États-Unis : plus forts de défaite en défaite

Herodote.net – André Larané – 29 août 2021

En deux siècles d'existence, ce pays n'a jamais remporté une vraie grande bataille ! Il n'empêche qu'il domine le monde depuis plus d'un siècle par son économie, sa science et sa culture. C'est comme si chaque échec le revigorait...

.            La véritable force de frappe américaine est basée à Hollywood. C'est par le cinéma et ses fictions pseudo-historiques que les Américains se voient en super-héros et arrivent à s'en convaincre et en convaincre le reste du monde. L'art de la guerre n'est pas pour autant leur point fort. Jamais ils n'ont eu à combattre un adversaire de force équivalente. N'y voyons aucun jugement dépréciatif, simplement une observation fondée sur l'Histoire. Il vaut mieux somme toute s'illustrer dans les arts et les sciences que dans le bodybuilding, à preuve la rivalité antique entre Athènes la savante et Sparte le foudre de guerre : de la première seule nous gardons le souvenir et l'estime.

Deux siècles d’échecs militaires et de victoires médiocres

.            Au milieu du XVIIIe siècle, une poignée de colons établis dans les Treize colonies anglaises d'Amérique du nord proclament l'indépendance de leurs colonies. Il n'y avait eu qu'un précédent à cette idée saugrenue avec l'indépendance des Provinces-Unies, les Pays-Bas actuels, deux siècles plus tôt !

Médiocres militaires, les Insurgents ne vont l'emporter sur la majorité loyaliste et l'armée anglaise que grâce à l'appui des Français. Un peu plus tard, en 1812, les jeunes États-Unis vont une nouvelle fois entrer en guerre contre l'Angleterre pour des revendications sur le Haut-Canada. Les Anglais auront vite fait d'atteindre la capitale Washington et même de brûler la Maison Blanche. Ils n'exploitent toutefois pas leur succès car ils ont une affaire autrement plus importante qui les mobilise en Europe : la lutte contre Napoléon Ier !

Les Américains vont donc pouvoir reprendre le cours de leurs affaires et en premier lieu la colonisation de leur Far West, au détriment des premiers occupants, les Améridiens. Ces guerres indiennes face à des tribus démunies et divisées leur donneront autrement moins de soucis que la précédente. Elles se solderont par la quasi-extermination de l'ennemi. Dans l'imaginaire national, dans la littérature et surtout le cinéma, elles n'en donneront pas moins prétexte à de belles chansons de geste tout à la gloire de la cavalerie et des héroïques cow-boys.

Beaucoup plus brève mais toute aussi profitable sera la guerre contre le Mexique (1847-1848). Cette promenade militaire face à un Etat misérable et en proie à l'anarchie débute par une provocation délibérée mais elle se solde par l'annexion d'immenses territoires, de la Californie au Nouveau-Mexique.

Cinquante ans plus tard, en 1898, les Etats-Unis renouvellent l'« exploit » face à l'Espagne. Une « splendide petite guerre », selon le mot du Secrétaire d'Etat, leur vaut de mettre la main en quatre mois sur les Philippines et Porto-Rico. A cette date, les Etats-Unis sont déjà devenus l'une des plus grandes puissances de la planète grâce à leurs inépuisables ressources et à leur capacité d'innovation sans pareille, grâce aussi à la force de travail fournie par les immigrants européens. Leur potentiel de croissance paraît infini et pour le préserver, ils sont soucieux plus que tout de se tenir à l'écart des conflits de l'Ancien Monde.

La Première Guerre mondiale, justement qualifiée d'European War (« guerre européenne ») par les Américains, va secouer le dogme isolationniste. Le président Wilson ne cache pas sa proximité avec l'Entente anglo-franco-russe. En avril 1917, il convainc ses concitoyens d'entrer en guerre à ses côtés contre les Puissances Centrales, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Un million de Sammies débarquent en France. Ils ont plus belle allure que les « poilus » permissionnaires sortis des tranchées. Ils n'interviendront toutefois dans la guerre que le 12 septembre 1918, dans le saillant de Saint-Mihiel, près de Verdun. A cette date, l'Allemagne est déjà virtuellement défaite et guère en état d'opposer une résistance.

