Chicago et l’exception urbaine américaine

La vie des IDEES.fr - Sébastien Chauvin - 15 déc 2014

.             Ville globale où triomphe aujourd’hui le néolibéralisme urbain, Chicago est aussi le lieu d’une ségrégation raciale unique dans le pays. Portrait de la « second city » au regard des questions raciales, par deux historiens associant avec brio micro histoire et histoire totale.

Andrew Diamond, Pap Ndiaye, Histoire de Chicago, Fayard, Paris, 2013. 450 p.

L’exceptionnalisme chicagolais

.             Fait rare, deux historiens reconnus, l’un français, l’autre étatsunien, ont uni leurs forces pour écrire … sur la ville du monde dont l’histoire est sans doute la plus liée à celle des sciences sociales. Parce que Chicago fut longtemps le centre d’attention et d’exercice pour des armées de travailleurs sociaux puis de sociologues qui en ont chroniqué les flux et la physionomie, l’écrivain Richard Wright la déclara au milieu du XXe siècle « known city ». Mais la capitale du Middle West fut aussi élevée au rang de première grande « ville américaine », par opposition à New York et Los Angeles, jugées trop idiosyncratiques ou excessivement tournées vers le reste du monde.

… « Middle Ground » à la fin du XVIIIe siècle selon l’historien Richard White, qui décrit une société métisse faite de trappeurs et marchands français liés à d’influentes familles indiennes par des mariages avec leurs filles débouchant sur des lignées « sang-mêlé », la zone ne devint une véritable ville que dans les décennies qui suivirent la création officielle de la municipalité de Chicago en 1837. Mais l’approche d’Andrew Diamond et de Pap Ndiaye se veut aussi totale en plusieurs autres sens. D’une part, elle cherche à décrire ensemble développements politiques, économiques, technologiques, culturels, urbains et ethnoraciaux, évoquant aussi bien l’essor du commerce par correspondance et l’évolution des modes de consommation que la naissance du syndicalisme, l’émergence d’une industrie musicale ou les liens entre politique et crime organisé. D’autre part, elle combine une « histoire populaire » de Chicago vue d’en bas avec l’évolution des luttes de pouvoir « au sommet » et des formes institutionnelles qui en ont résulté. Enfin, si le livre se concentre logiquement sur la région chicagolaise, l’analyse inscrit les transformations locales dans une histoire spatiale bien plus vaste qui, de la géographie des cours d’eau à la construction des lignes de chemins de fer, des guerres mondiales à la désindustrialisation puis à la financiarisation, a contribué à conférer à Chicago sa centralité nationale et à nourrir son activité économique, au point d’en faire, selon certaines mesures, la quatrième ville du monde en terme de PIB au début des années 2010.

Outre le récit passionnant de l’histoire industrielle de la ville et des luttes ouvrières qu’elle a suscitées (et qui ont donné au monde, entre autres, la journée internationale des travailleurs chaque 1er mai), deux traits caractéristiques retiennent les auteurs : la domination durable d’une machine politique municipale alliant clientélisme et coalition avec les milieux d’affaires ; une ségrégation raciale unique dans le pays par son ampleur, sa pérennité et l’intensité avec laquelle elle informe jusqu’à nos jours la vie des habitants. L’ouvrage révèle à cet égard l’incroyable relation de renforcement réciproque entre domination sociale et structure urbaine, décrivant comment l’histoire raciale s’est inscrite dans la ville, et comment en retour la matérialité de la ville a structuré l’histoire raciale, séparant les communautés et décourageant les coalitions politiques entre groupes, notamment contre la machine municipale démocrate rendue célèbre par la figure de Richard J. Daley des années 1950 aux années 1970. Si ces traits existent dans la plupart des grandes agglomérations étatsuniennes, leur exacerbation amène à interroger l’exemplarité même de Chicago comme ville américaine et, à bien des égards, invite à reconnaître son exceptionnalité.

Histoire urbaine de la race, histoire raciale de la ville

.             … La première partie … met l’accent sur l’histoire industrielle et propose de temps à autre un détour par le contemporain, justifié par certaines incursions thématiques, comme sur la migration des Polonais après 1989 ou sur le seul abattoir encore en activité aujourd’hui dans la ville, Chiapetti Lamb & Veal. Quelques mythes tenaces s’effondrent au passage : l’origine du grand incendie – la ferme de Mrs O’Leary – qui ravagea la ville en 1871 est sans doute une légende ; Al Capone était un criminel de faible envergure.

