L’iconographie de l’Indien dans le cinéma américain.

D'après : Anne Garrait-Bourrier - LISA revue & e-journal - Vol. II - n°6 / 2004 : p. 10-30 - Arts and American Minorities: an Identity Iconography?, et Frédéric Joignot - 03 décembre 2014

Le rôle du western: une iconographie très ambiguë

.            Toute la première moitié du XXe siècle, à quelques exceptions près, a véhiculé un message ambivalent et stéréotypé de l’Indien et le western en a certainement été le meilleur vecteur. Depuis que le cinéma américain existe, il a utilisé des Indiens comme protagonistes ou figurants des westerns et si leurs rôles ont été quantitativement aussi importants que ceux des cow-boys, l’Indien a rarement été considéré comme un être humain. Pendant des années, les rôles qui lui ont été attribués l’ont relégué invariablement dans la catégorie des seconds couteaux. L’Indien avait pour mission de faire peur … ou de se faire haïr !. Il était parfois le « noble sauvage », mais la plupart du temps un diable rouge féroce et sanguinaire, laissant peu, pour ne pas dire aucune place à la dimension historique, humaine et psychologique des personnages, bien loin de toute préoccupation esthétique ou de vraisemblance historique et ce, jusqu’aux années 1950.

.            Paradoxalement, et contrairement à une idée reçue, c’est l’Indien, et non le cow-boy, qui fut le personnage central des premiers westerns muets. De plus, ces films tournés pendant la première décennie du siècle, ne faisaient pas le récit de sanglantes batailles contre des soldats ou encore de massacres de pionniers, mais montraient au contraire des scènes de vie quotidienne au sein de la communauté indienne, du moins telle que les metteurs en scène de l’époque se les imaginaient. La plupart de ces films étaient d’ailleurs des histoires d’amour aux titres évocateurs : La Romance de Petite Colombe (Little Dove’s Romance, de Thomas H. Ince, 1911), L’Amour d’une Squaw (The Squaw’s Love, de D.W.Griffith, 1911), etc. A cette époque, l’Indien au cinéma était accepté comme un symbole d’intégrité, de stoïcisme et de droiture d’esprit, rejoignant ainsi la vision des romantiques français, tant et si bien que la tête d’Indien devint rapidement un symbole largement utilisé par la publicité ... Le premier conflit mondial n’avait pas encore éclaté et le temps était à l’exploitation d’une imagerie naïve et naturaliste, dont nous verrons quelques résurgences dans les années 1970 avec le retour à l’image de l’ « Indien New Age », autre stéréotype connu.

.            Mais le public réclama de l’action, et les cinéastes eurent tôt fait de renvoyer les Indiens sur le sentier de la guerre, les faisant surgir comme autant de hordes de guerriers au visage peint attaquant à longueur de bobines des pionniers traversant l’Ouest dans leurs chariots bâchés ou tendant des embuscades à des cavaliers peu méfiants. Même si la plupart des westerns de l’époque du muet présentèrent les Indiens de façon grotesque, erronée et humiliante, quelques films les considérèrent sinon avec respect, du moins avec compassion et compréhension (dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, il y eut des acteurs et même un metteur en scène – James Young Deer – indiens). Alors que la plupart des premiers westerns de Griffith mirent en scène des Indiens hurlants et barbares, il fit occasionnellement une petite incursion dans un traitement plus réfléchi du sort réservé aux Indiens par ses compatriotes. Dans La bataille d’Elderbush Gulch (The Battle at Elderbush Gulch, 1913) et The Massacre (1915), ceux-ci étaient victimes d’une attaque sauvage de la cavalerie et ne prenaient le sentier de la guerre qu’après que l’un des leurs fût tué lâchement.

.            Dans les années 1920, l’intérêt du public pour le western était toutefois assez limité, et la majorité des films continuèrent à présenter l’Indien de façon traditionnelle, sans souci des faits historiques. Pourtant un film allait apporter un point de vue radicalement nouveau sur la question: La race qui meurt (The Vanishing American, 1925) de George B. Seitz. Le titre de ce film donne un ton nouveau : l’Indien est « américain » depuis 1924 ; il a acquis une citoyenneté dans la douleur et après une véritable tentative génocidaire, mais il est enfin reconnu comme membre d’une communauté plus large que la tribu, l’Amérique.