Ce succès très médiocre permettra néanmoins au président Wilson de dominer les négociations de paix à Paris. C'est lui qui dictera en bonne partie le traité de Versailles de 1919. Idéaliste, il imposera le « droit des peuples à disposer d'eux-mêmes », d'où la création de plusieurs Etats-croupions au centre de l'Europe. Mais sitôt après, ses concitoyens reviendront à leur penchant isolationniste et notamment refuseront de participer à la Société des Nations (SDN), une initiative de Wilson lui-même. Malgré cela, les Etats-Unis, devenus de loin la principale puissance planétaire par leur économie, leur culture (Hollywood) et leurs centres de recherche, précipiteront malgré eux le monde dans la crise à la suite du krach de 1929.

Une nouvelle fois, quand l'Allemagne entraînera l'Europe dans la guerre, les Etats-Unis se tiendront coi, se contentant d'aider l'Angleterre en prêts et en biens matériels. Et c'est le Japon, allié virtuel du IIIe Reich, qui va les entraîner dans la guerre par l'attaque surprise de Pearl Harbor, le 7 décembre 1941, avec l'espoir fou de les chasser de leur sphère d'influence en Asie. Là aussi, la guerre du Pacifique et la bataille navale de Midway vont être magnifiées par le cinéma américain. Il n'empêche que son issue n'a jamais fait de doute, vue la disproportion des forces entre les deux belligérants. En août 1945, le Japon est quasiment anéanti avec ses villes en flammes et sa population affamée. Les Américains n'en larguent pas moins deux bombes atomiques sur le pays pour obtenir sa reddition avant que n'interviennent les Soviétiques.

Sur le front européen, les choses sont beaucoup plus ardues. Le premier affrontement avec la Wehrmacht survient à Kasserine, en Tunisie, en novembre 1943, face aux troupes de Rommel. Il se solde par une débandade des GI's. C'était un an après la victoire franco-britannique sur les mêmes troupes allemandes à El-Alamein. Moins problématique est le débarquement de Sicile, en 1943. Il est vrai qu'en face d'eux, les Américains et leurs alliés n'ont affaire qu'aux troupes démotivées de Mussolini. Les choses se compliquent l'année suivante avec le débarquement de Normandie. Sur Omaha Beach, les Américains sont à deux doigts de se replier du fait de la résistance allemande. Heureusement, une nouvelle fois, les Britanniques rétablissent la situation sur les autres plages. Le Débarquement va réussir et conduire les Anglo-Saxons jusque sur l'Elbe. Il faut dire que l'essentiel du « travail » a été accompli sur le front de l'Est par les Soviétiques qui ont littéralement pulvérisé la Wehrmacht et atteint les frontières du Reich au moment où les Anglo-Saxons débarquaient en Normandie.

La capitulation de l'Allemagne le 8 mai 1945 et celle du Japon le 2 septembre 1945 laissent place à deux grands vainqueurs, l'Union soviétique (URSS) et les Etats-Unis. Les premiers ont payé la victoire au prix du sang, 20 millions de morts. Les seconds ont permis la victoire par la mise à disposition des combattants de matériels et d'armes en quantité quasi-illimitée avec « seulement » 300.000 morts environ.

En définitive, les Américains auront perdu moins d'hommes au combat pendant tout le XXe siècle, guerres mondiales comprises, que pendant la seule guerre de Sécession (1861-1865) : 615.000 morts dans un pays d'alors seulement 31 millions d'habitants ! Il est vrai que dans cette guerre civile, les deux camps, sudistes et nordistes, jouaient chacun leur survie. Rien de tel dans toutes les guerres extérieures menées par les Etats-Unis jusqu'à ce jour : jamais les intérêts vitaux de la nation n'ont été menacés ...

Voilà le désordre devenu le garant de la puissance américaine

.            Après la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis surpassaient les autres Etats de façon écrasante en produisant 45% de la richesse mondiale avec 6% de la population humaine. C'est de ce fait à New York que s'établit l'ONU, avatar de la SDN. Et surtout, le dollar devint la monnaie de réserve et la monnaie de référence des pays libres, assurant une fructueuse rente de situation aux Américains.

Dans le même temps, les Soviétiques imposaient leur emprise sur l'Europe centrale et étendaient leur influence sur la Chine, la Corée et le Vietnam. Les Américains mirent donc tout en oeuvre pour les contenir, y compris le développement de l'arme thermonucléaire.

