1917 - Les Hellfighters de Harlem importent le jazz en France.

Les soldats afro-américains dans la WWI

.            Leur courage a fait la une des journaux à travers le pays, saluant le régiment afro-américain comme des héros alors même qu'ils faisaient face à la discrimination au pays.

26 février 1919 - Des membres du 369e d'infanterie de Noirs, anciennement 15th New York regulars. "Retour au bon vieux New York".

.            Le soldat de deuxième classe Henry Johnson d'Albany (État de New York), 25 ans, fils de cultivateurs de tabac de Caroline du Nord, travaillait comme porteur de bagages dans une compagnie de chemin de fer.

.            Pendant la Grande Guerre, sous commandement français, il servait en première ligne, à environ 180 km à l'est de Paris, à Malmy en Champagne, tôt ce matin du 15 mai 1918. Il tenait fermement son fusil français Lebel et regardait dans l'obscurité du no man's land à l'écoute de l’avant-garde allemande. Au-delà du talus, il pouvait distinguer des formes et des ombres sous la lune décroissante. Il entendit un bruit et se tournant vers son partenaire Needham Roberts, dans leur minuscule poste d'observation, il fit un geste en direction du bruit. Ils l'entendirent de nouveau : le sectionnement d'un fil de fer barbelé.

Henry Johnson (gauche) et Neadham Roberts (droite), Membres du 369e Régiment d’Infanterie - National Archives Catalog.

Johnson tira une fusée éclairante dans le ciel, puis se camoufla alors que les grenades allemandes volaient vers lui. Les grenades explosèrent derrière lui quand la douleur frappa sa jambe gauche et son côté. Roberts, saignant de la tête, jeta ses grenades par-dessus le talus.

Les forces allemandes se précipitèrent dans l'abri des Américains. Johnson tira à bout portant sur un Allemand, puis en frappa un autre avec son fusil. Deux soldats ennemis tentèrent de trainer Roberts plus loin. La réserve de grenades étant épuisée, et Johnson ayant enrayé son fusil en essayant de mettre une cartouche américaine dans l'arme française, avec son couteau Bolo de neuf pouces il tua un allemand. Un autre allemand tira sur Johnson à l'épaule et à la cuisse ; Johnson s'est jeté sur lui avec son couteau et l'a tué. Les soldats ennemis ont alors pris la fuite.

.            Johnson et Roberts ont tenu la vingtaine Allemands à distance pendant une heure. Ils n'ont jamais abandonné leur poste et ont réussi à empêcher les Allemands de percer la ligne française. Johnson avait subi plus de 21 blessures pendant les combats.

Examinant le carnage le lendemain, un capitaine de l'armée américaine a estimé que Johnson avait tué quatre soldats allemands sur au moins 24. Quelques jours plus tard, Johnson et Roberts devinrent les premiers Américains à recevoir la Croix de Guerre française, la première des nombreuses distinctions décernées au 369e Régiment d'infanterie.

Contexte.

.            Bien que les Afro-Américains aient servi dans les forces armées américaines depuis la guerre d'Indépendance, ils sont toujours confrontés, en 1917, à la discrimination et à la ségrégation au sein de l'armée, ne pouvant servir que dans des unités "exclusivement noires". Et malgré leurs services pendant les deux guerres mondiales, il faudra attendre le président Harry S.Truman en 1948, pour que l’Executive Order 9981 supprime la ségrégation raciale dans l’armée et que les troupes noires puissent incorporer une armée sans ségrégation, même s'il fallut la guerre de Corée pour qu’elles soient complètement intégrées.

.            Lorsque le président Woodrow Wilson, qui n'est pas connu pour sa tolérance raciale, déclara que les États-Unis se joindraient aux Alliés pour combattre les puissances centrales, les Noirs américains furent divisés quant à la place qu'ils pourraient occuper dans l'effort de guerre.  « Quelqu'un peut-il nous dire depuis combien de temps M. Wilson s'est converti en vrai démocrate ? » écrivait un journal afro-américain, parlant de l'hypocrisie de Wilson luttant pour les droits démocratiques à l'étranger.

D'autres y ont vu une opportunité pour l'unité. "Pendant la durée de cette guerre, oublions nos griefs particuliers et serrons nos rangs côte à côte avec nos concitoyens Blancs et les nations alliées qui luttent pour la démocratie ", exhortait W.E.B. Du Bois dans ce qui est devenu une pièce controversée.