.            En effet, ce film retrace l’épopée guerrière des tribus indiennes, et démontre comment les vaincus tombaient à la merci d’aventuriers sans scrupules cherchant à les exploiter et les voler. Le rôle principal est tenu par Richard Dix qui subissait la traîtrise et la lâcheté des Blancs, s’engageait dans l’armée américaine pendant la guerre des Philippines contre les Espagnols et rentrait au pays pour voir les siens dépouillés de tous leurs biens. Quatre ans plus tard, en 1929, Richard Dix allait d’ailleurs à nouveau prêter ses traits et son talent à un autre personnage d’Indien sympathique, de « bon Indien », dans Le réprouvé (The Redskin) de Victor Schertzinger. Le stéréotype évolue donc à partir de 1925 et l’Indien apparaît comme une victime de pouvoirs dominants. Ce stéréotype n’est pas à proprement parler « utilitaire », l’Indien ne sert pas à faire passer un message mais est plutôt un personnage possédant un embryon de psychologie. Ce mouvement ne va pas perdurer.

.            Dans les années 1940, la situation de conflit international rejaillit sur le cinéma: le spectateur américain se voit alors proposer des films souvent assez manichéens où l’Indien redevient le sauvage d’« avant » et symbolise inévitablement le danger comme dans La Charge Fantastique (They Died With Their Boots On) de Raoul Walsh, en 1941, vision extrêmement romancée de la carrière militaire de Custer et de sa mort à Little Big Horn. A nouveau, comme cela sera le cas lors de chaque situation de crise politique nationale ou internationale, l’Indien est là pour faire peur ou bien alors pour faire rire : il incarne et diabolise l’Ennemi, quel qu’il soit.

Mais à la fin des années quarante, il devient clair qu’un changement dans le traitement cinématographique de l’Indien doit s’opérer : la Seconde Guerre mondiale étant terminée et le climat de prise de conscience sociale amenée par la presse, rend légitime et inévitable que l’Indien d’Amérique retrouve une forme d’identité, soit enfin considéré sous un jour nouveau, et qu’en tout cas, il ne serve plus d’alibi à des combats idéologiques. Le tournant s’opéra avec deux films : La Flèche Brisée (Broken Arrow, 1949) de Delmer Daves et La Porte du Diable (Devil’s Doorway, 1950) d’Anthony Mann. Dans La Flèche Brisée, les Apaches avec Cochise à leur tête sont décrits comme un peuple fier et digne dont les derniers raids désespérés n’étaient conduits qu’en guise de représailles aux exactions des Blancs qui ne cessaient de piller leurs terres. Pour la première fois, on était loin des sauvages hurlants des premières décennies du cinéma, et c’était déjà beaucoup, car le film en tant que tel n’est pas exempt de défauts : la vérité historique est, comme souvent, loin d’être respectée. Les scènes décrivant les coutumes apaches ont un aspect folklorique et romancé et, surtout, le film adopte un ton paternaliste assez irritant, ce qui fait que l’on en revient encore une fois au malentendu engendré par la description du « noble sauvage ». Malgré toutes ces réserves, La Flèche Brisée reste aux yeux de beaucoup le premier western exposant un point de vue qui se veut indien, même à travers le regard d’un scénariste et d’un metteur en scène blancs ... Ces deux films engendrèrent alors une large production dans laquelle les Peaux-Rouges honnêtes, braves et loyaux, parfois incarnés par des chefs authentiques, se substituèrent aux anciens traîtres et en devinrent aussi conventionnels et surréalistes qu’eux. Une autre forme de traitement du stéréotype était née : la réhabilitation abusive, avec pour objectif premier l’apaisement des consciences blanches.

.            S’il est un cinéaste qui domina cette époque glorieuse du western, c’est bien John Ford : or, la façon qu’eut Ford de représenter les Indiens dans ses films est plutôt ambiguë. Bien qu’il fût l’un des premiers metteurs en scène à tenter d’utiliser des acteurs indiens dans des seconds rôles, ses westerns véhiculèrent longtemps l’image de la supériorité de la race blanche. Chez Ford, le problème vient surtout de la relation qu’il établit entre l’histoire et le mythe. Bien qu’il se soit longtemps et souvent défendu de faire des films « sur les Indiens », Ford réalisa néanmoins entre 1939 et 1964 dix films dans lesquels ceux-ci ont un rôle prédominant, et John Ford eut une grande influence dans la perception qu’eut de l’Indien le public américain. Même si tous les westerns de Ford débutent dans un cadre historique authentique – guerres apaches de 1870 pour la trilogie de la cavalerie, guerre d’Indépendance pour Sur la Piste des Mohawks (Drums along the Mohawk, 1939), migration des Mormons dans Le Convoi des Braves (Wagonmaster, 1950), la longue marche des Cheyennes de 1878-1879 dans Les Cheyennes (Cheyenne Autumn, en 1964) - son goût pour l’aventure épique l’emporte toujours sur la vérité historique. Il ne chercha donc pas à recadrer l’Indien dans l’Histoire mais bien à se servir de l’Histoire et de l’image de l’Indien pour servir un projet esthétique.