Durant cette « guerre froide », qui perdura jusqu'à la chute du Mur de Berlin en 1989, chacun craignit que les deux Grands en viennent à un affrontement direct à coup de bombes atomiques ou nucléaires, ce qui eut peut-être entraîné la disparition de l'humanité. Mais les intéressés s'en tinrent à montrer leurs muscles (course aux armements) et à se combattre indirectement par adversaires interposés. Une guerre très meurtrière en Corée manqua entraîner un affrontement direct entre Américains et Russes (ou Chinois). Elle se solda par un match nul et le partage de la péninsule coréenne en deux Etats ennemis.

Là-dessus, les Américains intervinrent directement au Vietnam où ils croyaient combattre l’URSS par Vietminh interposé. Ils étaient convaincus que l’installation d’un régime communiste à Saigon entraînerait de proche en proche la soviétisation de toute l’Asie du sud, selon la « théorie des dominos », avec in fine la victoire du communisme sur l’Occident ! Nous avions alors affaire à une guerre « idéologique », similaire à la guerre d’Espagne (1936-1939), bien plus qu'à une guerre de libération nationale.

La défaite américaine en Afghanistan n’a rien à voir avec celle du Vietnam malgré la similitude des images de Saigon 1975 et de Kaboul 2021. Elle est plutôt à rapprocher des fiascos américains en Somalie, en Irak, en Libye et également en Syrie. Dans tous ces pays du monde musulman, les Américains crurent bon d'intervenir pour des motifs humanitaires et pour créer des Etats à leur manière, respectueux de la démocratie, des femmes, des opposants, etc. Mais à chaque fois, comme au Vietnam, ils furent chassés dans des conditions humiliantes. Et à chaque fois, maints commentateurs y virent les prémices d'un effondrement des Etats-Unis sans qu'il en soit jamais rien !

.            Dans son essai Après l'Empire (Gallimard, 2002), l'historien Emmanuel Todd a très bien mis en lumière ce paradoxe selon lequel les Etats-Unis semblent ressortir plus forts de chacune de leurs défaites. Il observe que les Etats-Unis ont bénéficié après la Seconde Guerre mondiale d'une écrasante suprématie tant militaire qu'économique. Elle leur a permis d'obtenir la direction de l'alliance atlantique (OTAN) et surtout un statut privilégié pour leur monnaie, le dollar. Mais au fil des décennies, leur suprématie s'est raccornie du fait de la montée en puissance de l'Europe, puis du Japon et aujourd'hui de la Chine.

.            Afin de conserver leurs privilèges et surtout la faculté d'importer gratuitement une large part de leurs consommations grâce à un dollar surévalué, les Etats-Unis ont besoin de rappeler à tout un chacun qu'ils demeurent indispensables en tant que « gendarme du monde ». Pour cela, ils sont amenés à s'inventer des ennemis.

On l'a vu avec la Russie, pauvre avatar de la redoutable URSS. En 2002, son président Vladimir Poutine a apporté aux Américains une aide décisive dans leur guerre contre les talibans en Afghanistan ; la même année, il a fait au Bundestag (Berlin) des appels du pied aux Européens pour un rapprochement mutuellement profitable (industrie, énergie, sécurité). Mais les gouvernants américains ont rejeté sans façon ses avances et l'ont poussé à la faute en convaincant l'Ukraine de rompre avec la Russie et d'entrer dans l'OTAN ! Dans le même temps, ils ont semé le chaos au Moyen-Orient en renversant l'un des derniers régimes laïcs de la région, l'Irak de Saddam Hussein ... Ils ont aussi diabolisé l'Iran et stoppé net la progression des démocrates dans ce pays en favorisant l'élection d'un trublion, Ahmanidejad, à la présidence de la République.

.            Aujourd'hui, les Etats-Unis, malgré une industrie flageolante, conservent intacts leur capacité d'innovation, leur potentiel scientifique et leur emprise culturelle sur le monde. Ils conservent aussi et surtout la réputation de pouvoir seuls contenir les multiples menaces, vraies ou fictives, qui pèsent sur la sécurité du monde : Russie, islamisme, etc. Leurs échecs tendent de façon paradoxale à confirmer d'une certaine manière la réalité de ces menaces et leur importance. Les talibans, en ayant vaincu la principale puissance militaire du monde actuel, ont démontré leur dangerosité ; face à eux, nous avons plus que jamais besoin de faire corps avec les Etats-Unis pour nous défendre ! C'est du moins ce dont voudraient nous convaincre nos alliés américains...

