Ruée vers l’or : la fièvre des pépites made in Californie
GEO - Francisque Oeschger – 07 déc 2018
. 1848 : la découverte de quelques grammes d’or dans une rivière provoque une frénésie sans précédent. L’Etat attirera rapidement une foule de prospecteurs et d’aventuriers… qui donneront à Lucky Luke l’occasion de jouer du colt.
. Sutter’s Mill, 1848, à 200 kilomètres de San Francisco et des côtes de l’océan Pacifique. Nous sommes dans une paisible bourgade construite près d’un moulin appartenant à Johann August Sutter, un Suisse qui exploite une vaste colonie agricole dans cette vallée de la Californie, près de Coloma. Le 24 janvier 1848, James W. Marshall, un charpentier du domaine chargé de construire une scierie hydraulique au bord de la rivière American, découvre au fond de l’eau des fragments brillants de métal. Des pépites ! La nouvelle se répand comme une traînée de poudre, d’abord dans la région, puis, très vite, à travers le monde, déclenchant la fameuse ruée vers l’or.
En attirant des centaines de milliers d’aventuriers et de pionniers, «The Gold Rush», comme l’appellent les anglophones, sera le point d’orgue de la conquête de l’Ouest. Grâce à ces immigrés, la Californie va connaître un développement fulgurant, sans équivalent dans l’histoire contemporaine. Des événements devenus mythiques que plusieurs albums de Lucky Luke évoquent ou relatent comme dans La Mine d’or de Dick Digger (1919) ou dans l’épisode «Ruée vers l’or» de l’album Rodéo (1951).
La Californie avait toujours été une terre d’aventuriers et de trappeurs
. Quand le Suisse Sutter a débarqué dans le port de San Francisco, une dizaine d’années plus tôt, il n’a trouvé qu’un campement de baraques et de tentes. «Des huttes de pêcheurs en terre battue. Des cochons bleus qui se vautrent au soleil, des truies maigres avec des douzaines de petits» et «un franciscain miné de fièvre», écrit Blaise Cendrars dans L’Or, la biographie romancée qu’il a consacrée à son compatriote helvétique (éd. Denoël). Espagnole depuis la conquête du Mexique par Hernán Cortés et la chute de l’Empire aztèque, au XVIe siècle, la Californie avait fait fantasmer les conquistadors. Ils croyaient y trouver les sept cités mythiques de Cibola, dont on racontait que les rues étaient pavées d’or et d’argent. Ils en repartent bredouilles, mais les moines franciscains qui les accompagnaient restent, installant leurs premières missions le long de la côte et convertissant les tribus indiennes locales, plutôt pacifiques. Ils les instruisent et leur fournissent du travail. L’invasion de l’Espagne par les troupes napoléoniennes, en 1808, modifie la situation. Après l’abdication de Joseph Bonaparte, le 11 décembre 1813, les Espagnols du Mexique se rebellent contre Madrid et obtiennent leur indépendance en septembre 1821.
La légende américaine a toujours présenté la Californie du début du XIXe siècle comme une terra incognita, une terre sauvage inhabitée. En réalité, l’ancienne colonie espagnole, qui s’étend sur environ 420 000 kilomètres carrés, avec des paysages contrastés de montagnes (le mont Whitney, le plus haut sommet des Etats-Unis), de déserts (la vallée de la Mort), de forêts (avec des séquoias millénaires), d’immenses plaines (la Grande Vallée) et d’une bande côtière au climat tempéré, est loin d’être vide. Ici vivent 300 000 Amérindiens, dont les différentes tribus ont en commun de chasser le bison et de considérer la terre de leurs ancêtres comme sacrée. Mais il y a aussi des trappeurs russes, des «coureurs des bois» britanniques et français venus du Canada chasser le castor et la loutre pour leur fourrure, des Sud-Américains miséreux à la recherche de travail, des colons espagnols et d’anciens Aztèques auxquels il faut ajouter leur descendance métissée. Mais aussi des aventuriers comme Sutter dont la colonie, la Nouvelle-Helvétie, qui sera ruinée par l’arrivée massive des chercheurs d’or, cultive une sorte de socialisme utopique à la mode de l’époque. La terre appartient alors à celui qui l’occupe et la met en valeur, avec la bénédiction tacite des autorités de Mexico.
