités ont introduit des études dites « globales », indiquant par là des approches enfin non centrées sur l’Europe, prenant en compte des auteurs et des œuvres d’autres traditions culturelles que celles du monde occidental considéré comme historiquement dominant.
. Paradoxalement, l’attention portée à la représentation de toutes les voix et cultures a fini par se retourner contre le principe même qui l’avait soutenue. Le respect du pluralisme, qui exige que tous les points de vue puissent être exprimés, étudiés et débattus, est entré en conflit avec le respect des sensibilités individuelles. Ainsi, la liberté académique, pourtant garantie par les institutions et bien vivante sur les campus, se heurte dans la pratique à la capacité des étudiants de la nouvelle génération des « éveillés » (en référence au « woke », état d’esprit d’éveil face à l’injustice) à entendre des opinons ou des récits contraires à leur système de valeurs ou jugés dépréciatifs envers l’identité qui les définit.
Au cours de la dernière décennie, de nombreux campus, tels que Chicago, Harvard, Pittsburgh, Brown, Georgia Tech, Michigan, Penn, ont été secoués par des affaires liées à la réaction de groupes d’étudiants, parfois encouragés par des professeurs, face à des propos jugés offensants, colonialistes ou blessants pour telle ou telle minorité. Ces réactions peuvent conduire au refus du débat sous toutes ces formes – d’où l’appellation de « cancel culture » ou culture de l’annulation – ou à l’introduction de messages préventifs (les « triggers warnings », qui visent à prévenir le public qu’il doit se préparer psychologiquement à ce que des sujets potentiellement dérangeants soient abordés).
. Elle peut aller parfois jusqu’à des demandes de licenciement, voire à de véritables lynchages médiatiques des enseignants, amplifiés par les réseaux sociaux. En juillet 2020, le suicide d’un professeur de droit à l’Université de Wilmington, en Caroline du Nord, a été interprété comme la conséquence directe du harcèlement dont il était la cible du fait de ses propos conservateurs et provocateurs sur des sujets sensibles comme l’avortement, la peine de mort et l’égalité des genres. L’ONG américaine Fire (Foundation for Individual Rights in Education), qui a pour mission la protection de la liberté d’expression sur les campus universitaires, a constaté une augmentation sans précédent du nombre de signalements de violations depuis l’été 2020 (578 cas en jun, jul, aoû), alors que la moyenne est habituellement de l’ordre de 80 chaque mois.
. Confrontées à une telle dérive du principe du « politiquement correct », certaines universités ont cherché une solution en créant des espaces de parole spécifiques, au sein desquels on consent à limiter la liberté d’expression pour que les personnes sensibles puissent se sentir « en sécurité ». L’utilité et la pertinence de ces espaces sûrs (safe spaces) ont fait l’objet de nombreux débats dans les enceintes universitaires et les médias. Pour certains, ces lieux doivent permettre l’expression de groupes historiquement dominés, puisqu’ils seraient exempts de discrimination, de racisme, de sexisme ou de tout autre comportement haineux ; pour d’autres, ils marginalisent davantage les opinions minoritaires car ils les isolent et les écartent des arènes du débat.
L’argent, nerf de la guerre
. Au-delà de ces situations qui peuvent paraître extrêmes, l’aseptisation du discours public sur les campus est une tendance de fond qui est également liée à l’évolution plus générale de l’enseignement supérieur américain et de son modèle économique. Les universités, qu’elles soient privées ou publiques, dépendent aujourd’hui bien plus des frais de scolarité, voire de la générosité des bienfaiteurs individuels (anciens diplômés ou parents d’élèves), que des financements publics. Les étudiants, aujourd’hui des clients, sont les prescripteurs et les mécènes de demain. Ne pas froisser leur sensibilité est ainsi un enjeu de taille pour l’administration des universités. L’image des plus anciennes et prestigieuses d’entre elles peut être durablement ternie par des affaires liées à la liberté d’expression des enseignants, avec des conséquences non négligeables sur leurs capacités de financement. Le risque est d’autant plus élevé que l’établissement est réputé.