Au-delà de la déroute afghane

Revue ETVDES - Dominique David – nov 2021

.            La débâcle américano-occidentale en Afghanistan nous contraint à réfléchir sur nos engagements extérieurs. Depuis plusieurs décennies, les échecs se multiplient. Il s’agit de « retrouver le monde réel » et non celui que « nous rêvons d’offrir ». Nous ne sommes plus le centre d’un monde que nous pourrions remodeler seuls. Un multilatéralisme est à reconstruire, sur des bases concrètes et à partir d’un diagnostic réaliste.

C’est la surprise devant la débâcle américano-occidentale en Afghanistan qui devrait nous surprendre. Il s’agit bien d’une débâcle, en dépit de son caractère prévisible et annoncé. Et cette débâcle réunit bien Washington et des alliés qui pensent, depuis trois décennies, représenter un Occident autour duquel serait condamnée à s’unir une humanité réconciliée. En réalité, la déroute nous apprend surtout que nous n’avons pas appris grand-chose de la seconde moitié du XXe siècle.

Engagement et désengagement américains

.            Nous n’avons, tout d’abord, tiré aucun enseignement des multiples engagements américains du siècle dernier. Obnubilés par la victoire contre l’hydre soviétique proclamée au pied du mur de Berlin, séduits par l’image de gendarme bienveillant alors revendiquée par Washington, impressionnés par sa puissance militaire écrasante, nous avons ignoré une réalité qui a la vie dure. Pour l’Amérique protestante, l’engagement militaire à l’extérieur a toujours été, et demeure, une plongée dans l’exceptionnalité, alors qu’il est familier pour la plupart des Européens : fond d’une culture collective imposée par l’Histoire, même si soixante-dix années de « non-guerre » ont pu éroder cet héritage. Outre-Atlantique, l’engagement est donc la plupart du temps longuement sollicité (sauf face à un événement qui hystérise la réaction, comme le 11-Septembre), ainsi qu’en témoigne la récurrente tentation de l’isolationnisme, loin d’être dépassée dans le débat politique américain. Décidé et assumé, l’engagement prend fin brutalement, sans autre explication que le taraudant besoin d’un « retour à la normale » du non-militaire.

Tous les engagements militaires extérieurs de Washington se sont terminés, au XXe siècle, de la même manière. Y compris à la fin du second conflit mondial, où les Américains ne sont pas « restés » en Europe, mais partis, puis revenus, avec l’Alliance atlantique, sur un argument antisoviétique. Le Vietnam, la Somalie, l’Irak, l’Afghanistan… racontent la même histoire. Contrairement à des Européens construits, modelés, par des conflits qui se sont presque toujours déroulés chez eux, les Américains ne sont pas familiers de la guerre. Leurs engagements des dernières décennies ne doivent pas cacher la réalité : ils s’y résolvent, souvent pour des raisons qu’ils jugent morales, puis s’en fatiguent et rompent brutalement.

Pour le dire aimablement, la concertation avec les Alliés n’a jamais conditionné les choix stratégiques de l’Amérique, et pas moins en Afghanistan qu’ailleurs. Ici, comme dans le cadre de l’Alliance atlantique, que les Européens soient informés, et c’est déjà beaucoup … Ils l’ont été, même si certains d’entre eux ont fait semblant de ne pas comprendre et d’ignorer l’issue inévitable.

L’échec militaire

.            Plus de cinquante ans après le désastre américain au Vietnam, qui parachevait nos déroutes coloniales, nous n’avons apparemment toujours pas compris que les armées industrielles, techniques, faites pour la guerre entre pairs, échouaient toujours face aux guerres dites « irrégulières ». En dépit de toutes nos expériences, de toutes les tentatives pour adapter ces armées à des formats et à des concepts nouveaux, il n’est pas possible de les convertir à des formes de guerre que n’intègrent ni leur héritage de pensée, ni leurs matériels, ni la société qui les soutient et leur donne sens.

Dans la première décennie du XXIe siècle, les efforts américains et, ici ou là, européens pour redécouvrir – en particulier « au profit » de l’Afghanistan – les vertus des Sections administratives spécialisées de la guerre d’Algérie, de la bataille d’Alger elle-même, bref tout l’attirail de la contre-insurrection, auraient dû inquiéter. Ils dénonçaient simplement une incapacité à penser hors de notre logique d’Occidentaux dominants et de nos incontestables échecs.