.            Quand en 1917, le Congrès déclara la conscription chaque homme de 21 à 31 ans dût s’enregistrer, les Blancs comme les Noirs. La ségrégation était encore en vigueur dans la vie civile et militaire. Néanmoins, nombre de Noirs américains se sont précipités pour s'enrôler, voulant s'engager et participer à l'effort de guerre. Mais tous ne furent pas volontaires : certains bureaux locaux de conscription eurent tendance à enrôler en priorité les Afro-Américains, même pères et chargés de famille, plutôt que des Blancs. 2,3 millions d'hommes noirs ont été candidats. Les Marines les ont refusés, la Marine en a pris quelques-uns et l'armée de terre en a accepté davantage, conduisant à l'enrôlement de 380.000 Afro-Américains entre 1917 et 1918.

Affiche de recrutement en l'honneur des Noirs - Library of Congress

Sur ce nombre, 200 000 seront envoyés outre-mer, dont 100.000 débarqueront en France et 40.000 iront au front et connaitront réellement le combat. Ils sont essentiellement affectés dans les 92e (« les Buffles ») et 93e (« les Casques bleus ») divisions d'infanterie d’Afro-Américains, récemment crées en octobre 1917, les quatre précédents régiments noirs étant disséminés sur le territoire des États-Unis. Mais le 369e régiment d'infanterie, appelé jusqu'en mars 1918 le 15e régiment de la Garde nationale de New York, est le régiment le plus célèbre de Noirs durant la Première Guerre mondiale. Ces soldats sont mieux connus sous les surnoms de « Black Rattlers » (« Serpents à sonnette Noirs ») en référence à leur insigne, ou encore de « Men of Bronze », avant que, plus tard, les Allemands, surpris par leur courage, les surnomment « Hellfighters ».

.            La majorité des recrues de ce régiment venaient de Harlem, le célèbre quartier noir de Manhattan, où vivaient 50.000 des 60.000 Afro-Américains de Manhattan dans les années 1910. D'autres venaient de Brooklyn, et de villes en amont du fleuve Hudson, du New Jersey, du Connecticut et de Pennsylvanie. Certains étaient adolescents, d'autres dans la quarantaine. Ils étaient porteurs, portiers, ou garçons d'ascenseurs, ou encore gardiens de nuit ou facteurs, voire enseignants. Leurs motivations étaient l'aventure, le patriotisme et la fierté. Ils constituaient les premières troupes noires de la Garde nationale de leur État.

Comme leurs prédécesseurs dans la guerre civile et leurs successeurs dans les guerres qui ont suivi, ces troupes afro-américaines ont mené une guerre pour un pays qui leur refusait des droits fondamentaux, et leur bravoure fut un affront au racisme et une revendication morale de citoyenneté de premier rang. Ils pensaient qu'en faisant leurs preuves sur les champs de bataille d'Europe, ils démontreraient qu'ils méritaient des droits égaux dans leur pays d'origine.

Des recrues afro-américaines, non identifiées, du 15° Régiment de la Garde Nationale new yorkaise au camp

.            Les Noirs furent envoyés dans différents camps où les officiers et les soldats blancs, surtout ceux du Sud, ne virent pas leur arrivée d'un bon œil. Les plus réfractaires pensaient que les Afro-Américains ne seraient pas capables d'être de bons soldats. Certains soldats noirs, quant à eux, n'entendaient pas se laisser intimider. L'administration du président des États-Unis Woodrow Wilson, étant réticente à les enrôler dans l'armée, ne leur montra aucune estime. Le Département de la guerre, afin de calmer ces tensions raciales, organisa la ségrégation au sein des unités. Malheureusement, les troupes noires ne bénéficièrent pas des mêmes traitements. Ils étaient souvent logés dans des tentes sans confort et ne reçurent pas les mêmes soins médicaux. Ils étaient moins bien entraînés et nourris que leurs homologues blancs. En matière de vêtements non plus, ils n'étaient pas égaux. Les soldats noirs durent affronter le racisme alors même qu'ils s'entraînaient pour la guerre, qu’ils contribueraient à introduire le jazz en France, ou qu’ils combattraient l'Allemagne pendant plus longtemps que pratiquement tous les autres soldats américains.

.            Après des années de lobbying de la part des dirigeants civiques de Harlem, le gouverneur Charles Whitman avait formé une unité entièrement noire, d'abord connue sous le nom de 15th New York National Guard Regiment, en 1916, alors que les États-Unis se préparaient à entrer éventuellement dans la Première Guerre mondiale.

.            Whitman nomma son ancien directeur de campagne, William Hayward, un avocat blanc ancien colonel de la Garde nationale du Nebraska, comme commandant. Hayward engagea, pour plaire au gouverneur, un groupe d'officiers blancs et noirs, pour renforcer l’encadrement du régiment à Harlem. Hayward demanda aux candidats officiers blancs de "considérer les hommes en fonction de leur grade de soldats" et les avertit que s'ils "avaient l'intention d'adopter une attitude plus biaisée et sélective, ils feraient mieux de se retirer". Durant les années suivantes, il plaidera à maintes reprises en faveur d'un traitement équitable pour son régiment au sein de l'armée.