… Dès le XIXe siècle, les flux migratoires occupent une place cruciale dans l’accroissement démographique de Chicago. A la suite de la Grande migration des noirs, attirés par les besoins de main d’œuvre dus à la Première Guerre mondiale, mais aussi « réfugiés politiques » fuyant la répression de l’ère Jim Crow dans le sud, la ségrégation devient dans les années 1910 un des aspects les plus structurants d’une ville qui s’était vécue jusqu’alors comme la capitale de l’abolitionnisme. Les « émeutes raciales » que connaît Chicago à cette époque – au premier chef celle de 1919 – sont initiées par les blancs et, singulièrement, par les blancs « ethniques » issus des vagues de migration européennes des décennies précédentes, à l’encontre des noirs ; aussi l’ouvrage propose de les décrire comme des pogroms (en raison de leurs similitudes avec les pogroms antisémites dans l’Empire russe en 1881-84 puis 1903-06) et non comme des émeutes (désignant de manière trop imprécise des soulèvements populaires). L’hostilité envers les noirs est également le fait des syndicats de l’AFL, qui conduisent les travailleurs afro-américains à fonder leurs propres organisations, notamment celui des Porteurs Pullman qui devient le plus grand syndicat noir du pays dans les années 1930. Les auteurs décrivent longuement la constitution d’une métropole noire dans le South Side qui fait du quartier de Bronzeville le plus important centre économique afro-américain du pays, éclipsé par Harlem dans la mémoire collective uniquement par la prééminence culturelle de ce quartier new-yorkais – ce qui n’empêche pas Chicago de devenir une capitale de la musique noire américaine.

La Seconde Guerre mondiale conduit à une nouvelle Grande migration des noirs vers Chicago. L’entassement des nouveaux arrivants dans le quartier noir du South Side conduit en certains endroits à des densités de population supérieures à celle de Calcutta. Les résidents des quartiers « blancs ethniques » alentours, réunis sous la même bannière raciale, essaient en vain d’empêcher le déplacement de la ligne de couleur (« color line »), qu’ils considèrent comme une menace pour leur mode de vie et – crainte auto-réalisatrice – pour la valeur de leurs biens immobiliers. La transition est d’une rapidité inouïe : le quartier de North Lawndale au sud-ouest du Loop (le centre-ville) passe ainsi de 87 % de blancs en 1950 à 91 % de noirs en 1960. La simultanéité des violences des blancs dans les villes industrielles du nord et dans les États du sud – avec en particulier l’assassinat du jeune Chicagolais Emmett Till dans le Mississippi rural en août 1955 – contribue aussi à l’émergence d’une conscience nationale noire. L’ouvrage insiste sur la dimension locale du Mouvement des droits civiques qui prend son essor à ce moment-là et sur le rôle de Chicago dans la dynamique de ce dernier à l’échelle du pays, par contraste avec une vision téléologique qui le ferait partir du sud vers le nord notamment par l’intermédiaire de la personne héroïque de Martin Luther King.

Au même moment, les gangs noirs créés pour riposter aux attaques blanches et défendre un territoire local s’allient pour un temps aux grands mouvements non-violents en faveur de l’égalité raciale (tel le Chicago Freedom Movement, fondé à l’occasion du séjour de King dans la ville), ajoutant « nation » à leur nom pour signaler leur appartenance à un peuple opprimé au-delà de leur seul quartier. La légitimité des gangs est alors à son maximum : ils deviennent les partenaires obligés d’organisations communautaires locales souhaitant bénéficier des fonds fédéraux dans le cadre des programmes anti-pauvreté de Lyndon Johnson, sont invités à l’hôtel Sheraton par la Southern Christian Leadership Conference pour participer à une « convention annuelle des gangs » réunissant plus de 50 de leurs dirigeants en 1966, ou encore – tels les Vice Lords – s’immatriculent au registre du commerce. Toutefois, on le sait, Martin Luther King échoue dans sa campagne pour étendre durablement le mouvement à Chicago. Les gangs sont peu à peu surveillés et réprimés par la police municipale aux ordres du maire, épaulée par le FBI.

Le tournant néo-libéral

.             En arrivant au pouvoir au milieu des années 1950, Richard J. Daley (1902-1976) crée en effet « l’appareil politique le plus puissant du pays au moment où d’autres machines étaient terrassées par des réformateurs ». Pour ce faire, il se maintient notamment comme président du Parti démocrate du comté de Cook (qui inclut Chicago), contrôlant ainsi toutes les nominations dans la région. Le lien durable des élites afro-américaines avec la machine distingue Chicago des autres villes du pays. Tout puissant, Daley contribue à faire élire Kennedy à la présidence en lui offrant les voix de Chicago, faisant ainsi basculer l’Illinois dans le camp du candidat démocrate, tandis qu’il réprime quelques années plus tard les mobilisations étudiantes contre la guerre du Vietnam durant la Convention démocrate de 1968. Pour les auteurs, la répression des mouvements sociaux, les réformes urbaines en faveur des classes moyennes blanches et l’évolution de la politique économique de la ville en fonction des besoins des milieux d’affaires font de Daley père, bien plus que Nixon, le véritable pionnier de la révolution conservatrice aux États-Unis. L’élection du progressiste Harold Washington, premier maire noir de Chicago en 1983 contre la machine, alors qu’il subissait des attaques racistes prophétisant la transformation imminente de la ville en « Chicongo », fut à cet égard une éphémère parenthèse.