.            Ford participa néanmoins, à sa façon, à la « réhabilitation » des Indiens, notamment en essayant de rompre avec la tradition des studios qui imposaient des acteurs blancs dans des rôles d’Indiens. Mais il ne put jamais véritablement changer le cours des choses, et même dans Les Cheyennes, où pour la première fois Ford s’engageait délibérément et sans retenue pour dénoncer ce que certains commençaient à nommer explicitement un « génocide », les studios l’obligèrent à utiliser des acteurs non indiens pour jouer les personnages indiens principaux (Sal Mineo, Ricardo Montalban et Gilbert Roland). Le ridicule absolu fut même atteint lorsque l’acteur noir Woody Strode joua le rôle de Stone Calf dans Les Deux Cavaliers (Two Rode Together, 1961).

.            Un autre aspect intéressant des westerns de l’époque tient au fait que les Indiens parlaient généralement une sorte de charabia très stylisé, à la syntaxe douteuse et ponctuée de grognements, ce qui illustre de manière quasi palpable le mépris accordé à la véracité historique et culturelle de cette communauté. Les personnages blancs, eux, étaient assez souvent capables de comprendre les langues indigènes, ce qui accentuait encore le stéréotype du Blanc intelligent et doué face à l’Indien culturellement limité. Pendant longtemps, Ford conserva ce stéréotype (bien que dans Le Massacre de Fort Apache (1948), Cochise se débrouille plutôt bien en espagnol !) mais c’est encore une fois dans Les Cheyennes qu’il va se dédouaner en laissant ses protagonistes indiens formuler de longs discours non traduits ; les acteurs étaient Navajo et la langue parlée à l’écran n’était donc pas authentique... mais l’effort et l’effet étaient là. Ford sacrifia toutefois longtemps à la mode qui voulut que les Indiens communiquent en imitant des cris d’animaux ou d’oiseaux, en particulier la nuit ou avant d’attaquer les valeureux pionniers, comme s’il s’agissait d’un moyen d’expression commun à tous les Indiens.

.            En ce qui concerne la violence, la cruauté et la barbarie qui étaient souvent accolées à l’image de l’Indien, Ford perpétua également pendant longtemps ce cliché : soldats mutilés attachés aux roues des chariots dans Le Massacre de Fort Apache, torture dans La Charge Héroïque (1949), autant d’actes de sauvagerie gratuite qui faisaient apparaître les Indiens comme bien plus sanguinaires que les Blancs. Ce schéma se fissura quelque peu dans La Prisonnière du Désert (The Searchers, 1956) et encore dans Les Cheyennes, ou Ford attribua progressivement la violence aux Blancs et commença à trouver des raisons et même des excuses aux représailles indiennes.

.            La plupart des westerns, ceux de Ford inclus, stigmatisaient les Indiens comme une entrave à la colonisation, à l’avancée vers l’ouest de la civilisation américaine personnifiée par les familles blanches. En conséquence, ces films montraient des femmes et des enfants blancs menacés par la présence indienne, cette menace justifiant automatiquement l’intervention de la cavalerie. En revanche, on voyait rarement des femmes et des enfants indigènes en situation de danger, ou toute autre situation pouvant justifier des accès de violence dirigés vers les Blancs. Là encore, Ford allait rompre avec la tradition dans La Prisonnière du Désert, où les guerriers Comanches luttent tout en essayant de protéger leurs femmes et leurs enfants, et davantage encore dans Les Cheyennes où Ford décrivait cette fois la présence militaire comme une réelle menace pesant sur le peuple cheyenne. Dans ces deux films, Ford inclut même des scènes où ce sont des Blancs qui scalpent, contrairement à ce que l’on avait l’habitude de voir jusqu’alors.

.            C’est donc avec ce film que Ford allait rendre hommage à ce peuple en racontant la longue marche d’une tribu de quelque 300 Cheyennes quittant leur réserve de l’Oklahoma en 1878 pour regagner leurs terres ancestrales du Dakota. Décimés par le froid et la faim, harcelés par les troupes américaines, ils furent pratiquement anéantis tout au long de leur périple de près de 2.500 kilomètres. Même si le film n’est pas parfait, il ouvrait la voie à une nouvelle ère dans l’image de l’Indien telle qu’elle était véhiculée par Hollywood. En effet la vision de Ford n’avait jusqu’ici fait que suivre l’évolution des mentalités de son pays : passant de l’attitude hostile envers l’ennemi potentiel dans les années qui précédèrent la Deuxième Guerre mondiale, puis par le déclin du bel optimisme engendré par les années fastes de l’après-guerre jusqu’au pessimisme cynique de la guerre froide. Tous ces éléments sociologiques ont sans doute joué un rôle dans l’évolution du discours de Ford sur l’histoire de l’Ouest. Les années 60 allaient dès lors marquer une nouvelle étape : après l’affrontement, puis la rencontre, on allait assister au mélange des deux cultures blanche et indienne.