Hayward a également recruté le chef d'orchestre afro-américain James Reese Europe pour former une fanfare de première classe pour les défilés, et le chargea du recrutement et des collectes de fonds. Europe, violoniste de formation classique et interprète de ragtime, enrôlé comme lieutenant convainquit les 40 meilleurs musiciens de Harlem de rejoindre la fanfare.

James Reese Europe

En France

.            2 000 soldats ont débarqué à Brest le premier jour de 1918. Sur les docks, ils ont surpris les soldats et les civils français, dans un défilé remarqué, lorsque leur orchestre d'une soixantaine de membres, dirigé par James Reese Europe, joua la Marseillaise puis d'autres titres sur un air de jazz.

.            Au sein du 369e Régiment d'infanterie des Etats-Unis, les Noirs, comme ailleurs, étaient considérés comme une main-d'œuvre subalterne. Les premières troupes noires à être envoyées en France furent affectées hors des lignes de front, au nettoyage des latrines, aux services d'approvisionnement, aux dépôts de munitions, au déchargement des navires, autant de missions logistiques typiques des soldats afro-américains de l'époque, construisant des routes, récupérant le matériel sur le théâtre des opérations, creusant des tranchées, enlevant des obus : même en accomplissant toutes ces tâches essentielles à l’effort de guerre, ces troupes n'étaient toujours pas respectées.

.            Pourtant, vers la fin de la guerre, un régiment, entièrement noir, allait devenir célèbre en tant qu'unité de combat légendaire.

.            Le général John Pershing, aux ordres du président Woodrow Wilson, avait insisté pour former une force américaine indépendante en France, dans le but de préserver le moral des troupes, d’assurer la responsabilité des pertes américaines et de renforcer l'influence de Wilson dans d'éventuelles négociations de paix. Mais le général John Pershing, commandant du Corps expéditionnaire américain en Europe, proposa bientôt le 369e régiment (de la 93° division) à l'armée française, pour résoudre un problème politique. Les Français et les Britanniques exigeaient en effet des renforts américains pour leurs divisions très affaiblies.

Pourtant Pershing avait envoyé une note secrète (Secret Information Concerning Black American Troops) aux militaires français, dans laquelle il évoquait le « manque de conscience civique et professionnelle » des soldats noirs, qui pourraient constituer une « menace constante pour les Américains ». Néanmoins, les militaires français ne considéreront pas cet avertissement et le maréchal Ferdinand Foch, commandant-en-chef des forces alliées, exigera que le régiment soit incorporé aux troupes françaises. Les Français avaient en effet connu beaucoup de succès avec les Africains de leurs colonies ; ils respectaient les soldats noirs et leur capacité à se battre et … ils manquaient de troupes. Le 10 mars 1918, Pershing fit exception en plaçant les soldats noirs américains de la 369e, sous le commandement français.

.            La position de Pershing vis-à-vis des troupes noires était compliquée ; il avait servi, en 1895, dans la 10e Cavalerie, entièrement noire ; d'où son surnom de "Black Jack". Il écrira en 1931 dans ses mémoires que les soldats noirs avaient besoin de plus de formation en raison "de capacités réduites et d'une éducation insuffisante". Hayward, qui avait fait pression sur Pershing pour qu'il envoie ses troupes se battre, a relevé l'ironie de la décision du général dans une lettre. "Un conte de fées s'est matérialisé", écrit Hayward. "Nous sommes maintenant une unité de combat.... Notre grand général américain a simplement mis l'orphelin noir dans un panier, l'a mis à la porte des Français, a tiré la cloche et est parti."

Leur guerre

.            Fin mars 1918, le 369e régiment fait des adieux déchirants à Aix-les-Bains, leur camp de base (« La foule ne cessait d’acclamer, les femmes et les enfants pleuraient », racontera plus tard Arthur Little, le capitaine du régiment) et rejoint le front, à Givry-en-Argonne, dans la Marne. Le régiment prend sa nouvelle désignation et en juillet 1918, coiffés du célèbre casque Adrian des poilus, ils sont incorporés, après trois semaines d'entraînement par les troupes françaises, à la 161e division d'infanterie française.

.            Le 369e est allé au combat dans les tranchées le 15 avril 1918, plus d'un mois avant la première grande bataille du Corps expéditionnaire américain. Pendant trois mois, alors que l'offensive allemande de printemps faisait rage à des dizaines de kilomètres au nord-ouest, la 369e a servi en première ligne et a subi des escarmouches occasionnelles, dont la bataille de Johnson et Roberts, contre le groupe d’attaque allemand.