La famille Daley revient au pouvoir en 1989 en la personne de Richard M. Daley, fils du premier. Avec Daley fils, la machine se fait plus silencieuse et passe d’un clientélisme classique à un clientélisme néolibéral. D’une part, il s’agit désormais moins d’une machine que de « techniques sophistiquées de contrôle social » visant à satisfaire à certaines demandes tout en désamorçant tout mouvement de contestation, notamment par le placement de représentants des minorités aux postes de direction des agences municipales dont les politiques étaient susceptibles de s’attirer les foudres des plus démunis (Chicago Board of Education, Chicago Housing Authority, etc.). D’autre part, bien plus que son père, Richard M. Daley s’est davantage appuyé sur ses riches financeurs (entrepreneurs du bâtiment, cabinets d’avocats) que sur le clientélisme ethnique traditionnel « à la base » : ainsi, 38 % des contributions à sa première campagne, en 1989, ont été versées par seulement 1 % des contributeurs.

Stratégie économique et stratégie politique sont bien sûr liées, « l’ordre politique néolibéral de la ville globale désorient[ant] les forces réformatrices et modifi[ant] le terrain de l’affrontement politique ». Car la nouvelle machine est aussi la « machine de croissance », qui encourage la gentrification comme politique urbaine de remplacement de population – l’ouvrage réfute à ce propos l’image de processus spontanés simplement dus à la conjonction de mobilités individuelles. Les premiers concernés par les programmes de renouvellement urbain (« urban renewal »), loin d’être dupes, les surnomment alors politiques de « suppression des noirs » (« negro removal »). Bien souvent, la Chicago Housing Authority reconstruit trop lentement après avoir détruit, si bien qu’elle perd trace de 40 % des familles déplacées, appartenant notamment aux minorités ethniques. Si certaines zones « renouvelées » voient leur composition se transformer, des quartiers entiers, peut-être encore trop violents ou trop ségrégués pour être investis par les promoteurs ou les pionniers gentrifieurs, tombent à l’abandon : ainsi le ghetto noir de North Lawndale passe de 120 000 habitants en 1960 à seulement 40 000 en 2000.

Un symptôme du « conte de deux villes » est évoqué : en 2011, le mouvement « Occupy Chicago » était en réalité divisé en deux : le « Occupy Rogers Park  » blanc dans le North Side, et le mouvement « Occupy the South Side » dans les quartiers noirs du sud (ils font néanmoins cause commune à l’occasion du sommet de l’OTAN en 2012, finalement déplacé à Camp David). Bien que la massification de l’immigration latino-américaine dans la ville après 1965 ait fait de Chicago la troisième ville mexicaine des États-Unis, que la diversification des flux migratoires en lien avec la nouvelle place la capitale du Middle West dans la mondialisation en ait modifié la physionomie de certains quartiers, ces transformations plus récentes n’ont pas bouleversé le puissant binarisme racial qui structure l’espace urbain local.

Et pourtant, cette « très grande proximité spatiale entre les deux extrêmes », qui justifie une lecture de Chicago comme espace dystopique, permet aussi en partie à ses habitants, même parmi les plus démunis, de participer du prestige rénové d’une ville désormais « globale » et de profiter des infrastructures publiques de son centre redynamisé, comme par exemple celles de Millenium Park sur le front de lac qui a nécessité d’immenses dépenses. Le slogan communément utilisé décrivant Chicago comme la « ville des quartiers » ne dit pas autre chose. D’un côté, gouvernement néolibéral de la cité fondé sur la célébration des différences culturelles associées à des espaces délimités, faisant de la race (mais aussi du territoire) la « modalité selon laquelle la classe est vécue », selon l’expression de Stuart Hall. De l’autre, marque de fabrique pour la production symbolique du lieu dans le cadre d’une concurrence mondiale, également typique du néolibéralisme urbain, pour attirer capitaux, touristes et membres de la « classe créative ».

On demeure partagé devant le double visage de la capitale du Midwest, à la fois ville cruelle qui néglige ses enfants et les empêche de se révolter contre elle, et ville aimée y compris par ceux de ses résidents qui n’ont guère profité de sa réinvention postindustrielle, soit que leurs quartiers aient été délaissés, soit au contraire que leurs occupants en aient été exclus par les politiques de renouvellement urbain. On en vient à gouter ce « taste of Chicago  » parfois déconcertant par son ambivalence, dont ses habitants sont si fiers – et dont ils parlent avec l’orgueil réactif des peuples méprisés : leur ville, ils l’aiment envers et contre tout, ils l’aiment quand même, en dépit de ce qu’elle leur fait (ségrégation, expulsion, violences, climat…). Après tout, cette ville est, selon l’adage local, « The Second City », à quoi un autre adage ajoute parfois sur un ton d’évidence : « … after Paris  ».