Sur la côte est, les jeunes Etats-Unis d’Amérique, indépendants depuis le 4 juillet 1776, ont d’autres priorités que ce Far West distant de plus de 4 000 kilomètres et isolé du reste du continent par la double barrière des Grandes Plaines et des montagnes Rocheuses. Pourtant, dès les années 1770, Benjamin Franklin «affirme que l’avenir est à l’Ouest», rappelle l’historien Daniel Royot dans Go West ! Une histoire de l’Ouest américain d’hier à aujourd’hui, un ouvrage écrit avec l’anthropologue Philippe Jacquin (éd. Flammarion, 2002). Et Thomas Jefferson, le troisième président de l’Union, pressentant son futur intérêt stratégique, y envoie en 1804 une expédition scientifique. La Californie est finalement rattachée à l’Union, dont elle deviendra le 31e Etat, à la suite de la guerre victorieuse contre le Mexique, le 2 février 1848 (traité de Guadalupe Hidalgo).
Hasard pour les uns, providence pour les autres, ce rattachement interviendra une semaine après la fameuse découverte de James W. Marshall, alors que la nouvelle n’est pas encore parvenue à Washington, la capitale fédérale. L’or, dès les premiers jours, fait souffler un vent de folie sur la région. Les employés des missions franciscaines et les ouvriers agricoles de Sutter abandonnent leur travail pour se précipiter sur les rives de la rivière American et des autres cours d’eau de la région. Les habitants de San Francisco quittent leurs maisons, les commerçants ferment leurs boutiques, les marins, dans le port, désertent leurs bateaux. Armés de pelles et de simples batées, certains orpailleurs improvisés découvrent des pépites exceptionnelles qui alimentent les rumeurs. Le 19 août 1848, le New York Herald est le premier journal de la côte est à mentionner cette fièvre de l’or. Le 5 décembre suivant, le président James Knox Polk, dans un message au Congrès, confirme la découverte d’importants gisements aurifères.
La nouvelle, grâce au télégraphe, fait le tour du monde. D’Europe, d’Australie, de Nouvelle-Zélande, de Chine, du Japon, de Russie et d’Amérique latine, des milliers d’hommes s’embarquent, comme un nouveau «vol de gerfauts», selon le célèbre poème de José-Maria de Heredia (1842-1905), vers l’eldorado californien. Parmi eux se trouvent des Français déçus par le «Printemps des peuples» et la révolution avortée de 1848, ce qui fera dire à un Karl Marx amer que «les rêves de l’or ont remplacé les rêves socialistes dans le prolétariat parisien». Beaucoup laisseront leur vie dans l’aventure. A l’époque, trois routes permettent de gagner cette lointaine terre promise. La plus fréquentée traverse le continent américain d’est en ouest. Les candidats à la fortune doivent affronter durant trois mois plus de 2 000 kilomètres de pistes hostiles, en butte au froid, à la faim et aux attaques des Indiens. Ils traversent les Grandes Plaines et les Rocheuses dans de lourds chariots bâchés, les fameux Conestoga, ces «goélettes de la prairie» immortalisées par le film La Conquête de l’Ouest (1962).
On estime aujourd’hui que seul un prospecteur sur vingt s’est enrichi
. Une autre, non moins périlleuse, consiste à franchir le Cap Horn par bateau et à remonter les côtes sud-américaines jusqu’à la baie de San Francisco. La troisième, enfin, passe par l’isthme de Panama, à travers une jungle infestée de moustiques. Mais aucun obstacle ne rebute ces modernes «Argonautes». Rien que pour l’année 1849, les forty-niners (les «quarante- neuvards» ou «gars de 49») sont plus de 90 000 à gagner la région de la rivière American et à s’installer, sans droits ni titres, sur des placers, ces sites dont ils rêvent d’extraire la pépite qui les fera millionnaires en dollars. En 1855, ils seront 300 000.
Comme les cow-boys du Texas, ancienne possession mexicaine colonisée par les Américains dès les années 1830 et officiellement rattachée à l’Union en 1845, les chercheurs d’or de Californie vont créer leur propre mythologie. L’écrivain Mark Twain, dans son livre Mes folles années, évoque cette «route de la fortune» où «l’argent coulait à flots», «le vice fleurissait sans frein», où «les saloons étaient encombrés de clients, de même que les tribunaux, les repaires de jeux, les bordels, les prisons, signes infaillibles de la prospérité éclatante d’une région minière». Sont-ils nombreux à faire fortune ? De 1848 à 1855, environ 370 tonnes d’or sont récupérées dans le lit des rivières et certaines études estiment qu’un prospecteur sur vingt (soit 5 % seulement) s’est enrichi. Ensuite, lorsque l’or des cours d’eau sera tari et qu’il faudra creuser des mines pour exploiter les filons, seules les sociétés capables d’investir dans du matériel lourd d’extraction feront de réels bénéfices.