Troupes des Hellfighters de Harlem sur le front occidental, 1918 - Wikimedia Commons

Les reportages des journalistes américains sur l’héroïsme de ces deniers sont parvenus au pays en quelques jours. "Deux soldats Nègres de New York contrecarrent l'assaut allemand", faisait le titre principal du New York World's du 20 mai 1918. "Pershing fait l’éloge des braves Nègres", rapporte un titre du New York Sun le lendemain. De telles histoires ont fait de Johnson et Roberts deux des soldats américains les plus connus de la Première Guerre mondiale, à une époque où la plupart des troupes américaines n'étaient pas encore arrivées en France ou s'entraînaient loin des lignes de front.

Henry Johnson of the Harlem Hellfighters - U.S. Army Private / Needham Roberts - Library of Congress

.            Sur le front, le 15 juillet, la 369e subit de lourds bombardements alors que l'Allemagne lance la seconde bataille de la Marne, sa dernière offensive de la guerre. Les Hellfighters participèrent à la contre-attaque française, perdant 14 soldats du régiment et ramenant 51 autres blessés.

Pour les Hellfighters, comme pour les millions de soldats de la guerre, le combat en première ligne était un cauchemar avec les bombardements, la peur d'attaques à l'arme chimique et la terreur de franchir les talus pour charger hors des tranchées sous le feu ennemi. "Pendant deux nuits, ils ont procédé à des tirs d'obus, les gaz étaient épais et la forêt semblait prête à abandonner tous ses arbres à chaque obus qui s'écrasait", écrit Horace Pippin, un soldat de Goshen (New York) qui est ensuite devenu un peintre de renom. "Nous savions à peine quoi faire car nous ne pouvions pas combattre les obus, mais nous pouvions combattre les Allemands. Nous préférions affronter les Allemands plutôt que d'avoir leurs obus."

Ils sont si combatifs que les Allemands les ont surnommés les « Hellfighters » (combattants de l’enfer).

"Mes hommes ne battent jamais retraite, ils vont de l'avant ou ils meurent ", disait Hayward.

Dans le cadre de l'offensive Meuse-Argonne, au cours de laquelle plus d'un million de soldats américains et français ont attaqué les lignes allemandes, le 369e a subi les pires pertes d'un régiment américain pendant la guerre, avec 144 morts et presque 1.000 blessés. "Ce que j’ai fait cet après-midi ? écrit le capitaine Arthur Little dans ses mémoires, De Harlem au Rhin. "Perdu la moitié de mon bataillon et conduit des centaines d’innocents à la mort.". Les pertes estimées pendant cette guerre furent environ de 1.500 pour la 92e division et de 3.500 pour la 93e. Au total sur 116.000 soldats américains tués durant cette guerre, 29.000 seront enterrés en France.

.            Les Harlem Hellfighters du 369e se battirent 191 jours d'affilée sur le front, soit cinq jours de plus que n'importe quel autre régiment de la Force expéditionnaire américaine (AEF). Ce fut aussi la première unité alliée à franchir le Rhin. Sur 4.500, environ 1 500 d'entre eux périrent à nouveau au combat. Le régiment quittera la 161e D.I. le 18 décembre 1918 en vue de son retour aux États-Unis.

.            Les armées françaises, américaines, se sont attelées dès 1919 à la neutralisation des munitions et obus résiduels sur les champs de bataille par éclatement en tas et à distance (« pétardement ») ; les grenades sont éclatées dans des trous d’obus remplis d’eau. Les troupes noires américaines sont mobilisées, ainsi que les travailleurs indochinois (annamites) et prisonniers de guerre, pour la sale besogne.

Mission accomplie

.           En récompense de leur bravoure, ils seront collectivement décorés de la Croix de guerre française. Ce sont les premiers Américains à avoir été ainsi honorés. 171 d'entre eux recevront également des distinctions à titre individuel.

.           Pourtant, sous la pression des autorités américaines, le régiment ne sera pas autorisé à parader dans les rues de Paris.

Le retour

.            Lorsque les Hellfighters de Harlem sont partis au combat en 1917, ils n'avaient pas été invités à participer à la parade d'adieu de la Garde nationale de New York, aussi connue sous le nom de "Rainbow division". A l'époque, Hayward s'était fait dire que "le noir n'est pas une couleur de l'arc-en-ciel".

Grâce au colonel William Hayward, et malgré les réticences du commandement américain, les « Harlem Hellfighters » peuvent tout de même défiler à New York à leur retour. Ce sera dans la Cinquième Avenue, car ils ne seront pas autorisés à se joindre au défilé officiel et à marcher à côté des soldats blancs. Le 17 février 1919, une foule immense remplit l’avenue pour un défilé de la victoire honorant les Hellfighters. Le groupe, au son de leur orchestre de jazz, déjà devenu célèbre pour avoir introduit le genre musical en Europe, dirigé par James Reese Europe, démarra la procession avec une chanson de marche française, rapporte le New York World, jouée par une « fanfare de clairons, de saxophones et des basses qui lui donnent une touche nouvelle et plus piquante. » Les soldats ont marché en formation à la française, 16 de front. Johnson, devenu l'un des soldats américains les plus célèbres de la guerre, est monté dans une décapotable, tenant un bouquet de lys rouges et Blancs et s'inclinant devant la foule.