.            L’association Blanc/Indien existait déjà et on l’avait déjà rencontrée dans les récits d’aventures de Fenimore Cooper. De la même façon, il y a toujours eu des aventuriers blancs pour tomber amoureux de princesses indiennes dans la lignée de Pocahontas (voir infra), mais la princesse mourait souvent avant que le couple ne puisse s’unir « légitimement », pour bien montrer combien il était difficile alors de transgresser les règles implicites de la séparation Blanc/Indien. Malgré ces restrictions, le concubinage temporaire entre le héros blanc et la squaw était envisageable, mais s’ils décidaient de vivre ensemble, ce devait être à l’écart de la civilisation (La Captive aux Yeux Clairs ou The Big Sky d’Howard Hawks, 1952), ou alors dans l’ouest californien (Les Deux Cavaliers ou Two Rode Together de John Ford, 1961). Des films comme Le Vent de la Plaine (The Unforgiven, 1959) de John Huston ou Les Rôdeurs de la Plaine (Flaming Star, 1960) de Don Siegel allaient apporter un élément supplémentaire en mettant en scène des Indiens élevés dans des familles blanches et tiraillés entre leurs racines et leur famille d’adoption (Audrey Hepburn pour le premier film, et Elvis Presley dans le second).

De la propagande à la réappropriation de l’image

.            Cette vision de plus en plus réaliste et pessimiste allait se renforcer vers la fin des années 60, qui marquèrent également l’intensification de l’effort de guerre au Viêt-nam. A cette époque, le militantisme noir se faisait de plus en plus présent et pressant, les révoltes estudiantines et la naissance du mouvement hippie bousculaient la suffisance et le conformisme américains. Des libéraux et même des producteurs de cinéma commencèrent à établir des parallèles entre les massacres perpétrés par les soldats américains au Viêt-nam et le « génocide » indien au XIXe siècle. A nouveau, l’iconographie de l’Indien allait servir une cause qui n’était pas celle de la communauté elle-même.

.            Le film d’Abraham Polonsky Tell them Willie Boy is Here, (1969) amorce une nouvelle vague de westerns que l’on peut qualifier de « pro-Indiens » plus réalistes, plus amers également : réalisé par un auteur victime du maccarthysme dont c’était le premier film depuis 1951, il raconte la traque d’un jeune Indien par un shérif et sa milice. Pour bien montrer que des parallèles pouvaient être établis avec d’autres « histoires » et que cette intrigue était atemporelle, Polonsky avait délibérément choisi d’avoir recours à des anachronismes en faisant porter à ses personnages des vêtements en vogue à la fin des années 60 et en faisant sauter Willie Boy d’un train de marchandises moderne alors que l’action est censée se dérouler en 1909.

.            C’est bien cet effort d’authenticité, même s’il émane de cinéastes blancs – et est donc toujours associé à une forme d’idées reçues – et sert des projets politiques beaucoup plus larges que la défense de la communauté amérindienne, qui marque le réel tournant du cinéma américain mettant en scène des Indiens. Le cinéma « pro-Indien », parce qu’il devient un témoignage plus réaliste de la situation indienne, est alors utilisé à des fins de propagande non pas pour dénoncer la situation amérindienne contemporaine, mais bien pour parler du scandale de la guerre du Viêt-nam.

.            Les Indiens de Willie Boy n’avaient plus de souvenirs, mais s’il est un personnage qui avait de la mémoire, c’est bien Jack Crabb, le héros de 121 ans de Little Big Man (1970) dans lequel Arthur Penn allait lui aussi établir le parallèle entre génocide indien et engagement au Viêt-nam. Mélange de comédie, de satire et de scènes d’un réalisme quasi documentaire, le film est bâti sur le récit de Jack Crabb, qui dit être le dernier survivant de Little Big Horn. L’histoire est un flash-back sur la vie de Jack et de ses tribulations entre le monde des Blancs et celui des Cheyennes. Un des mérites de Penn, et pas des moindres, est d’avoir réalisé un film ambitieux passant brutalement de la comédie réjouissante et débridée à la tragédie effroyable avec le massacre de la Washita River.

