Monopoly et georgisme !

D’après : The Conversation - Thomas Michael Mueller - 27 jan 2022 

.            Les dés roulent ; ils s’arrêtent sur « chance ». C’est un billet aller simple pour la Rue de la Paix. Je viens de gagner au Monopoly pour la première fois, mais bizarrement, je ne m’en réjouis pas. Certes, je suis riche, très riche. Je suis le seul propriétaire des maisons, hôtels et terrains laissés par les membres d’une société fictive dont je suis le dernier survivant.

À cette époque, je soupçonnais déjà que la vraie leçon du jeu du Monopoly résidait dans le fait que le capitalisme – dans sa version la plus radicale – conduit au mieux à la solitude et au pire à la faillite, pour la plupart des individus.

Or, peu de gens le savent, mais c’est bien ce que la créatrice du jeu souhaitait nous dire.

La naissance du georgisme

.            Dans sa première version, née en 1903, le Monopoly fut appelé The Landlord’s Game (Le jeu du propriétaire foncier).

Première planche brevetée, en 1904 aux États-Unis, du jeu The Landlord’s Game. US National Archives./Wikimedia

Le jeu était une mise en garde contre les méfaits du capitalisme. Il a été conçu pour démontrer les effets économiques néfastes du monopole foncier et l'utilisation de la taxe sur la valeur foncière comme remède à ce problème. À l'origine, le but du jeu était simplement d'obtenir de la richesse, avec une configuration monopoliste où il s'agissait de posséder des industries, de créer des monopoles et de gagner en forçant les concurrents à abandonner ou à céder leurs industries. Puis le jeu a ensuite été développé vers une autre configuration anti-monopoliste (connue sous le nom de Prosperity) où le but était de créer des produits et d'interagir avec les adversaires. Ce jeu deviendra plus tard le Monopoly.

Toutefois, cette version permettait à deux joueurs, frustrés et mécontents de cette brutale expérience sociale, de s’allier. Ils pouvaient ainsi révolutionner le cours des choses et établir des règles différentes : nationaliser la banque, transformer la prison en école, ouvrir à tous les gares, l’eau et l’électricité, désormais propriété de l’État. Ne vous méprenez pas, il ne s’agissait certainement pas de la révolution prolétarienne : chacun restait propriétaire de ses hôtels, de ses maisons, de ses biens dans une sorte d’équilibre entre l’État et la propriété privée.

Carte postale géorgiste. New York Public library/Wikimedia

L’utopie ainsi créée, peu connue de nos jours mais autrefois en vogue aux États-Unis, s’appelait le georgisme. Elle préconisait la possibilité d’un monde où la chance de réussite individuelle et du rêve américain restaient tangibles et réelles, mais dans lequel le contre-pouvoir de l’État empêchait la naissance de grands monopoles et redistribuait les richesses. Le georgisme prônait un impôt unique, frappant la rente foncière, les mines et les héritages, ce qui aurait laissé à chacun le fruit de ses efforts et de son travail, tout en confisquant les rentes. C’était bien le but du jeu : montrer que les monopoles engendrent misère et pauvreté, et qu’une gestion économique qui en empêche la naissance assure le bien-être et la prospérité de chacun. Gagner, dans un monde georgiste, implique s’enrichir, sans pour cela provoquer la faillite d’autrui.

Le georgisme (en anglais geoism) est un courant de pensée économique développé par Henry George à la fin du XIXe siècle dans son ouvrage Progrès et Pauvreté, publié en 1879. Ce courant de pensée se concentre sur la critique de la propriété privée de la terre qui ne permet pas un développement économique efficace et engendre une augmentation des inégalités économiques et sociales dans la société. Il tente donc de concilier l’efficacité économique avec la justice sociale.

Elisabeth "Lizzie" Magie & Henry George.

Elizabeth Magie, pionnière de la justice sociale

.           The Landlord's Game est donc une invention d’Elizabeth Magie, militante georgiste, féministe, brillante mais méconnue. Magie n’a jamais récolté le fruit de sa brillante création, et son nom fut méconnu pendant très longtemps. Magie a d'abord rendu son jeu populaire parmi ses amis alors qu'elle vivait à Brentwood, dans le Maryland. Le 5 janvier 1904, elle obtient le brevet américain 748,626.

Le plateau du Landlord's Game, créé en 1906

En 1906, Lizzy s'installe à Chicago, où elle fonde avec d'autres georgistes l'Economic Game Co. pour auto-publier son édition originale du Landlord's Game. Elle fait breveter une version révisée du jeu en 1924. Comme son brevet initial avait expiré en 1921, cette démarche est considérée comme une tentative de réaffirmer son contrôle sur son jeu, qui était désormais joué dans certains collèges où les étudiants faisaient leurs propres copies.

En effet, Charles Darrow avait adapté le jeu et usurpé l’appellation Monopoly. Malgré de nombreuses difficultés pour imposer son idée, il avait réussi finalement en 1935 à faire éditer « son » jeu par la société Parker Brothers, en évitant, bien évidemment, de mentionner le nom de sa véritable créatrice … Charles Darrow fut ainsi le premier créateur de jeu à devenir millionnaire !

Le jeu de Magie ne fut donc ni vendu par sa créatrice, ni promu correctement. Toutefois, il fut joué avec conviction par ceux qui, comme elle, croyaient aux idéaux georgistes. Il se répandit le long de l’East Coast, parmi les militants et les passionnés qui en copièrent le modèle et en transmirent oralement les règles. Le jeu fut joué dans les universités, les parcs et les fumoirs, et enfin dans les salles de classe universitaires.

Ce n'est qu'en 2015, qu'Elizabeth Magie sera enfin reconnue comme l'inventrice du jeu.

.            Ce jeu comparait le capitalisme et le georgisme en termes concrets, à travers des sommes d’argent tangibles, des billets de banque et des biens. Qui sait combien de jeunes esprits, étudiants à Princeton et à Columbia, eurent l’occasion d’expérimenter cette nouvelle rhétorique de nombres et de chiffres. Parmi eux figurait certainement Harold Hotelling, brillant statisticien, économiste hors pair, futur directeur de thèse de deux prix Nobel et partisan du georgisme.

Hotelling aimait jouer au Monopoly avec sa famille, avec les étudiants, même seul, dans ses rêveries qui précédaient l’arrivée de Morphée. Il jouait à la version originale, georgiste. À un moment donné, il se mit à intégrer ce jeu – sans doute inconsciemment – dans les modèles économiques sur lesquels il travaillait, devenus célèbres par la suite. Les articles de Hotelling traitent des sujets les plus disparates : fiscalité, ressources non renouvelables, économie géographique, bien-être social. La structure de ses écrits est très similaire.