The Harlem Hellfighters color guard.

Le 369e régiment d'infanterie défilant à New York en février 1919

U.S. Army - Henry Johnson in the Hellfighters’ 1919 victory parade. Henry Johnson se tenait debout pendant le défilé - malgré un pied blessé.

Les estimations du nombre de personnes qui ont assisté au défilé des Harlem Hellfighters s'élèvent à des millions.

Des centaines de milliers de citoyens américains, alignés dans les rues de New York arrosaient les hommes de pièces de monnaie, de cigarettes, de fleurs et de chocolat.

"Tout au long de la large avenue ils marchaient d’un pas cadencé. Leurs sourires surpassaient la lumière dorée du soleil. Dans chaque ligne, leurs fières poitrines se gonflaient sous les médailles gagnées au mérite", a écrit le New York Tribune à propos de l'événement. "Les acclamations passionnées de la foule massée sur le trajet ont noyé le son éclatant de leur groupe de jazz. Le vieux 15e paradait et New York s'est transformée pour offrir à ses héros à la peau sombre un accueil new-yorkais."

Les représentants de la ville ont organisé en fin de la soirée un dîner spécialement pour les troupes, et de retour chez eux à Harlem, la réception fut encore plus joyeuse.

"Jamais les Américains blancs n'ont accordé une réception aussi sincère et chaleureuse en l’honneur d’un contingent d'hommes noirs de leur pays ", a déclaré The Tribune. Ils étaient des héros, en particulier Johnson, que Theodore Roosevelt compta parmi les "cinq Américains les plus courageux" qui servirent dans la grande guerre.

National Archives and Records Administration - Les enfants accueillent les Harlem Hellfighters chez eux le 17 février 1919.

La foule accueille les Hellfighters à Harlem, d'où proviennent 70 pour cent du régiment.

Postérité

.            L'histoire de la bravoure des Hellfighters au cours de cette guerre a connu une triste suite après leur retour dans la société américaine. Europe a lancé son Hellfighter Band dans une tournée dans le Nord-Est et le Midwest, mais deux mois plus tard, à l’issue d’un concert à Boston, il a été poignardé à mort par le batteur, dérangé, de l'orchestre.

.            Alors même que leurs visages s’étalaient encore sur les affiches de recrutement et les timbres, ces hommes, parmi les Afro-Américains, eurent à livrer une autre bataille au pays. Les émeutes raciales se propagèrent dans tout le pays ; des centaines de Noirs ont été brutalement tués et un grand nombre blessés au cours de l'Eté Rouge de 1919, à la suite d'attaques terroristes de suprémacistes blancs, en particulier en Arkansas, à Chicago et à Washington, D.C. Les émeutes raciales contre les Noirs résultaient de diverses tensions sociales de l'après-guerre, liées à la démobilisation des anciens combattants et à la concurrence pour l'emploi et le logement entre les Afro-Américains et les Européens de souche. De plus, c'était une période de troubles sociaux où certains industriels utilisaient les Noirs comme briseurs de grève, ce qui augmentait le ressentiment.

.            Quant à Henry Johnson il est devenu un « champion » pour ses camarades de troupe, témoignant devant l'assemblée législative de New York au début de 1919 en faveur d'un projet de loi visant à donner aux anciens combattants une préférence pour les embauches gouvernementales. Mais il s'est vite lassé de parler en public. "Henry Johnson se devait de ... sourire, rire, montrer de la bonne humeur et parler de ce qu'il avait fait cette nuit de mai comme si cela lui avait été le « climax » de sa vie ", écrit Nelson. "Il était devenu, pour sa race, un symbole de l’accomplissement Noir, mais pour les Blancs, il n’était que la voix de l'harmonie raciale." Aussi, après un discours enflammé à Saint-Louis en mars 1919, dans lequel il accusait les soldats blancs de racisme et de lâcheté, Johnson a disparu de la sphère publique.

Il reprit son travail au chemin de fer, mais il avait du mal à travailler en raison de ses blessures de guerre (la "Mort Noire" comme on l'appelait) qui ne furent même pas mentionnées dans ses papiers de démobilisation, ce qui le rendit inéligible à tout reconnaissance d’invalidité ou à des décorations. Il passa une partie de l’année 1920 à l'hôpital de l'armée de terre Walter Reed, puis, atteint par la tuberculose, sa vie a sombré dans l'alcoolisme et la pauvreté. Sa famille l'a quitté, et il est mort sans un sou en juillet 1929, à l'âge de 36 ans, un peu plus de dix ans après avoir combattu à lui seul une troupe entière d'Allemands. Henry Johnson fut cependant enterré dans la section 25 du cimetière national d'Arlington lors d'une cérémonie avec tous les honneurs.