.            Cette même année 1970, Ralph Nelson fit revivre le massacre des Cheyennes à Sand Creek en 1864 dans Soldat Bleu (Soldier Blue) en y voyant un parallèle avec le massacre de My Lai au Viêt-nam en 1967. La longue scène du massacre est un enchaînement de tueries, de mutilations et de viols insoutenable à force d’atrocité et de sadisme, et visiblement influencée par les westerns italiens de l’époque. Dans cette série de pamphlets pro-indiens, un film allait toutefois suggérer que les Indiens pouvaient être capables de cruauté, comme toute autre race : Un Homme Nommé Cheval d’Elliot Silverstein (A Man Called Horse, 1970), histoire d’un lord anglais capturé par les Sioux, puis torturé, humilié et asservi, qui prouve son courage en subissant et surmontant la Sun Vow Ceremony, suspendu à des cordes fixées à sa poitrine par des crochets, ce qui lui vaut le respect de la tribu. Le film allait connaître deux suites en 1976 et 1983, mais la trilogie fut condamnée par les Sioux eux-mêmes pour avoir décrit les mythes et rites indiens de façon erronée et outrancière. En effet, le film avait été tourné dans une réserve Sioux avec le soutien enthousiaste de ses habitants qui pensaient que ce serait un film authentique sur leur peuple. A la sortie du film, ils étaient devenus la risée de l’Amérique indienne. Dans les années soixante-dix, le public amérindien lui-même devint particulièrement sensible à l’image que l’on renvoyait de la communauté. Il devenait insupportable de se voir encore sur le grand écran affublé de plumes ou relégué au rang de personnage éternellement marginal. Cette iconographie caricaturale devenait également insoutenable aux professionnels du milieu du cinéma qui avaient milité pour la cause indienne au début des années 1970 et s’étaient engagés.

.            Mais qu’ils soient décrits comme des démons ou bien des saints, les Indiens ont trop rarement été montrés comme des êtres humains complexes, avec leur propre culture, leurs traditions et leurs valeurs propres : la fin des revendications armées amérindiennes de l’année 1975, même si elle brida définitivement l’activisme à l’état pur, développa en parallèle un désir d’authenticité culturelle et religieuse justifié par la peur même de ne plus être « défendu » et d’en mourir.

.            Dans ce contexte de réappropriation par les jeunes Amérindiens de leur patrimoine culturel et religieux, il n’était plus question d’admettre le stéréotype à l’état brut, ni même l’exploitation de leur image à des fins publicitaires ou politiques. Cette « renaissance culturelle » s’accompagne d’une prise de conscience de l’importance pour la culture américaine elle-même de cet héritage indien par de nombreux artistes non indiens. Ce qui résulta de ce réveil blanc ne fut pas toujours du meilleur goût, même si les spectateurs répondirent favorablement à cette nouvelle imagerie

.            Kevin Costner est sans doute le premier à tenter de remédier à cette lacune du cinéma américain en réalisant en 1990 Danse avec les Loups (Dances with Wolves), histoire d’un soldat de la cavalerie américaine qui se lie d’amitié avec un groupe de Sioux jusqu’à devenir un des leurs. On a déjà beaucoup parlé de ce film qui allie la rigueur du classicisme à un propos libertaire sans doute contestable car à nouveau centré sur une nouvelle forme d’assemblage de « clichés » esthétisants – les beaux paysages de l’Etat du Dakota du Nord, la spiritualité indienne traditionnelle (ici usurpée par un Blanc, et donc à nouveau coupée de sa source). Mais il est intéressant de constater le travail fourni sur l’image : en effet, l’univers des Blancs, essentiellement violent, rappelle l’esthétisme baroque des westerns spaghetti alors que pour décrire la vie chez les Sioux, Costner s’est inspiré des peintres et des illustrateurs de l’Ouest du XIXe siècle – Curtis ou encore Remington – comme pour donner un regard nostalgique sur un monde irrémédiablement disparu. Du point de vue même de l’iconographie, on peut noter une évolution vers un retour au stéréotype du « bon sauvage », un bon sauvage qui serait blanc cette fois, et en quête d’une pureté naturelle que seuls les Indiens possèdent de par leur contact avec les éléments, et qui devrait donc s’affranchir de la civilisation pour revenir à un état pré-lapsarien. Ce film apparaît donc bien comme un film métonymique et symboliste qui sert un projet philosophique. A nouveau, il n’existe pas dans ce film de respect absolu de l’Histoire, mais une recherche de fusion avec l’Esprit amérindien tel qu’il est perçu par une société blanche devenue écologiste et tourmentée par son sens de la culpabilité.