Mais il faut loger, nourrir, habiller et équiper ces aventuriers toujours plus nombreux, leur construire des routes, des écoles, des églises, des bâtiments publics… La fièvre de l’or donne ainsi une impulsion extraordinaire à l’agriculture, au commerce et à l’industrie. Des hommes d’affaires se lancent dans l’exploitation des mines de cuivre, la minoterie, la culture des oranges, le transport maritime, l’hôtellerie, la fabrication d’outils ou l’organisation de spectacles, en attendant la découverte des premiers puits de pétrole, en 1865, qui va déclencher une seconde fièvre, celle de l’or noir. Un exemple de réussite souvent cité est celui du Bavarois Levi Strauss qui fait fortune, à partir de 1853, en vendant des salopettes confectionnées dans une grosse toile inusable, le jean. La construction du Chemin de fer du Panama, en 1855, et celle du Central Pacific Railroad, en 1869, qui permet pour la première fois de relier par le train San Francisco à la côte atlantique, dynamisent les échanges entre l’Est et l’Ouest. En 1862, l’ancienne bourgade de San Francisco faite de baraques et de tentes est devenue une ville prospère de 70 000 citoyens qui commence à se doter d’élégants bâtiments rivalisant avec ceux de New York ou de Chicago. Et la population de la Californie passe de 92 597 habitants, en 1850, à 379 994, en 1860, pour atteindre 1 213 398 en 1890.
Dès la fin du XIXe siècle, les premiers touristes se pressent dans le parc national de Yosemite (créé en 1890) ou dans les «villes fantômes», ces bourgades restées telles que les chercheurs d’or les avaient abandonnées après l’épuisement des mines. Il s’agit d’exalter une nature grandiose et le travail des pionniers. L’universitaire américain Frederick Jackson Turner, l’inventeur de la théorie de la Frontière – «ce point de rencontre entre le primitif et la civilisation», comme le résume l’historien Jacques Portes dans La Véritable Histoire de l’Ouest américain (éd. Armand Colin) – voit dans la conquête de l’Ouest le «creuset de l’Amérique» et le «facteur déterminant du caractère américain». Il en déduit, lors d’une déclaration retentissante à Chicago, en 1893, que «la démocratie américaine est née dans la forêt». Pour ses détracteurs, cités dans Le Mythe de l’Ouest, un ouvrage collectif dirigé par Philippe Jacquin et Daniel Royot (éd. Autrement), réduire cette colonisation méthodique de la Californie à un «affrontement entre le pionnier solitaire et un monde sauvage», sur fond de rousseauisme et de romantisme, est une «interprétation patriotique et simpliste». «Dans un désert biblique réinventé, l’homme se bat contre la nature, c’est-à-dire contre l’Indien, sans se soucier des implications économiques et politiques de ce futur “paradis des fermiers”. Rien de moins innocent, pourtant, et rien de plus violent que cet Eden qui tend de plus en plus à devenir un eldorado», écrit Philippe Jacquin.
Ce serait, selon ces historiens, oublier le massacre des Indiens passés de 300 000, en 1750, à 35 000, en 1860, et dont les descendants sont parqués dans des réserves ; occulter, chez ces pionniers qui étaient loin d’être toujours des modèles de vertu, les règlements de comptes, meurtres, viols, exécutions sommaires qui ont assuré le fonds de commerce des westerns ; nier les injustices et les violences faites, sur fond de racisme, aux Mexicains, Chinois et Japonais qui n’ont jamais bénéficié du Homestead Act, cette loi de 1862 permettant aux colons blancs d’acheter des terres à des tarifs très avantageux, et qui sont restés des citoyens de seconde classe.
Peut-être était-ce le prix à payer pour faire de la Californie d’aujourd’hui et de ses 39 millions d’habitants la sixième puissance économique mondiale, devant la France, et une pionnière – le mot est plus d’actualité que jamais – dans des domaines aussi variés que les sciences, les hautes technologies, l’agriculture, la finance ou le cinéma. Le «Golden State», «l’Etat doré» comme on le surnomme, peut parfois étonner ou agacer par son matérialisme, ses outrances, sa vanité et sa bonne conscience. Deux siècles après la ruée vers l’or, sa réussite est indéniable.