Et pourtant, 1.500 Afro-Américains morts au combat n’auront même pas leur nom sur les monuments aux morts !

.            Herman Johnson, son fils, (qui fut lui-même un aviateur de Tuskegee pendant la Seconde Guerre mondiale) se battit pour obtenir la reconnaissance officielle de l'acte héroïque de son père pendant la guerre ; il ignorait la sépulture de celui-ci à Arlington. Grâce à ses efforts, en 1996, le président Bill Clinton a finalement décerné à Johnson et Roberts, à titre posthume, le Purple Heart. Henry Johnson a reçu la Distinguished Service Cross en 2002 et, le 2 juin 2015, le président Barack Obama a décerné au Sgt Henry Johnson la plus haute distinction du pays : la Medal of Honor. Dans la East Room comble, le premier président afro-américain des États-Unis a rappelé aux participants qu'il n'est jamais trop tard pour dire merci : "L'Amérique ne peut pas changer ce qui est arrivé à Henry Johnson, mais nous pouvons faire de notre mieux pour être justes." Quatre-vingt-dix-sept ans après la guerre de Johnson en France !

.            Une loi présentée par le sénateur Schumer le 25 août 2021, et signée par le président Biden, a attribué une médaille d'or du Congrès au 369e régiment d'infanterie, communément appelé les Harlem Hellfighters, en reconnaissance de leur bravoure et de leurs services exceptionnels pendant la Première Guerre mondiale. C’est la 179e médaille d’or décernée depuis la Révolution américaine.

Un autre héro afro-américain

.            L’Afro-américain Eugene Jacques Bullard (Georgie en 1895 – New York 1961), dès le début de la première guerre mondiale, le 19 octobre 1914, s'est engagé et a été affecté au 3e Régiment de Marche de la Légion étrangère (R.M.L.E.), car les volontaires étrangers n'étaient autorisés à servir que dans la Légion étrangère française. A Verdun, le 5 mars 1916, il est grièvement blessé (le 3 juillet 1917 il recevra la croix de guerre). Pendant sa convalescence, il apprend à piloter et le 15 novembre 1916, il rejoint, premier pilote militaire noir américain, les 269 aviateurs américains du Lafayette Flying Corps (ce qui en réalité était un « titre » pour tous les pilotes américains qui servaient dans l'Armée de l'air française, et non une unité spécifique, à ne pas confondre avec l'Escadrille Lafayette). Lorsque les États-Unis sont entrés en guerre (avril 1917), l'United States Army Air Service recruta dans le Lafayette Flying Corps pour ses forces expéditionnaires aériennes. Mais seuls des pilotes blancs ont été retenus. Transféré dans un bataillon du 170e régiment d'infanterie français, en janvier 1918, il servira au-delà de l'Armistice, n'étant libéré que le 24 octobre 1919. Il était surnommé "L'Hirondelle noire", et était également boxeur et musicien de jazz.

 

Eugene Jacques Bullard. (U.S. Air Force photo)

.            Les refus au motif racial des recrues afro-américaines de la Première Guerre mondiale ont suscité plus de deux décennies de plaidoyer de la part des Afro-Américains qui souhaitaient s'enrôler et s'entraîner comme aviateurs militaires. Ce n’est que le 3 avril 1939, que le Congrès allouera des crédits pour la formation de pilotes afro-américains. L'université de Tuskegee (Alabama) y souscrira dès 1939 et formera les fameux Tuskegee Airmen qui se sont couverts de gloire en particulier durant la campagne d’Italie en 1943-44.

Le ministère de la Guerre avait mis en place un système qui ne laissait une chance qu’aux seuls candidats afro-américains les plus doués et les plus intelligents. L'aviateur Coleman Young, qui deviendra plus tard le premier maire afro-américain de Detroit : « Ils placèrent la barre si haut que nous sommes devenus un groupe d'élite. Nous étions incontestablement les jeunes Noirs les plus brillants et les plus aptes physiquement du pays. Conséquence des lois irrationnelles de Jim Crow : nous étions super-performants. »

.            Après la guerre, Bullard, devient batteur de jazz dans des nightclubs de Pigalle, à Paris. Le succès du cabaret Le Grand Duc qu’il a repris, puis de son bar, L'Escadrille, font de lui l'une des figures majeures du jazz et des nuits parisiennes de l'entre-deux-guerres. Son activité lui donne l'occasion de se faire des amis célèbres, parmi lesquels Joséphine Baker, Louis Armstrong ou Langston Hughes.