.            En effet, pourquoi Costner, contrairement aux autres cinéastes ayant utilisé l’image de l’Indien, se devait-il de revenir à l’Histoire stricto sensu ? Pourquoi attendre de ce film, certes « pro indien » dans sa forme, mais peu engagé politiquement dans le ton, une objectivité à laquelle même les historiens ne peuvent aspirer ? Même s’il nommait les Indiens par le nom d’une tribu, ces Indiens incarnaient une série de valeurs universelles symbolisées par la multiplicité même des tribus, des rituels, des « clichés » animistes et naturalistes sans doute portés par cette nouvelle foi dans la pureté d’une Amérique originelle aujourd’hui dégradée. Il est incontestable que ce film brasse des mythes pan indiens afin d’aboutir à la vision du contraste essentiel entre le monde moderne et la mort des illusions de progrès de l’homme blanc.

.            En ce sens, qu’on le considère comme un bon film ou comme une escroquerie intellectuelle, ce film emblématise une évolution de l’iconographie de l’Indien, plus proche du Blanc que jamais, plus proche de ses aspirations à un retour vers la nature, plus humble aussi. L’Américain dominant semble prêt à recevoir des leçons de vie de l’Autre, et pour une fois, cet Autre est indien. Certes, les clichés sont présents et les Amérindiens en riront, mais ils se sentiront, dès lors, le droit et le devoir de produire leur propre iconographie de ce qu’ils sont.

Modernité et hyperréalisme

.            L’engagement du cinéma hollywoodien de la fin des années 1970 et 1980 dans une série de films de type « révisionniste », c’est-à-dire acceptant de revoir et de corriger les stéréotypes classiques « anti-Indiens », n’est pas pour autant un paiement de la dette morale aux Amérindiens, mais plutôt un glissement de certains stéréotypes vers d’autres, plus politiquement corrects mais toujours détachés de la réalité amérindienne. Ces films se veulent « engagés » socialement ou philosophiquement, mais ils renvoient toujours le regard du dominant et les peurs de l’« ancien conquérant ». Il s’agit toujours de westerns tels qu’ils sont classiquement définis (d’ordre spatio-temporel : l’Amérique du Nord, à l’époque de la conquête de l’Ouest), mais porteurs d’un message différent. Le fait même que, jusqu’à une date très avancée (Powwow Highway de Jonathan Wacks, 1989), les rôles d’Indiens soient majoritairement interprétés par des Blancs marque la profonde ambiguïté de ces films dits « révisionnistes », qui finalement « révisent » bien peu de choses mais jouent toujours sur les mêmes codes.

.            Le film de Wacks, Powwow Highway, amorce sans doute un réel tournant vers une vision de l’Indien par lui-même, dans son cadre de vie qu’est la réserve, même si la veine comique du film atténue légèrement l’hyperréalisme des scènes issues du quotidien de cet indien cheyenne, Philbert Bono, qui cherche à devenir un guerrier dans la tradition de ses ancêtres. Cela dit, même si la parole et le jeu sont rendus aux Amérindiens, enfin perçus comme des citoyens modernes et replacés dans une Amérique contemporaine, le film ne peut s’empêcher, afin de décrire la quête culturelle et spirituelle du protagoniste, de rebrasser des images purement indiennes, mais bien connues des Blancs, en particulier le lien à l’American Indian Movement, avec le risque d’en faire des « clichés ».

.            Sherman Alexie se chargera, avec son regard d’écrivain contemporain amérindien sans concession, de tourner en dérision ce qui pourrait apparaître comme trop sérieusement de l’ordre de la « vérité spirituelle » indienne afin de se concentrer, dans son œuvre littéraire comme dans le script du film Phoenix Arizona (Smoke Signals, Chris Eyre, 1998), sur le vécu des Amérindiens d’aujourd’hui. Même si l’humour et l’autodérision sont omniprésents, la cruauté de la misère et du racisme ambiants est très clairement soulignée : il ne s’agit plus d’user de stéréotypes pour protéger la « conscience » américaine, mais bien de montrer le réel. L’attitude un peu extrême de Sherman Alexie est assez symptomatique du rejet des jeunes artistes amérindiens pour leurs propres identifiants culturels, dès lors qu’ils peuvent être tournés en dérision, mal interprétés voire « dérobés » par le public blanc.

.            Plus largement, le cinéma américain, tous genres confondus, attendra donc 1998 et le film de Chris Eyre, Phoenix Arizona (Smoke Signals), pour donner enfin la parole aux Indiens eux-mêmes, sans maquillage ni faux-semblants, sans clichés susceptibles de mettre la communauté en danger dans ce qu’elle a de plus fragile : la préservation de son patrimoine culturel et religieux. Entièrement réalisé et joué par des Indiens, tiré d’un récit de Sherman Alexie, ce film est le premier film indien à connaître une carrière que l’on peut qualifier de « grand public ». Très bien accueilli par la communauté indienne, ce film authentique sur le désir de fuir et de partir à la recherche de ses racines, sans doute trop ethnocentrique et dérangeant pour le public américain, est resté assez confidentiel aux Etats-Unis mais s’est bien exporté en Europe. Il semblerait que le grand écran, reflet souvent assez fidèle de la culture qui le génère, n’ait pas encore aux Etats-Unis totalement intégré la notion de multi-ethnicité. Smoke Signals, parce qu’il est écrit, mis en scène et joué exclusivement par des Amérindiens, est le prototype d’un cinéma nouveau qui prend sa source dans la réalité de la réserve. Cette réalité, comme elle s’inscrit en opposition avec les films « mythiques » pro-indiens réalisés par des Blancs, est perçue par le spectateur comme excessive et dérangeante.