Dans une célèbre allocution prononcée à l’université de Toronto en 2011, Noam Chomsky, professeur de linguistique au MIT et intellectuel engagé, alertait sur les effets que le « business model » des universités pourrait avoir sur la capacité de celles-ci à se maintenir en tant que lieux de réflexion et d’enquête créatifs et indépendants. Il disait à l’époque que la meilleure manière de résister aux pressions des financeurs serait de « simplement les reconnaître comme une réalité de la vie » pour les « combattre catégoriquement, à n’importe quel prix ». Un remède qui pourrait s’appliquer également aux dérives actuelles en matière de liberté d’expression…
Universités : vers un déclin de l’empire américain ?
L’opinion publique mondiale semble découvrir la rupture définitive entre d’un côté des élites éclairées, cosmopolites et mondialisées, et de l’autre des classes moyennes et populaires réactionnaires : la face lumineuse et la face obscure de l’Amérique. On en a tenu pour responsables tour à tour les populismes, les médias, l’économie capitaliste, le néolibéralisme. Et si les racines de la fracture étaient aussi à rechercher du côté du système éducatif ?
L’ère des « rankings »
. Profitant de la mondialisation des moyens de communication et d’information, quelques universités américaines, plus particulièrement les 8 prestigieux établissements de recherche privés du Nord-Est, connus sous l’appellation de Ivy League (Voir Note), se sont progressivement imposées dans le pays et à l’international.
Aux États-Unis, elles ont distancié celles qui étaient autrefois les grandes universités publiques d’État (California-Berkeley ou Michigan) dans la capacité à attirer et recruter les meilleurs professeurs, atout fondamental pour assurer l’excellence de leur production scientifique et sa valorisation.
. Internationalement, avec l’avènement en 2003 des « rankings », ces divers systèmes qui comparent et classent les universités d’un pays à l’autre, les États-Unis ont non seulement occupé invariablement les premières places mais ils ont été érigés en modèle pour toutes les autres.
De la Corée du Sud à la Chine, du Chili à la France, les pouvoirs publics n’ont eu de cesse d’inciter leurs universités à suivre les standards définis par cette toute petite partie de l’enseignement supérieur américain : compétition, primauté de la recherche sur la formation, différenciation des frais de scolarité, part grandissante de la philanthropie dans le financement, indicateurs de performance, pour n’en citer que quelques-uns.
. Par-delà leur multiplicité et leur très grande diversité, les établissements américains ont réussi à attirer durablement une part conséquente de la mobilité étudiante mondiale. Dans un marché dominé par les pays anglophones, avec environ 830.000 étudiants étrangers inscrits dans les 160 universités publiques et 52 universités privées américaines (parmi 4.182 établissements d'enseignement supérieur), dont 44% de chinois, 24% d’indiens, 7% de sud-coréens, 5% de saoudiens, …., les États-Unis détiennent la première place quant au nombre d’étudiants internationaux accueillis, loin devant le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada, à savoir 18 % de l’effectif mondial, 22 % de la mobilité en provenance de la zone OCDE et, plus important encore, 26 % de l’effectif total de doctorants en mobilité internationale.
La pandémie Covid 19, un tournant ?
. En 2020, le nombre total d’étudiants étrangers inscrits dans ses universitésaméricaines, y compris en ligne depuis chez eux, a diminué de 16 %. La chute conjoncturelle est spectaculaire, mais une tendance à la baisse de la mobilité internationale entrante avait déjà été constatée depuis 2017. Si le déclin de la mobilité internationale est assurément une tendance de fond qui s’impose lentement mais sûrement dans le paysage de l’enseignement supérieur mondial, d’autres indicateurs nous alertent toutefois sur la situation des universités américaines.
Vue du campus de Harvard (Cambridge, Massachusetts), membre de la prestigieuse Ivy League. Cette université a attaqué en justice en juillet 2020 la décision du gouvernement Trump ne pas autoriser les étudiants étrangers à rester sur le sol américain en cas de poursuite de l’enseignement en ligne. Maddie Meyer/AFP
. Car les étudiants internationaux ne sont pas les seuls à montrer des signes de désaffection. En hausse ininterrompue depuis la fin de la seconde guerre mondiale avec la création des programmes d’aide du gouvernement fédéral, le taux d’accès à l’enseignement supérieur des jeunes Américains connaît depuis 2008 une baisse importante, avec un rythme annuel de -2,6 %.