En 1928, le Mémorial La Fayette est inauguré à Marnes-la-Coquette, par Edmund Gros qui projette de faire graver les noms des pilotes du La Fayette Flying Corps à l'exception de celui du seul noir Bullard, provoquant un tollé parmi les anciens pilotes américains, compagnons d'armes de Bullard. Finalement, seuls les noms des aviateurs morts au combat seront inscrits sur le monument.

.            En 1939, germanophone, Bullard est recruté par le service de contre-espionnage de la Préfecture de police, pour surveiller les agents allemands fréquentant son bar parisien L'Escadrille. Durant la Bataille de France, en 1940, il est Incorporé comme mitrailleur et sera blessé le 18 juin 1940 puis exfiltré en Espagne, d’où, en juillet 1940, il sera évacué aux États-Unis.

.            Affrontant de nouveau la ségrégation, Bullard, dont les exploits sont ignorés ou minimisés, malgré ses 15 médailles de guerre françaises, devient un ardent militant de la France libre à travers l'organisation gaulliste France Forever. En 1954, Bullard sera invité à Paris pour ranimer la flamme de la tombe du soldat inconnu sous l'Arc de triomphe de l'Étoile. En 1959, il est fait Chevalier de la Légion d'honneur par le consul de France à New-York et en 1960, lors de sa visite aux Etats-Unis, le général de Gaulle salue un « véritable héros français ». Il meurt le 12 octobre 1961 et est enterré dans son uniforme de légionnaire, avec tous les honneurs militaires par des officiers français, dans le carré des anciens combattants français du cimetière de Flushing, dans le Queens à New York.

1917 : le jazz débarque à Brest

Ca m’intéresse - 22 nov 2020

.            Il y a 100 ans, un régiment afro-américain venu se battre en Europe apporte dans son barda une musique totalement inédite. Un swing enivrant qu’on appelle alors “jass”.

Un coup de sirène retentit dans le port breton de Brest, ce 27 décembre 1917. L’USS Pocahontas, un navire américain, arrive à quai. A son bord, le 369e régiment d’infanterie, envoyé en renfort pour épauler les troupes américaines déjà déployées en France depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis contre l’Allemagne le 6 avril 1917. Un régiment pas vraiment comme les autres, puisqu’il est formé quasi exclusivement de soldats afro-américains. Malgré la ségrégation qui règne toujours dans leur armée, ils ont décidé de s’engager et de lutter pour leur pays.

A Brest, ces 2 000 soldats noirs ne passent pas inaperçus.

.            D’autant moins qu’ils vont s’offrir une arrivée en fanfare ! A peine le régiment a-t-il posé le pied sur la terre ferme que son brass band (un orchestre de cuivres et percussions) se met à jouer avec entrain. Sur le quai, les soldats français et les badauds venus accueillir les Américains restent bouche-bée. Cette mélodie, ces saccades, ces notes virevoltantes… ça ne ressemble à rien de ce que leurs oreilles bretonnes ont pu entendre jusque-là ! Mais que peuvent-ils bien jouer ? Ce n’est qu’au bout d’une dizaine de mesures que le public reconnaît enfin la mélodie : il s’agit de La Marseillaise, version jazz ! Cette musique inconnue, les soldats du 369e RI sont les premiers à la faire résonner de ce côté-ci de l’Atlantique. Jour historique : le jazz vient de débarquer en Europe !

"Alors que le groupe eut joué huit ou dix mesures, les regards des Français se sont croisés, les visages étonnés, impressionnés, attentifs, et ils furent salués par tous les soldats et marins français présents", écrit Sissle dans ses mémoires. Bien que quelques parisiens aient déjà entendu du jazz américain, les rythmes syncopés étaient probablement nouveaux à Brest, cette ville portuaire de Bretagne.

James Reese Europe, l’un des pionniers du jazz

.            Et ce déferlement, c’est à James Reese (dit Jim) Europe qu’on le doit. Né en Alabama en 1881, ce compositeur et chef d’orchestre est l’un des pionniers du jazz, genre musical apparu à l’aube du XXe siècle dans les communautés afro-américaines de la Nouvelle-Orléans. En 1904, Jim s’installe à New York et, six ans plus tard, fonde à Harlem le Clef Club, sorte de fraternité ouverte aux musiciens noirs dont il dirige l’orchestre symphonique. En 1912, c’est la première formation afro-américaine à se produire sur la scène du mythique Carnegie Hall.