.            Les Amérindiens d’aujourd’hui sont des citoyens à double statut, citoyens tribaux et américains, déchirés entre deux mondes. Le racisme, l’exclusion, la misère sont le lot commun de cette communauté en phase d’extinction depuis que la mixité intertribale menace jusqu’à l’identité tribale. Le regard sévère porté par les Amérindiens eux-mêmes sur cette réalité incontestable est à la fois hyperréaliste et désillusionné. Si la littérature permet sans doute encore aux intellectuels amérindiens de croire en la survie de leur culture originelle et à la transmission de la tradition orale, le cinéma est, quant à lui, messager d’une autre voix, plus corrosive et sans concession : celle du réel américain. L’humour est l’ingrédient indispensable de ce film afin de protéger tout ce qu’il y a en filigrane derrière la misère de la réserve: la quête identitaire, le retour aux racines, la spiritualité, la tradition orale, le conteur étant ici incarné par le jeune Thomas. Le titre lui-même, Smoke Signals, utilise l’iconographie stéréotypée de l’Indien des Plaines.

.            Ce film, comme toutes les productions artistiques amérindiennes de ces trente dernières années, est à double lecture. Il peut bien sûr satisfaire un spectateur blanc car l’ambiance générale est bon enfant, les personnages sont sympathiques et l’intrigue « initiatique » facile à suivre. Pour un spectateur amérindien, il renvoie à des réalités quotidiennes peu réjouissantes (le chômage, l’alcoolisme, le racisme...) et à des questionnements identitaires profonds connus de tous les jeunes vivant sur les réserves. Derrière l’humour et la voix de John Trudell, la question de la survie est cruellement posée.

Les Squaws, figures oubliées

.            Les squaws (femmes mariées chez les Indiens d’Amérique du Nord) sont les grandes oubliées de l’histoire américaine. Si nous connaissons les destins tragiques des chefs apaches Cochise et Geronimo, si les sombres épopées des peuples sioux ou iroquois ont frappé notre imagination, si les grands romanciers et les westerns d’Hollywood se sont passionnés pour les guerriers, nous savons peu de chose des Indiennes. Les études historiques et ethnologiques les concernant sont récentes. Et les images que nous restituent le cinéma et la peinture se cantonnent souvent à des clichés.

Pourtant, dès le XIXsiècle, des écrivains et des chercheurs avaient tenté d’étudier la complexité des sociétés indiennes. Chateaubriand, dans son Voyage en Amérique (1827), parle ainsi de la société iroquoise comme d’une « république en état de nature », où les femmes sont influentes car les Iroquois n’entendent pas « se priver de l’assistance d’un sexe dont l’esprit délié et ingénieux est fécond ».

Jeune mariée wishram de l’Oregon. Photographie de Edward S. Curtis, 1910. | Library of Congress

.            Dans les années 1880, l’ethnologue américaine Alice Fletcher (1838-1923), par ailleurs suffragette, révèle que les femmes sioux ont le droit de divorcer, sont propriétaires de leurs terres, votent au conseil tribal et contrôlent leur fécondité – tous droits inconnus des Américaines.

Se représenter plus objectivement ce qu’a été l’existence des Amérindiens, leur façon de vivre, leur artisanat, leur culture et leur spiritualité n’aurait jamais été possible sans les peintures d’après modèle de George Catlin (1796-1872), mais surtout sans le colossal travail du photographe Edward S. Curtis. Entre 1890 et 1930, il a entrepris un recensement méthodique des us et coutumes de quatre-vingts tribus.

Ce fut une véritable course contre la mort. Décimés par la variole, la coqueluche et la petite vérole, les Indiens d’Amérique du Nord, estimés à dix millions d’individus à l’arrivée des colons, n’étaient plus que 100.000 au début du XVIIIe siècle. Curtis a réalisé de nombreux portraits de squaws : chamane, potière, meunière, tisseuse, fiancée en grande tenue.