À l’automne 2020, l’enseignement supérieur américain a inscrit environ 400 000 étudiants de moins par rapport à l’année précédente. Parmi les causes souvent invoquées, la dette liée au système de prêts étudiants et à l’inflation des frais de scolarité semble être la plus probable.
La baisse est inégalement répartie. Elle frappe davantage les collèges communautaires, qui forment souvent la plus grande proportion d’étudiants traditionnellement sous-représentés : les minorités ethniques et les milieux à faible revenu.
Inégalités sociales
. Ce sont donc les étudiants les plus vulnérables qui s’inscrivent de moins en moins à l’université. L’inscription aux établissements à but lucratif au contraire se porte bien, devenant, avec une augmentation de plus de 5 %, la seule composante de l’enseignement supérieur à bénéficier d’une croissance des inscriptions, tous cycles confondus.
La composition du corps étudiant américain avait évolué depuis les années 1970 vers une plus grande représentation des étudiants d’âge non traditionnel, des minorités ethniques, des anciens combattants et des femmes, notamment grâce à l’ouverture des institutions d’élite unisexes. Par ailleurs, le discours en faveur de campus plus inclusifs n’a jamais été aussi répandu et médiatisé.
Pourtant, les statistiques sur les inscriptions envoient des signaux inquiétants. Selon le think tank progressiste Center for American Progress, la baisse des inscriptions au cours de la dernière décennie serait plus importante pour certains groupes, notamment les noirs et surtout, parmi les blancs, les étudiants d’origine rurale.
De même, le décrochage au cours du premier cycle du supérieur ne cesse d’augmenter depuis 30 ans, lui aussi de façon inégale : en 2017, le taux d’abandon était de plus de 60 % dans les collèges communautaires contre 40 % dans les universités.
. Plus généralement, l’université américaine assure la formation d’un pourcentage d’une classe d’âge légèrement inférieure mais comparable à la moyenne des pays de la zone OCDE. D’après le National Center for Education Statistics (NCES), 25 % des jeunes de 20 à 29 ans étaient inscrits dans l’enseignement supérieur aux États-Unis contre 28 % de moyenne dans la zone OCDE et 40 % ou plus dans des pays tels que le Danemark, l’Australie ou la Finlande.
Un système dysfonctionnel ?
. Les inégalités d’accès semblent en passe de s’accroître, notamment pour les étudiants américains, de plus en plus nombreux à ne pas s’inscrire dans le supérieur, à décrocher et ne pas poursuivre au-delà du premier cycle.
La notoriété internationale des universités de recherche cache en effet une autre réalité moins connue qui est la baisse du nombre de candidats américains dans les programmes doctoraux, aujourd’hui trustés par des étudiants chinois, indiens ou d’autres pays étrangers.
En 2015, environ 55 % des doctorants en mathématiques, en informatique et en sciences de l’ingénieur étaient étrangers. La part des doctorants non américains était de 16 % en sciences humaines, 18 % en gestion, mais de 64 % en sciences informatiques.
L’explication fréquemment donnée par les établissements est la forte employabilité des jeunes diplômés américains qui n’auraient pas besoin d’un master ni d’un doctorat. Pour certains étudiants, toutefois, le prix de la poursuite des études est tout simplement trop élevé alors qu’ils ont déjà accumulé une dette importante pour financer le premier cycle.
. L’appel du professeur de la Columbia University, Andrew Delbanco, à une relance de l’étude des humanités – victimes de la crise économique et des coupes budgétaires induites dans de nombreuses universités – revient à se demander en effet si l’université américaine continue de remplir sa fonction originelle et essentielle qui est de préparer les jeunes à devenir des citoyens éclairés et à permettre ainsi l’exercice de la démocratie.
L’Ivy League
C'est un groupe de 8 universités privées du Nord-Est des États-Unis. Elles sont parmi les universités les plus anciennes (7 ont été fondées par les Britanniques avant l'indépendance) et les plus prestigieuses du pays. Le terme « ivy league » a des connotations d'excellence universitaire, de grande sélectivité des admissions ainsi que d'élitisme social.