En 1917, quand les Etats-Unis entrent en guerre, James Reese Europe décide de s’engager dans l’armée. Pas simplement par patriotisme. En militant des droits civiques, Jim fait fi de la ségrégation afin de montrer aux Blancs que les Noirs sont aussi dignes qu’eux de se battre pour la bannière étoilée. Chargé de former un orchestre, il convainc une soixantaine de musiciens de s’enrôler avec lui dans le 15e régiment de la Garde nationale de New York. La mixité étant interdite, tous sont noirs. Parmi les volontaires, quelques grands noms du jazz de l’époque, comme le violoniste Noble Sissle, le cornettiste Jaçon Franck de Braithe, le percussionniste Buddy Gilmore ou le trompettiste Arthur Briggs. Le 14 décembre 1917, le 369e régiment d’infanterie quitte New York pour Brest.

Grâce à ces hommes, le jazz va conquérir le monde !

.            Une fois arrivés en France, ces soldats doivent subir les mauvais traitements de l’US Army. Heureusement, il y a la musique ! A la demande des officiers, le général Pershing envoie l’orchestre, qui a déjà donné quelques concerts à Brest et à Saint-Nazaire. Puis le 12 février 1918, l'orchestre des Harlem Hellfighters et James Reese Europe, donneront le premier vrai concert de jazz sur le continent européen, sur les marches puis dans le théâtre Graslin à Nantes, avant une tournée dans vingt-cinq villes, d’Angers à Lyon, en passant par Moulins. La France swingue. Le brass band pose finalement ses valises à Aix-les-Bains, son camp de base.

A chaque étape, les musiciens du 369e RI font sensation. Poussés par la curiosité, le public se presse à leurs concerts… et succombe à la fièvre du « jass », comme on l’écrit alors. « Le cornettiste et le clarinettiste ont commencé à jouer dans ce rythme typique, et comme les percussionnistes enfonçaient le clou, [les épaules du public] finirent par s’agiter au rythme des frappes syncopées, raconte le violoniste Noble Sissle dans Les Mémoires du lieutenant Jim Europe. Alors c’était comme si tout le public s’était mis à se balancer, les élégants officiers français tapant du pied tout comme le général américain, qui abdiquait provisoirement sa dignité. […] Le public n’en pouvait plus, le “germe du jazz” le frappait et il atteignait son point vital. » La révolution jazzy atteint la France en plein cœur. « Tout un art savant est en train de sortir de ces chansons [de] nègres », résume le journal L’Ouest-Eclair, futur Ouest-France.

Côté français, c’est la consécration pour les Harlem Hellfighters

.            Le lieutenant James Reese Europe, gazé au front, a écrit sa chanson la plus connue, "On Patrol in No Man's Land" (En patrouille, dans le no man’s land), depuis un hôpital.

Enrôlé, non préparé au combat mais apte au service, Europe, en août 1918, a conduit la fanfare de la 369e à Paris, au théâtre des Champs-Elysées en présence du président Poincaré. Puis, face à un tel succès, à la demande du quartier général de l'AEF, le corps expéditionnaire américain, l'orchestre a passé huit semaines dans la capitale, jouant pour les troupes et les dignitaires.

L'orchestre américain du 369e régiment d'infanterie, à Paris, en 1918

Lors d'un concert avec des groupes britanniques, italiens et français au Jardin des Tuileries à Paris, le groupe d’Europe a joué "Memphis Blues" et "St. Louis Blues" de W.C. Handy devant une foule énorme, abasourdie par les rythmes du jazz. "Partout où nous avons donné un concert, ce fut une émeute", a déclaré Europe à un journaliste du New York Tribune. "On a joué aux Tuileries devant 50 000 personnes, au moins, et si on l'avait souhaité, on jouerait peut-être encore !"

.            Jim Europe et ses troupes sillonnent ensuite la France. Au fil des jours, Jim se rend surtout compte que lui et ses amis ont définitivement inoculé le virus du jazz aux Français. « On jouait le ragtime favori de notre colonel, The Armys Blues, dans un petit village (du nord de la France) que nous étions les premières troupes américaines à investir, et parmi la foule qui écoutait cet orchestre se trouvait une femme d’environ 60 ans, écrit-il dans son livre. A la surprise générale, tout d’un coup, elle s’est mise à faire une danse qui ressemblait à Walkin’ the Dog (un tube de 1916 sur lequel on avait l’habitude de se déhancher). Alors, j’ai été convaincu que la musique américaine deviendrait un jour la musique du monde. »

Le 11 novembre, l’armistice est signé. Il est temps pour les Harlem Hellfighters de retrouver l’Amérique. Le 31 janvier 1919, les hommes du 369e RI disent adieu à la France, non sans jouer un dernier air avant d’embarquer. Ils partent comme ils sont arrivés : en musique !      1919 - A gauche, partitions de musique pour « Good Night Angeline » avec la photo de James Reese Europe et son célèbre groupe « Hellfighters » du 369e régiment d’infanterie américaine.