.            Ce travail tranche avec de nombreuses représentations populaires qui nous montrent des squaws soumises et arriérées – comme cette image de 1884 du magazine littéraire Frank Leslie’s Illustrated, « Educating the Indians », où une Indienne en robe moulante et portant un parapluie, élevée par le gouvernement, fascine sa tribu restée à la réserve. Le thème de la squaw proche de la nature attirée par le colon civilisé est aussi récurrent dans l’imagerie de la conquête de l’Amérique – et à Hollywood, où les tombeurs d’Indiennes sont légion.

.            Au cinéma, les véritables Indiennes sont longtemps demeurées invisibles. Dans les westerns, les squaws étaient jouées par des Américaines grimées. En 1944, l’Américaine Linda Darnell interprète ainsi une Cheyenne rusée dans le Buffalo Bill de William A. Wellman. En 1960, Audrey Hepburn est une Kiowa adoptée par des colons dans Le Vent de la plaine, de John Huston. Des stars comme Debra Paget, Cyd Charisse et Elsa Martinelli seront, elles aussi, des squaws de cinéma, bronzées pour l’occasion.

En 1960, Audrey Hepburn est une Kiowa adoptée par des colons dans « Le Vent de la plaine », de John Huston. | Rue des Archives / DILTZ

.            Il faudra attendre les années 1970 pour voir de véritables Indiennes dans les westerns. La Navajo Geraldine Keams joue dans Josey Wales hors-la-loi (Clint Eastwood, 1976) et l’actrice Cree Tantoo Cardinal dans Danse avec les loups (Kevin Costner, 1990).

L’image de la squaw change, elle aussi : dans Little Big Man, Sunshine, la femme du héros, est courageuse et talentueuse, tout comme la fille du chef Crow mariée au trappeur incarné par Robert Redford dans Jeremiah Johnson, de Sydney Pollack (1972). En 1973, l’actrice Sacheen Littlefeather s’est présentée à la cérémonie des Oscars en tenue traditionnelle apache. Elle a lu une déclaration dénonçant la manière raciste et méprisante dont Hollywood montre les native Americans.

Pocahontas

.            L’histoire d’amour la plus célèbre reste celle de la fille du chef des Powhatans, Pocahontas, au début des années 1600. Un jour, Pocahontas est capturée par John Smith, un capitaine anglais, qui cherche un moyen de pression sur les Powhatans. Emmenée à Jamestown et retenue comme otage, elle est forcée de s’habiller comme une Européenne, d’apprendre la langue des Anglais et de se convertir au christianisme. Pocahontas est alors rebaptisée Rebecca. En 1614, Pocahontas/Rebecca est mariée de force à un planteur de tabac veuf du nom de John Wolfe. Mis à part la jeune femme, tout le monde y trouve son compte. Le chef de la tribu est rassuré de constater que les tensions s’apaisent tandis que les colons de Virginie en profitent pour faire fructifier leurs échanges commerciaux.

En 1616, Pocahontas, son mari John Wolfe et leur fils, Thomas, rejoignent Londres. Ils sont présentés à la cour du roi Jacques Ier. Pocahontas participe à une mascarade, exhibée comme une curiosité exotique, où elle fait figure de princesse du Nouveau Monde qui a renoncé à sa culture barbare pour adopter la civilisation chrétienne. Dans le royaume d’Angleterre, elle incarne les espoirs de l’Empire britannique et vante malgré elle les bienfaits de la colonisation et de l’assimilation. Elle permet aussi de montrer que les relations avec les autochtones qui vivent de l’autre côté de l’Atlantique sont excellentes. La mission civilisatrice des colons est donc un succès !

.            Mais on a beau essayer de la faire ressembler à une Européenne, Pocahontas vient d’un autre monde, où règne un climat bien moins rude. Elle ne s’y fait pas. Après deux mois passés à Londres, la famille rentre en Virginie. Mais le jour où ils embarquent, on découvre que Pocahontas a la dysenterie doublée d’une pneumonie. Elle meurt sur le bateau, au beau milieu de l’Atlantique le 21 mars 1617. Elle est enterrée en Angleterre, bien loin de sa terre natale.

.            La scène où la jeune squaw sauve la vie de l’Anglais a été beaucoup représentée en peinture et en gravure, tout comme Pocahontas elle-même, dont une marque de tabac à chiquer a repris le nom à la fin du XIXe siècle – son aventure a aussi inspiré deux films d’animation aux studios Walt Disney (1995, 1998). Si la véracité de cette idylle est très contestée par les historiens, elle séduit toujours le public américain : elle suppose qu’une autre histoire, moins cruelle et sanglante, a pu quelquefois s’écrire entre les colons et les femmes amérindiennes.

Tabac à chiquer à l’effigie de Pocahontas, la fille du chef des Powhatans, en 1868. | Library of Congres